Entre théorie et fiction: passions romanesques à l'âge classique
Partant du constat que les traités des passions fleurissent au moment même où s'affirme le genre romanesque, Colas Duflo et Luc Ruiz proposent de réinterroger en un recueil d'articles les liens étroits qui se tissent du XVIe au XVIIIe siècle, " de Rabelais à Sade ", entre passion(s) et roman.
Une première série d'articles revient sur l'émergence du sujet en tant qu'individu à l'âge classique, individu dont le roman semble alors s'emparer pour en faire son objet privilégié, une sorte de " marque de fabrique ". Cette rencontre pourtant, à lire ces articles, ne doit rien au hasard ; ainsi Laurent Gerbier met-il en parallèle " maîtrise des passions et genèse du sujet dans le Tiers Livre " de Rabelais. Il montre non seulement que le Tiers Livre se présente comme " une expérience philosophique et narrative sur les passions ", mais également que le traitement des passions chez Rabelais s'accompagne d'un changement dans la forme même de l'oeuvre ; on quitte en effet la geste des géants pantagruéliques pour suivre Panurge dans sa quête du mariage. Celle-ci, cependant, se révèle n'être autre qu'une tentative pour pallier la " déliaison " dans laquelle l'a plongé le monde en paix et sans dettes instauré par Gargantua. C'est ce geste de détachement fondamental par rapport à la société qui pousse le personnage à partir en quête, une quête qui est avant tout celle de soi, et qui structure la narration elle-même. Le roman de l'âge classique naîtrait donc dans ce passage du mythologique à l'anthropologique.
Dès lors, dans ce dialogue entre théorie des passions et construction du roman, deux voies alternent et/ou se superposent : tantôt le roman permet de formuler et/ou de valider la théorie des passions, tantôt la représentation des passions conduit à (re)définir le genre romanesque.
Du récit romanesque à la théorie des passions
Cette première voie est celle choisie par Rousseau. C'est le cas bien sûr dans la Nouvelle Héloïse dont Annie Becq étudie plus particulièrement la structure. Il convient selon elle de " s'attacher à la dramatisation et à la mise en mots d'un projet idéologique ". Il s'agit moins cependant ici du récit d'une quête que l'histoire d'une obsession vouée à l'échec. Le roman épistolaire, " [joue] en particulier de correspondances et de répétitions, qui donne à voir l'échec de Julie et de Saint-Preux à transformer la passion amoureuse en sentiment vertueux ". La passion ici " donne à voir son refus du temps, son lien profond avec le passé voire l'archaïque dont elle est et veut être la répétition, le retour des relations exclusives fusionnelles, et son caractère irréductible et têtu ". La passion amoureuse qui unit les deux amants ponctue ainsi l'oeuvre tel un motif lyrique, disant leur enfermement et leur impuissance.
Pour Gisèle Berkman, la réflexion de Rousseau sur les passions est indissociable " d'une réflexion en acte sur l'énonciation " (p. 71). Elle souligne en effet à son tour la coïncidence entre la naissance des passions chez Emile et son affirmation en tant qu'individu. Significativement, ce changement de statut du personnage s'opère dans le passage de l'Emile au texte inachevé des Solitaires, soit du traité au roman. Ce passage ne va pourtant pas de soi ; pour Rousseau en effet, les passions nous permettent de faire le lien entre réel et imaginaire et définissent un espace du possible, dans lequel nous pouvons nous construire. Or la narration, elle, " tranche dans la virtualité " : comment dès lors conserver aux passions leur rôle d'" opérateur temporel et modal "? (p. 78). Dans les Solitaires, le romanesque échoue, là où dans la Nouvelle Héloïse la structure même réussissait à maintenir la représentation des passions dans le domaine du possible.
Face à l'affirmation selon laquelle l'individu moderne conquiert son identité par la reconnaissance de ses passions, Christophe Martin offre un intéressant contre-point. Loin de contester la corrélation entre l'affirmation du sujet dans le roman de l'âge classique et le développement de la peinture des passions, il montre cependant qu'elle peut parfois prendre un autre visage. En effet, le roman du XVIIIe siècle, y compris le roman libertin, est loin d'encenser les passions : l'obsession à laquelle elles peuvent conduire n'est pas sans effrayer certains auteurs. Dès lors, le motif de la " collection " (collection des femmes et des passions) serait à lire comme la réponse à une " crainte " originelle du choix et une angoisse première devant la " fixation passionnelle ". Celle-ci en effet présente le risque de déviriliser le héros libertin, autrement dit d'empêcher son accomplissement en tant qu'individu ! La logique s'inverse ici et " tout se passe comme si l'affirmation du sujet s'accompagnait d'une mise à distance des objets de la passion ou d'une neutralisation de ses objets par la logique de la collection ".
De l'analyse des passions à l'élaboration du genre romanesque
Cette seconde voie met l'accent sur les implications narratologiques de la représentation des passions dans le roman. Camille Esmein pose ainsi directement la question du rapport entre " Peinture de la passion et rhétorique des passions dans la poétique romanesque après 1660 " : encore une fois, le passage des traités des passions à la représentation de celles-ci ne va pas de soi. Comment concilier en effet le naturel de ces passions et l'artifice de la rhétorique qui doit les dire ? L'auteur a choisi d'examiner cette question d'une part du point de vue de l'expression (ce qui revient à s'interroger sur la place du narrateur), et d'autre part du point de vue de la réception (place du lecteur). Si le roman est le lieu du particularisme, c'est qu'il met en pratique certaines analyses des passions. Mais l'on se heurte très vite à un certain nombre de difficultés : ainsi le débat autour de La Princesse de Clèves " soulève le problème de la compatibilité entre valeurs héroïques et passions et de la conformité des actions et des paroles avec l'ethos du personnage " (p. 25) Comment en effet exprimer les sentiments des héros dès lors que lon renonce aux ressorts traditionnels et figés du roman ? Quelle règle doit être la nôtre : la vraisemblance ou la bienséance ? Face aux mécanismes d'identification qui se mettent en place, textes critiques et poétiques posent la question de la maîtrise de l'écrivain et de l'autonomie du sens (p. 29). Ce faisant, ils réinterrogent le romanesque lui-même, dans lequel rapidité et linéarité du récit vont devenir " aussi nécessaires à la dispositio que la matière passionnelle l'est à l'inventio ". La représentation des passions est donc bien ici à l'origine d'une évolution du genre romanesque.
Anne Lagny s'interroge quant à elle sur l'intégration du fait psychologique dans le roman allemand à travers notamment l'étude d'Anton Reiser de Karl Philipp Moritz. Elle met l'ouvrage en parallèle avec la théorisation du romanesque opérée par Blanckenbourg en 1714 : pour ce dernier en effet, le roman se centre sur la sphère privée pour répondre à un public " qui s'est détourné des affaires politiques et éprouve de " la sympathie pour tout ce qui concerne [l'homme], sans penser à lui comme membre d'un Etat " " (p. 102). Sur le modèle du théâtre de Shakespeare et de Lessing, il convient de créer à travers le roman un espace de représentation où le lecteur est touché par les passions sans en éprouver directement les conséquences, espace de catharsis donc propre à accomplir la visée morale (moralisatrice ?) du roman. Mais le roman de Karl Philipp Moritz rompt ici avec la théorie de Blanckenbourg ; sa structure, toute en continuités et en ruptures, entérine le divorce entre l'individu et le monde. Loin de donner à voir le fil d'un destin qui se déroule, il s'apparente plutôt à un tissu (Gewebe, Geflecht). L'histoire intérieure du héros se construit au fur et à mesure de ses prises de conscience, donnant à voir non une passion isolée à l'oeuvre, mais l'ensemble d'une structure passionnelle, d'un " caractère " dont les passions sont d'autant plus vraisemblables et consistantes qu'elles résistent à se laisser lire aisément. Cette conquête du fait psychologique dans le roman " impose un véritable travail sur les frontières du roman, et d'abord le renoncement à ses pouvoirs de séduction " (p. 109).
L'étude de " la passion amoureuse dans les romans d'Andrea de Nerciat " menée par Jean-Christophe Abramovici confirme la fécondité de cette seconde voie. Le roman libertin fait en effet une satire de la passion qui est susceptible d'une double lecture, idéologique et esthétique. Tout d'abord, " l'amour y est dénoncé comme un préjugé dénoncé quotidiennement par les faits, comme une illusion imposée par un code social contraignant ", en l'occurrence la bourgeoisie (p. 95). La critique idéologique passe ici par un travail sur la forme romanesque elle-même puisqu'il s'agit pour Nerciat de dénoncer son anti-modèle, le roman pastoral. Si l'oeuvre du romancier est ainsi à replacer dans son contexte social, puisque " ( ) l'idéalisation (heureuse ou malheureuse) de la relation amoureuse comme la censure des représentations sexuelles sont tenues pour des manifestations indirectes d'un déni plus général du principe de réalité " (p. 98), il n'en reste pas moins que l'élaboration d'un modèle " libertin " du genre romanesque participe de son évolution formelle.
Le parti-pris esthétique est encore plus net dans l'oeuvre de Sade. Dans son article sur " l'idéal romanesque de Sade : les passions au noir ", Luc Ruiz insiste sur la conception sadienne du roman qui ne se place plus dans un cadre moral ; il ne s'agit plus de savoir si un roman est ou non responsable de la corruption des moeurs. Avec Sade, " l'imagination du romancier se voit accordée la possibilité d'aller à l'encontre de la vérité historique ". Ce qui fascine ainsi le romancier dans le roman gothique, c'est surtout le surnaturel et l'invraisemblance sur lesquels il s'appuie. Le projet est de connaître le coeur des hommes jusqu'à ce qu'il a de plus noir, ce qui aboutit à la construction d'une anthropologie négative. Dès lors, si le vocabulaire moral demeure, cela s'explique sans doute " par la nécessité de maintenir une norme afin de la transgresser : c'est là le mécanisme de l'outrage que l'on trouve à l'oeuvre, par exemple, lorsque les libertins s'en prennent à un Dieu auquel ils ne croient pas " (p. 129).
La littérature expérimentale ou le roman comme laboratoire de philosophie politique
Une troisième série d'articles s'interroge plus précisément sur la dimension politique de la théorie des passions ; le roman cherche parfois moins à donner à voir un individu que les passions qui animent une société tout entière. Sophie Audidière voit dans Les choses comme elles sont, ou les aventures de Caleb Williams de William Godwin (1794) une expérimentation de philosophie politique : dans le contexte anglais de l'époque, il s'agit de départager réformateurs et conservateurs ; le romancier développe ainsi dans son oeuvre l'hypothèse conservatrice pour en observer les " effets pratiques ". Or la monarchie traditionnelle est gouvernée par le principe de l'honneur, auquel sacrifie le héros, pour s'apercevoir finalement qu'il ne conduit qu'à dresser les uns contre les autres les individus. Caleb Williams exercera alors sa volonté de savoir, sa curiosité, passion dominante de son caractère. Elle le conduira de nouveau dans des impasses : c'est aussi qu'en réalité toute passion dégénère nécessairement dans le système monarchique.
Dès lors la question se pose de savoir si la théorie politique peut s'appuyer sur une théorie des passions : Godwin suggère au contraire que seule une théorie du jugement individuel peut servir d'appui à une norme politique. Or l'écriture a un rôle à jouer dans un tel processus : il s'agit d' " ébranler les certitudes du lecteur qui lui viennent des circonstances extérieures " (p. 119). Cependant, " pour ouvrir les yeux des autres sur les choses comme elles sont, sans violence, écrire des romans est certes une solution, mais à la condition d'inventer une écriture de la liberté qui ne s'empare pas de la raison du lecteur " (p. 118). La mise en scène des passions, ici, conduit à leur mise à l'écart du politique mais permet de souligner l'importance de la forme romanesque dans la mise en place d'une philosophie politique.
Dans son article " Vie ordinaire et théorie de l'homme dans Robinson Crusoe ", Fabienne Brugère repose cette question de la valeur philosophique du romanesque. Il ne s'agit pas cependant de s'interroger sur l'intégration à la fiction de motifs philosophiques mais de considérer l'oeuvre de Defoe comme " l'élaboration d'une philosophie littéraire originale ". Son roman serait ainsi producteur d'une théorie des passions elle-même appuyée sur une théorie de l'homme originale. Les aventures du naufragé sont en effet révélatrices du rapport que l'homme entretient avec lui-même, rapport à soi nécessairement exacerbé par la solitude forcée du héros. L'île de Robinson homme " ordinaire " constitue alors une sorte de laboratoire littéraire pour évaluer l'humanité. Or celle-ci s'accomplit dans une forme reconstituée de sociabilité : le choix du héros est particulièrement intéressant à cet égard ; il va en effet préférer l'action à la contemplation révélant ainsi que " mieux vaut l'invention de la société que le souci de soi " (p. 34). Dès lors l'arrivée de Vendredi dans la vie de Robinson n'est pas le fondement d'une vie sociale retrouvée mais en est au contraire l'accomplissement ; elle n'est en effet possible qu'à partir du moment où le naufragé s'est reconstitué une identité humaine sociale plus que morale et qu'il peut donc faire preuve de " sympathie ", la sympathie étant pour Adam Smith la passion sociable par excellence, envers le sauvage. Defoe démontre ainsi au sein même de la fiction romanesque que " l'humanité n'existe que dans le temps et l'espace d'une civilisation ". Autrement dit ce ne sont plus seulement individu (sujet) et roman qui apparaissent liés mais bien roman, individu et société.
L'article de Céline Spector s'intéresse plus particulièrement à l'apport d'une forme particulière du roman, le roman épistolaire, dans le traitement des passions : il a en effet le mérite de pouvoir allier philosophie, politique et morale à la fiction. C'est alors tout un programme de " philosophie pratique " que s'efforce de mettre en oeuvre le roman, dans la mesure où, loin des vains discours théoriques de la morale, il s'agit de faire sentir les passions au lecteur, mais aussi d'agir sur ses passions. Dans un tel contexte, le sérail oriental de Montesquieu devient un laboratoire tout à fait opérant et pertinent, permettant à l'écrivain non seulement d'observer mais de mettre en oeuvre les mécanismes de la passion, mécanismes qui sont également ceux du gouvernement despotique dont le sérail est le reflet en microcosme. " La question est la suivante : quelle est la valeur du sérail comme instrument de plaisir des hommes et de moralisation substitutive des femmes en un climat où le physique des passions a une telle force que la morale n'y peut (presque) rien ? ". L'expérience révèle l'échec de la maîtrise despotique des passions. Fort de sa toute-puissance, le despote a accès au plaisir quand il le veut mais la facilité conduit au dégoût bien plus qu'à la jouissance. L'impuissance physique des eunuques décuple à l'inverse leur désir. Dès lors, un transfert s'opère de la libido sentiendi vers la libido dominandi : " la souffrance passionnelle se transforme en plaisir de faire souffrir ". Quant au comportement des femmes, il révèle qu'en l'absence de toute intériorisation de l'obligation, les contraintes extérieures s'avèrent inutiles. Ainsi, " le bilan du système éprouvé dans le laboratoire du sérail et révélé par les lettres échappées de sa clôture grâce au dispositif des Lettres persanes (éloignement d'Usbek) est donc rigoureusement dramatique : ce n'est pas l'empire des passions qui dénature l'homme, mais l'empire de la loi lorsque celle-ci, orientée vers la jouissance d'un seul, s'oppose avec violence aux propensions naturelles de tou(te)s les autres " (p. 49)
C'est encore un laboratoire de philosophie politique que constitue le couvent de Suzanne dans La Religieuse de Diderot. Colas Duflo souligne la paradoxale absence de tout caractère passionnel des motivations de l'héroïne, trait qui fait d'elle le " révélateur de l'état des rapports passionnels dans la société dans laquelle elle vit " (p. 83). Le couvent apparaît comme la conséquence et le prolongement d'une société ayant fait des passions humaines un source de malheurs ; mais l'espace clos n'est pas seulement un moyen de lutter contre les passions, il est en réalité une image concentrée de la société elle-même. La nature y est tout autant, sinon plus, contrariée et inversée au point de confiner à la folie. L'histoire de Suzanne permet ainsi au philosophe d'analyser le fonctionnement des passions, sans toutefois y parvenir pleinement : en effet, une réflexion théorique trop poussée risquerait de " faire perdre sa crédibilité à l'ordre romanesque " (pp. 90-91). Le roman, au fond, donne bien plus à voir les passions, dans leur mouvement propre, qu'il ne peut les expliquer.
Telle est la limite sans doute à laquelle il convient de cesser le rapprochement du romanesque et du théorique ; il ne s'agit pas ici de les confondre mais de les faire dialoguer au sein même des oeuvres. Que l'un (ou l'une) se révèle alors au service de l'autre, peu importe sans doute, tant que l'échange peut se poursuivre et ce n'est pas là le moindre mérite de ce recueil.