Colloques en ligne

Marc Escola

Le copiste comme lecteur. Ce qu’on ne peut pas lire, il faut l’écrire

The copyist as a reader. What cannot be read should be written

1Parmi les nouvelles et « petits romans » attribués à Mme de Lafayette, La Comtesse de Tende constitue un cas d’école. Cette brève histoire d’une quinzaine de pages à peine est restée totalement inconnue jusqu’à sa publication anonyme, sous le simple intitulé Histoire, dans la livraison de septembre 1718 du Nouveau Mercure, un quart de siècle après la disparition de la romancière ; une préface de quelques lignes présentait le récit comme une « historiette intéressante », une « nouvelle » bien faite pour séduire les « dames », et invitait « les personnes qui se sentent assez de talent pour bien conter » à adresser au périodique, sous leur nom ou anonymement, des « productions » du même genre. Rien ne venait alors indiquer que la pièce pouvait être autre chose qu’une nouvelle historique récemment forgée, au bénéfice de la variété du recueil1. Le récit se trouve repris six ans plus tard, avec quelques modifications, dans la livraison de juin 1724 du même périodique devenu dans l’intervalle Le Mercure de France, sous l’en-tête La Comtesse de Tende, nouvelle historique, par Mme de Lafayette, sans plus de préface désormais — sans donc que l’attribution fasse l’objet de la moindre explication, si bien que les lecteurs du temps ont sans doute conclu à une supercherie2. Oubliée pendant cinq décennies, la nouvelle intègre toutefois en 1776 la célèbre Bibliothèque universelle des romans, où elle figure in extenso dans la section « Romans d’amour » à la suite d’extraits de La Princesse de Clèves ; pour mieux accréditer l’attribution, le texte de présentation donne ici La Comtesse de Tende comme une réponse de la romancière aux critiques essuyées par La Princesse de Clèves, un « moyen de se justifier » de la célèbre scène de l’aveu au centre d’une querelle elle-même fameuse lors de la parution du roman en 1678 :

Elle composa un nouveau Roman, dans lequel une femme, avec les mêmes principes et les mêmes vertus qu’avait Mme de Clèves, fait à son mari un aveu bien plus extraordinaire que celui que renferme la première fiction3.

2Si elle porte à imaginer que l’intrigue de La Comtesse de Tende puisse être le produit de quelque relecture, voire d’un débat entre lecteurs et lectrices, l’allégation n’offre cependant pas la moindre vraisemblance : loin d’avoir « les mêmes principes et les mêmes vertus » que la Princesse, la Comtesse n’est guère en situation de surenchérir sur le sublime de l’aveu, puisqu’elle se trouve devoir avouer à son époux qu’elle est… enceinte des œuvres de son amant. On s’accorde plutôt aujourd’hui à rapprocher La Comtesse de Tende de La Princesse de Montpensier publiée en 1662, comme deux portraits d’une jeune femme tragiquement sanctionnée pour avoir succombé à la passion amoureuse ; les deux nouvelles partageant le même état de langue, la facilité à lire La Comtesse de Tende en miroir de La Princesse de Montpensier reste au demeurant le meilleur argument en faveur de leur commune attribution à Mme de Lafayette. Il y a même lieu de penser que les deux nouvelles ont été forgées immédiatement l’une après l’autre — un billet de Mme de Lafayette à Gilles Ménage qu’on peut dater de 1663 ou 1664 fait allusion à une « petite histoire » où l’on est tenté de reconnaître La Comtesse de Tende : « Je ne vous envoie point cette petite histoire, qui ne vaut pas la peine que vous la récriviez4 », contrairement au manuscrit de La Princesse de Montpensier dont la romancière venait de confier la révision pour l’impression à celui qui fut, une décennie en amont, son précepteur aussi bien que celui de Mme de Sévigné5.

3Outre les deux versions du Mercure, on connaît trois copies de La Comtesse de Tende, datant du début du xviiie siècle, conservées respectivement à la Bibliothèque municipale de Nîmes, à la Staatsbibliothek de Munich et à la Bibliothèque municipale de Sens. La première a sans doute été établie à partir des imprimés de 1718 et 1724, et ne présente guère d’intérêt, sauf à se demander ce qui a amené le copiste à privilégier localement la leçon de l’une au détriment de l’autre. Les deux autres diffèrent assez des versions imprimées pour qu’on puisse les juger antérieures, et même indépendantes de la copie dont le rédacteur du Mercure a vraisemblablement amendé le texte pour établir la première édition. Les récents éditeurs de Mme de Lafayette privilégient l’une ou l’autre de ces deux copies, tout en amendant l’une par l’autre ou en recourant aux leçons offertes par les deux imprimés pour remédier aux erreurs manifestes qu’elles présentent l’une comme l’autre6. Particulièrement soignée, la copie munichoise offre au regard de la copie sénonaise plusieurs variantes intéressantes, dont une phrase surnuméraire, qui figure également dans les imprimés de 1718 et 1724 et constitue donc la leçon majoritaire. Mais c’est sans doute autrement qu’il faut signaler la variante : le copiste qui a établi la version conservée à Sens a sciemment amuï ou athétisé un énoncé du manuscrit qu’il avait sous les yeux, en laissant ainsi la trace négative de sa propre lecture. On fera l’hypothèse que l’athétisation est ici comme ailleurs l’indice d’une difficulté de lecture, et l’on s’interrogera dans un premier temps sur ce qui a pu motiver la décision du copiste comme lecteur, pour prendre ensuite la mesure des conséquences herméneutiques qu’elle engage ; on se ménagera par là une nouvelle occasion de vérifier le bien-fondé de cette constante maxime : ce qu’on ne peut pas lire, il faut l’écrire.

*

4Avant de se pencher sur le détail de la variante, mieux vaut évidemment se remettre en mémoire les grandes lignes de l’intrigue, rendue avec une telle sécheresse qu’on a par moments l’impression de lire un simple synopsis ou un canevas de travail, soit à peu près ce que la poétique classique nommait un « argument », où les scènes principales seraient seules détaillées comme autant de « beaux endroits7 ».

5Mariée « fort jeune » au comte de Tende qui la délaisse très vite, l’héroïne s’éprend du chevalier de Navarre auquel s’offre bientôt un brillant mariage avec la princesse de Neufchâtel, intime amie de la comtesse. À la veille des noces, le chevalier se dit prêt à faire le sacrifice de la fortune qui l’attend, mais la comtesse le convainc d’épouser la princesse, dont elle reste la confidente alors même que les deux amants s’engagent dans une liaison doublement adultère. « Leur passion ne s’alentit point par les périls et par les obstacles », note placidement le texte. Passant outre toutes les mesures de prudence, le chevalier s’introduit un matin chez la comtesse. Surpris par le mari à genoux devant le lit de sa maîtresse et alors que toutes les circonstances accablent les deux amants, Navarre forge avec la plus grande « présence d’esprit » une fable assez vraisemblable pour convaincre le comte de l’innocence de ce tête-à-tête. La scène nous est longuement détaillée, jusque dans ses conséquences inattendues : avivée par l’image d’un autre homme aux genoux de sa femme, la libido conjugale du comte réclame désormais son dû.

Il se joignit [pour la comtesse] un nouveau tourment à ceux qu’elle avait déjà : le comte de Tende devint aussi amoureux d’elle que si elle n’eût point été sa femme, il ne la quittait point et voulait reprendre tous les droits qu’il avait méprisés [depuis les premiers mois de leurs noces].

La Comtesse s’y opposa avec une force et une aigreur qui allait jusqu’au mépris ; prévenue pour le prince de Navarre, elle était blessée et offensée de toute autre passion que la sienne8.

6Vient ici la phrase qui forme la leçon majoritaire mais que le copiste à l’origine du manuscrit de Sens a cru bon d’athétiser :

Le comte de Tende sentit son procédé dans toute sa dureté et piqué jusqu’au vif il l’assura qu’il ne l’importunerait de sa vie, et en effet il la laissa avec beaucoup de sécheresse9.

7Qu’est-ce qui a pu motiver la décision du copiste ? Le geste ne s’apparente pas à une simple censure locale : l’intrigue de la nouvelle roulant tout entière sur les fautes respectives des deux époux et l’élasticité de la morale conjugale des trois protagonistes, le copiste aurait eu fort à faire s’il avait prétendu amuïr tous les moments où le comportement des personnages heurte la bienséance ; en l’occurrence, il eût été plus court d’étouffer le retour de flamme du mari, en lui épargnant par là le « mépris » que lui témoigne une épouse amoureuse d’un autre, ce qui l’eût dispensé de toute réaction. On fera valoir au passage que si l’auteur du récit outrepasse les limites de la bienséance, c’est sans doute qu’il est davantage soucieux d’une forme de vraisemblance que l’on osera dire sexuelle, pour un genre comme pour l’autre : une épouse longtemps délaissée et qui a trouvé le bonheur dans les bras d’un autre ne saurait (en effet) répondre de bonne grâce aux avances intempestives de son mari, et un époux auquel sa femme se refuse ouvertement doit (sans doute) se sentir « piqué jusqu’au vif » dans son orgueil viril. En pareille circonstance, la frustration dicte sa loi pour la femme éloignée de son amant comme pour l’époux privé de ses droits conjugaux : le corps a ses raisons que la raison ignore. La composition du texte par brefs alinéas qui juxtaposent les points de vue distincts des deux protagonistes témoigne peut-être de l’ambition de rendre compte au même titre, et par égalité de traitement, des ressorts les plus profonds de l’attitude respective des deux époux (« La Comtesse s’y opposa… », « Le comte de Tende sentit son procédé… »). Cet effet de symétrie n’a pas pu échapper au copiste : pourquoi donc l’a-t-il délibérément défait ?

8C’est sans doute qu’il a perçu comme une incohérence dans la suite immédiate du récit. Séparée du prince par la campagne militaire qui commence10 et craignant pour la vie de son amant, la comtesse « résolut de se dérober à la contrainte de cacher sans cesse son affliction et prit le parti d’aller passer la belle saison dans une terre qu’elle avait à trente lieues de Paris » — la Princesse de Clèves devait, comme on sait, l’imiter une quinzaine d’années plus tard, et dans des circonstances assez voisines. Le comte demeure quant à lui « auprès du roi, où il était attaché par sa charge », mais la cour devant « s’approcher de l’armée » et « la maison de Mme de Tende n’en ét[ant] pas bien loin »,

son mari lui dit qu’il y ferait un voyage d’une nuit seulement pour des ouvrages [i.e. des fortifications] qu’il avait commencés. Il ne voulut pas qu’elle pût croire que ce fût pour la voir : il avait contre elle tout le dépit que donnent les passions11.

9De la part de l’époux, l’attitude et la déclaration sont également logiques en regard de ce qui précède — du « procédé » de la comtesse à son égard et de l’assurance donnée (dans la leçon majoritaire) de ne jamais « l’importuner de sa vie ». Plus surprenante peut apparaître la résolution à laquelle la comtesse se trouve bientôt acculée, car c’est le moment où « elle s’aperçut qu’elle était grosse ». La révélation vaut au lecteur ce rare exemple de commentaire narratorial, qui achemine l’énoncé de la seule décision apparemment possible pour l’épouse coupable :

Il ne faut que faire réflexion à la réputation qu’elle avait acquise et conservée, et à l’état où elle était avec son mari pour juger de son désespoir.

Elle fut pressée plusieurs fois d’attenter à sa vie ; cependant elle conçut quelque légère espérance sur le voyage que son mari devait faire auprès d’elle, et résolut d’en attendre le succès.

10On reste frappé par le caractère abrupt de ces deux alinéas : le premier souligne sans ambages l’impossibilité pour la comtesse d’imputer sa grossesse aux œuvres d’un époux qui ne l’a pas approchée depuis des mois — l’adultère ne saurait plus être nié12 ; le second, qui rappelle l’interdit religieux du suicide, est plus délicat d’interprétation : « l’espérance » de la Comtesse tient-elle dans le fait qu’elle est décidée à tout avouer et à obtenir de son mari la mort qu’elle ne peut se donner par elle-même ? Ou bien cette courte phrase vient-elle indiquer crûment l’unique issue encore offerte à la jeune femme, si elle veut sauver son honneur en même temps que sa vie : celle d’amener son mari à une complète union sexuelle lors de son prochain séjour, pour lui déclarer sa grossesse quelques semaines plus tard ?

11Si l’on fait prévaloir cette interprétation, que la lettre du texte ne décourage nullement et que l’annonce d’un séjour « d’une nuit seulement » favorise à sa façon13, on doit s’étonner de l’absence de tout commentaire moral de la part du narrateur, alors même que le subterfuge emporte des conséquences décisives : le couple étant encore sans enfant, le comte de Tende pourrait être amené à reconnaître comme héritier le fils du chevalier de Navarre. Mais c’est sans doute autre chose encore qui a suscité ici la gêne du copiste, si cette lecture a bien été la sienne : que penser en effet de l’épithète « légère » qui vient qualifier l’espérance « conçue » par la comtesse ? Elle signifie en toute rigueur que l’espoir est bien mince — que l’épouse n’est pas sûre de parvenir à ses fins, et de reconquérir un homme auquel elle s’est récemment refusée « avec une force et une aigreur qui allait jusqu’au mépris » ; l’espérance n’est en définitive fondée que sur les manœuvres dont la comtesse ne pourra pas se dispenser, et que le texte nous laisse en quelque façon imaginer dès ce moment-là. Autant que l’immoralité de la décision, la scène à venir est sans doute aux limites de ce qu’une nouvelle historique et galante peut admettre à l’âge classique ; car le scénario prévisible suppose bien autre chose qu’une entreprise de séduction qui pourrait faire l’objet d’un traitement édulcoré : il y entre une part de provocation érotique, par quoi l’épouse s’efforcerait d’éveiller le désir charnel d’un homme qu’elle a récemment humilié.

12Il y a pire encore, pour le copiste au moins, qui s’est donné une mémoire totale du texte : est-il bien conséquent de prêter à l’épouse pareille résolution, dès lors que le comte l’a solennellement assurée de ne plus vouloir « l’importuner de sa vie » ? Peut-elle vraiment espérer que le comte revienne sur un tel engagement, prononcé dans des circonstances difficiles à effacer ? Le copiste a perçu là une tension logique plutôt que morale, qu’il a jugé bon de réduire en supprimant au moins l’un des termes du problème : sans le serment prononcé par le mari de ne plus jamais s’unir à elle, la comtesse peut bien caresser « l’espérance » d’obtenir ses faveurs, fût-ce à son corps défendant. Le pari reste certes choquant, mais il n’est plus tout à fait déraisonnable — le copiste aura au moins sauvé la cohérence, à défaut de l’honneur de la comtesse.

*

13Que fera-t-on maintenant de la trace de sa propre lecture laissée par le copiste, et des motivations qu’on vient de lui prêter par hypothèse ? Je retombe à mon titre, dont on aura reconnu l’inspiration : l’essai de Luciano Canfora qui date de 2002 pour sa version italienne, et de 2012 pour la traduction française qu’en ont donnée Laurent Calvié et Gisèle Cocco, sous le titre Le Copiste comme auteur. Je tiens avec Canfora, qui devait lui-même cette conviction à l’immortel auteur de « Pierre Ménard auteur du Quichotte », que la copie est « l’expression plus haute et la plus profonde » de la lecture et que « le copiste doit être considéré [comme] le seul véritable lecteur du texte » dans l’exacte mesure où il se rend capable de le récrire :

La seule forme d’appropriation effective d’un texte consiste à le copier. L’étape qui suit immédiatement, c’est qu’avec cette appropriation totale […] naît […] le désir même d’intervenir : voilà la réaction typique, et presque obligée, de celui qui entré dans le texte. […] [Car] le copiste ne se résigne pas à écrire quelque chose qui lui semble dénué de sens ou à ne pas donner ce qui lui apparaît à lui, qui est influencé par sa compénétration du texte, comme le sens le plus désirable dans un passage donné […]. Il lui semble [souvent] nécessaire d’intervenir, pour honorer l’idée, qui le sape et le soutient partout et toujours, d’un sens meilleur 14.

14Entré à notre tour dans le texte sur les pas du copiste, on se donnera maintenant les moyens de lire autrement la suite de l’intrigue et la fin de l’histoire, mais aussi bien le droit d’en imaginer une autre version également scriptible sinon désirable. Car la nuit que doit passer à la campagne le mari bafoué et sur laquelle l’épouse coupable fonde quelque « légère espérance » forme la ligne de fuite de la nouvelle. On posera que les deux interprétations proposées de l’énoncé relatif à l’espoir conçu par la comtesse ouvrent à leur façon une alternative : elles font signe vers les deux seules solutions qui s’offraient à la femme adultère, en acheminant deux dénouements au moins un peu différents sinon divergents. Le texte (dans toutes ses versions connues) valide résolument la première : le dénouement tient dans un aveu en deux temps qui délègue puis épargne à l’époux trompé le geste homicide que la religion interdit à l’épouse adultère. Le scénario qui eût consisté à abuser le mari à la faveur d’une union sexuelle est rapidement congédié par l’annonce de la mort de Navarre et le surcroît de désespoir de la comtesse : on se demandera si et à quelles conditions ce texte fantôme pourrait faire une fin sortable. Ce qui revient à usurper, à trois siècles et demi de distance, le rôle que Mme de La Fayette n’a pas voulu déléguer à son maître — il n’est jamais trop tard pour faire le Ménage.

*

15Dans toutes ses versions connues — imprimés et copies —, le texte conjure en effet très vite la scène de séduction que pouvait induire « l’espérance » de la comtesse : la jeune femme apprend coup sur coup la mort de l’écuyer qui servait d’intermédiaire entre les deux amants, et la mort du prince de Navarre au dernier jour du siège entrepris par l’armée. Par un paradoxe délibéré, le texte indique que cet « excès de malheurs » lui est par moments une « espèce de consolation » :

Elle ne craignait plus rien pour son repos, pour sa réputation ni pour sa vie ; la mort seule lui paraissait désirable, elle l’espérait de sa douleur ou était résolue de se la donner15.

16La mort de l’amant ramène donc l’infortunée comtesse à la tentation première (« elle fut pressée plusieurs fois d’attenter à sa vie ») : quelle « espérance » pourrait-elle encore fonder sur la prochaine venue de son époux ?16

17De fait, l’entrevue aura lieu à la seule initiative du comte, mis au fait dès son arrivée de la maladie déclarée par son épouse « pour donner un prétexte à ses cris et ses larmes » :

[…] Comme il avait toujours conservé des mesures d’honnêteté aux yeux du public et de son domestique, il vint d’abord dans sa chambre ; il la trouva comme une personne hors d’elle-même, et comme une personne égarée, et elle ne put retenir ses cris et ses larmes qu’elle attribuait toujours aux douleurs qui la tourmentaient.

Le comte de Tende fut touché de l’état où il la voyait , il s’attendrit pour elle : croyant faire quelque diversion à ses douleurs, il lui parla de la mort du prince de Navarre et de l’affliction de sa femme ; celle de Mme de Tende ne put résister à ce discours, et ses cris et ses larmes redoublèrent d’une telle sorte que le comte de Tende en fut surpris et presque éclairé17.

18Ce « redoublement de larmes » au rappel de la mort du prince de Navarre suffit à réveiller « tout d’un coup » pour le comte le souvenir de « l’aventure d’avoir trouvé [le prince] à genoux devant [le] lit [de son épouse] », mais aussi à lui remettre en mémoire « le procédé qu’elle avait eu avec lui lorsqu’il avait voulu retourner à elle ». La scène vaut donc « presque » aveu ; le mari « crut voir la vérité » mais sans pouvoir s’y arrêter :

Il lui restait néanmoins ce doute que l’amour propre nous laisse toujours pour les choses qui coûtent trop cher à croire18.

19La suite immédiate et la fin de l’histoire ont fait la célébrité de la nouvelle : anticipant le cheminement intérieur de son époux, et « n’ayant plus que de l’horreur pour sa vie », la comtesse « se résolut de la perdre, d’une manière qui ne lui ôtât pas l’espérance de l’autre », en déléguant à la colère de son époux le geste homicide que le « christianisme » lui interdit de commettre par elle-même19. Ce qui vaut au comte de recevoir au moment du départ (et au lecteur de parcourir in extenso) une lettre recelant un complet aveu de la faute en même temps que l’assurance que « le public [ne] l’a jamais soupçonné[e] » et n’en saura jamais rien, dès lors que l’amant et son messager ne sont plus de ce monde. Le texte détaille alors les hésitations du mari, d’abord décidé à une prompte « vengeance », s’avisant ensuite que « s’il faisait mourir sa femme et qu’on s’aperçût qu’elle fut grosse, l’on soupçonnerait aisément la vérité », et prenant finalement « le parti qui convenait le mieux à sa gloire », entendons : sa réputation ; un billet vient ainsi permettre à l’épouse coupable de mener la grossesse à son terme en remettant à plus tard la punition de sa faute. Assurée de perdre la vie après avoir donné naissance à l’enfant, la comtesse « ne songea plus qu’à se préparer à la mort » et à « embrasser la vertu et la pénitence avec la même ardeur qu’elle avait suivi sa passion. » Faut-il imputer à la Providence que la fièvre l’ait pu prendre au « sixième mois de sa grossesse », en lui permettant d’accoucher « par la violence de son mal », et en lui donnant ainsi « la consolation de voir son enfant en vie » avec l’assurance « qu’il ne pourrait vivre et qu’elle ne donnait pas un héritier illégitime à son mari20 » ? Cet accouchement prématuré et la fin édifiante de la comtesse qui dispensent le comte de toute décision forment un dénouement qui satisfait toutes les lois de la morale et de la religion ; l’auteur de la nouvelle historique l’a ménagé comme tel en se donnant toute licence en regard des personnalités dont il s’est (très) lointainement inspiré21, et le préfacier d’une édition datant de 1807 en tirait cette irénique moralité : « Il est des repentirs qui valent l’innocence22 ».

*

20Tentons maintenant de prolonger de quelques jours au moins, ou même de quelques heures, la « légère espérance » de la comtesse, et d’esquisser le texte fantôme dont le copiste semble avoir éprouvé l’insistance — suffisamment pour ressentir le besoin d’athétiser l’énoncé qui le rendait logiquement aberrant. Le texte réel ne lui oppose, comme on l’a dit, qu’un seul verrou, qu’il est facile de lever : comment les choses se dérouleraient-elles si l’annonce de la mort de Navarre intervenait non pas en amont de l’arrivée du comte mais après les retrouvailles des deux époux ? La lettre du texte dans les versions imprimées comme dans les copies se prête étonnamment bien à cette conjecture ; la mort de l’amant y est énoncée par un étrange tour :

Elle apprit la fin du siège, mais elle apprit aussi que le prince de Navarre avait été tué le dernier jour23.

21La juxtaposition des deux événements, la répétition du verbe et le recours à l’adversatif font un effet un peu curieux : comme si les deux nouvelles avaient été reçues par la comtesse l’une après l’autre, par deux sources distinctes « mais » concomitantes. Que fût-il advenu de l’infortunée si la seconde annonce eût été différée de quelques heures, le comte survenant au moment où, tout juste informée de la fin du siège, elle pouvait encore espérer son amant sain et sauf ? Le texte réel se laisse aisément remanier en ce sens ; qu’on en juge par cette version apocryphe (copie de Lausanne), où les quelques coupes nécessaires ne sont pas marquées mais où notre unique interpolation se trouve scrupuleusement indiquée :

Elle fut pressée plusieurs fois d’attenter à sa vie, cependant elle conçut quelque légère espérance sur le voyage que son mari devait faire auprès d’elle, et résolut d’en attendre le succès.

Dans cet accablement elle eut encore la douleur d’apprendre que Lalande qu’elle avait laissé à Paris pour les Lettres de son Amant et les siennes était mort en peu de jours, et elle se trouvait dénuée de tout secours dans un temps où elle en avait tant de besoin.

Cependant l’Armée avait entrepris un Siège ; sa passion pour le prince de Navarre lui donnait de continuelles craintes même au travers des mortelles horreurs dont elle était agitée.

Elle reçut des lettres de l’armée, elle y apprit la fin du siège <, mais aucune ne put lui offrir de lumières sur le sort de son amant>.

L’arrivée de son mari lui donna encore un trouble et une confusion qui lui fut nouvelle.

Il sut en arrivant qu’elle était malade, et comme il avait toujours conservé des mesures d’honnêteté aux yeux du public et de son domestique, il vint d’abord dans sa chambre. Il fut touché de l’état où il la voyait, il s’attendrit pour elle.

22Ne ferait-on pas un « bel endroit » en déléguant au mari trompé le soin d’apprendre à sa femme la mort de son amant ? Avec plus de vraisemblance que le texte réel, on supposera le comte de retour du front et non pas en chemin vers les « ouvrages » militaires dont il a apparemment la responsabilité24, et on le pensera complètement informé des derniers jours du siège. Avec plus de générosité que l’auteur de la nouvelle, on lui prêtera assez de tact pour ne pas délivrer d’emblée la funeste nouvelle : comment penser que le bilan nécrologique de la récente bataille puisse offrir « quelque diversion » à l’état dans lequel il a trouvé son épouse ? L’on fera plutôt fonds sur ce rapide commentaire délivré un peu plus tôt par le narrateur, au moment exact où le mari déclarait ce séjour à la campagne : « il avait contre [sa femme] tout le dépit que donnent les passions25 », que vient relayer ici la mention inattendue d’un attendrissement ? Comme Rousseau en fera un siècle plus tard l’impeccable démonstration, la pitié est la plus puissante des passions naturelles et la seule à pouvoir juguler la puissance de l’amour-propre ; s’il ne suffit pas à cautériser sur le champ la blessure infligée à l’orgueil viril, l’attendrissement pourrait bien frayer la voie à des émotions d’un autre ordre, si l’on considère que les deux époux ont été laissés dans l’intimité d’une chambre, et que la comtesse est remplie de « craintes » en même temps que de honte et de confusion — mais non pas (encore) « égarée » par la plus extrême douleur. Essayons :

< Il lui trouva une beauté nouvelle. Il fut pris d’une émotion dont il ne se défiait pas, et bientôt d’un trouble qu’il s’était promis de ne plus jamais ressentir ; et prenant l’une de ses mains dans la sienne, il se sentit bientôt aussi amoureux d’elle que si elle n’eût jamais suscité son dépit. >

23Quel geste pourrait en retour esquisser la comtesse pour faire oublier son « procédé » antérieur ? Il suffit sans doute de bien peu pour que l’époux passionné se persuade que le retour de flamme est réciproque : qu’il puisse un instant se flatter de susciter le désir de sa femme et le voilà, par l’une de ces ruses dont l’amour-propre n’est jamais avare, restauré dans sa virilité.

24La poétique de la nouvelle galante nous offrant les lâches commodités de l’ellipse, on ne se risquera pas plus avant. Libre au lecteur d’imaginer que la comtesse se donne par calcul (pour ménager la seule issue honorable à la situation qui est la sienne), par faiblesse (faute de trouver la « force » de « s’opposer » une nouvelle fois au désir de son mari), ou encore par amour (pour préserver son amant d’un inévitable duel aussi bien que pour sauver le fruit de leur union).

25C’est au petit matin seulement, et au moment du départ, que le comte parlera à son épouse « de la mort du prince de Navarre et de l’affliction de sa femme », la princesse de Neufchâtel, à laquelle il se propose de présenter leurs communes condoléances lorsqu’il rejoindra la Cour.

Mme de Tende ne put résister à ce discours. Elle perdit la connaissance<, et ne revint à elle que pour laisser éclater des> cris et des larmes qu’elle attribuait toujours aux douleurs qui la tourmentaient. Le comte, qui la regardait comme une personne égarée et hors d’elle-même, en fut surpris et presque éclairé.

Il sortit de sa chambre plein de trouble et d’agitation, il lui sembla que sa femme n’était pas dans l’état que causent les douleurs du corps.

26Parvenus en ce point, il est aisé de renouer avec la fin du texte réel, mais plus tentant encore de prolonger le jeu en affabulant un autre dénouement. On permettra donc au comte d’entrevoir « la vérité », comme dans toutes les versions connues, et on lui donnera cette même « sagesse » qui le conduit à retenir « ses premiers mouvements » et à « remettre au temps » l’éclaircissement de ses soupçons ; on le fera encore partir « à la pointe du jour », mais on lui épargnera la douleur d’apprendre, aussitôt monté en carrosse, « son malheur » par une lettre, et l’embarras d’avoir à arrêter, par un mot de réponse, le sort de l’épouse coupable. On imaginera plutôt quelque péripétie militaire (la décennie 1560 nous laisse l’embarras du choix), une nouvelle « campagne » contre les Huguenots (du siège de Rouen à celui d’Orléans) qui tienne les deux époux éloignés l’un de l’autre pendant de longues semaines, et l’on donnera à la comtesse de Tende, à l’exemple de La Princesse de Montpensier, le secours « d’une fièvre si violente et avec des rêveries si horribles que, dès le second jour, l’on craignit pour sa vie26 ». On la laissera s’affliger d’avoir perdu l’estime de son mari en même temps que son amant, en l’invitant au même repentir que dans le texte original :

Elle ne songea plus qu’à se préparer à la mort ; et comme c’était une personne dont tous les sentiments était vifs, elle embrassa la vertu et la pénitence avec la même ardeur qu’elle avait suivi sa passion.

Son âme était par ailleurs détrempée et noyée dans l’affliction : elle ne pouvait arrêter ses yeux sur aucune chose de cette vie qui lui fût plus rude que la mort même ; de sorte qu’elle ne voyait de remède à ses malheurs que par la fin de sa malheureuse vie.

Elle passa quelque temps en cet état paraissant plutôt une personne morte qu’une personne vivante.

Enfin vers le sixième mois de sa grossesse, son corps succomba et elle accoucha par la violence de son mal. Elle eût la consolation de voir son enfant en vie et d’être assurée qu’il ne pourrait vivre et qu’elle ne donnait pas un héritier illégitime à son mari.

Elle expira peu de jours après, et reçut la mort avec une joie que personne n’a jamais ressentie.

Le comte de Tende reçut cette nouvelle sans inhumanité, et même avec quelques sentiments de pitié27.

27Cette version apocryphe offre ainsi un dénouement en clair-obscur : le comte ne sera jamais éclairci de ses soupçons, et ne saura pas même s’il doit se désoler de la mort de l’enfant. Et l’on interpolera à la dernière ligne du récit l’énoncé décisif, que l’on aura réservé pour cette clausule :

Il ne voulut jamais se remarier et <conserva jusqu’à la fin ses jours> ce doute que l’amour-propre laisse toujours <aux hommes> pour les choses qui coûtent trop cher à croire28.

*

28Nos lecteurs pourront sans doute adresser bien des objections à ce texte fantôme, en vertu de la même maxime qui en a commandé l’affabulation — ce qu’on ne peut pas lire, il faut l’écrire. D’aucuns ne manqueront pas de faire valoir que l’apocryphe lausannois prive ses lecteurs d’une lettre et d’un billet également indépassables qui forment les véritables sommets de l’histoire ; d’autres avanceront qu’avec les prémisses qui sont les nôtres, on forgerait avec plus de vraisemblance un dénouement violent, qui affilierait le récit au genre de l’histoire tragique dont les nouvelles historiques ne sont jamais loin : si le mari doit apprendre à l’épouse le sort de son amant, il se trouvera le premier témoin d’un désespoir si entier qu’il suffira à lui révéler « la vérité » ; est-il impensable de transposer alors au style direct l’essentiel de la lettre d’aveu, et de ménager un dialogue proprement inouï entre le mari trompé et l’épouse coupable décidée à une absolue franchise pour « perdre la vie d’une manière qui ne lui ôtât pas l’espérance de l’autre » ? Comment dispenser alors le comte de s’abandonner à ses « premiers mouvements » pour « faire mourir » sa femme de sa propre main, comme le Prince de Montpensier en a eu la tentation dans des circonstances comparables ?

29Plus paisible, la variante proposée se veut davantage fondée sur la grammaire du texte, qu’il est temps d’expliciter un peu : à lire et relire les quinze pages de La Comtesse de Tende, il nous a semblé que son canevas était dicté par le souci manifeste de ménager comme autant de beaux endroits des situations ouvrant à des débats ou « questions galantes » ; il n’est pas impossible que ces situations aient été sciemment mises en œuvre pour favoriser un débat contradictoire entre lecteurs et lectrices sur les réactions et motivations respectives des protagonistes masculins et des héroïnes féminines, selon un principe de sexuation de la lecture.

30Qu’on reprenne dans cette perspective deux des grandes scènes que détaille le texte original.

31S’agissant de la visite rendue par Navarre à la comtesse de Tende quelques heures en amont de son propre mariage avec la princesse de Neufchâtel, on se demandera s’il est bien permis à un amant de s’en remettre à sa maîtresse au moment de faire le choix d’une autre : la démarche constitue-t-elle une absolue preuve d’amour ou bien une violence faite à celle qu’on aime ? Symétriquement : une femme amoureuse peut-elle consentir à donner son amant à une autre pour assurer sa fortune ? L’on pèsera tous les termes du dialogue que le texte transcrit au style direct avec un rare scrupule, et au terme duquel la question galante se trouve tranchée par le jeu bien compris de l’amour-propre : est-ce l’amour qui conduit Navarre ou bien l’audace de la démarche vise-t-elle à arracher à la comtesse un aveu qui le flatte ? Est-ce l’amour qui dicte à la comtesse sa réponse, ou une forme subtile d’amour-propre, qui lui assure un triomphe paradoxal sur sa rivale ?

32Comment expliquer plus loin l’aisance avec laquelle Navarre parvient à accréditer la fable qui rend sa présence aux genoux de la comtesse acceptable par son époux ? On peut certes faire valoir la « présence d’esprit » du prince, qui tire précisément parti de la position qu’il occupe, et saluer son aptitude à forger un enchaînement vraisemblable ; on peut se demander s’il ne parie pas en outre sur la solidarité du comte, qui a l’expérience de l’adultère et a peut-être connu de son côté une péripétie du même ordre, car la demande est assez peu galante : de quoi le prince prie-t-il pour finir le comte sinon « de [l]e tirer du mortel embarras de[s] reproches [de sa femme] » ? Mais la requête recèle aussi une forme de flatterie : elle invite le comte à réaffirmer son autorité sur sa propre épouse, auquel cas son assentiment comme sa crédulité seraient encore des effets de l’amour-propre. Ouverture du propos : « Venez m’aider à obtenir [de la comtesse] une grâce que je lui demande à genoux »… Clausule de l’échange : « La comtesse de Tende promit de lui dire [à la princesse de Navarre] tout ce que voulait son mari ». Concluons que toute l’habileté de l’amant a consisté à mettre le mari à sa place.

33Au vrai, si le dénouement de l’histoire dans les versions attestées est enté sur le souci que le comte doit avoir de « sa gloire », n’est-ce pas à la vanité de la comtesse qu’il faut imputer la naissance de sa passion pour Navarre ? Blessée dans son amour-propre par les infidélités de son époux, elle trouve quelque compensation dans la façon dont « le monde la regarda[it] avec admiration » ; dès lors, « elle fut occupée d’elle-même et guérit insensiblement de sa passion » pour le comte, avant de « s’aperc[evoir] » de celle du prince : « son amour-propre en fut flatté ; elle sentit une inclination violente pour lui ». L’amour que l’on éprouve est d’autant plus violent qu’il vient nous dédommager de celui qui nous a été refusé par ailleurs.

34On montrerait aisément que la question de l’amour-propre irrigue ainsi toute l’intrigue. Faut-il s’en étonner si l’on date de 1663 la rédaction de La Comtesse de Tende ? N’est-ce pas précisément la date où La Rochefoucauld fait dresser plusieurs copies d’une collection de maximes révélant les mille visages de la philautie, rassemblée depuis la toute fin de la décennie précédente dans des échanges constants avec la marquise de Sablé, Jacques Esprit et quelques autres29. Est-il tout à fait déraisonnable de supposer que Mme de La Fayette, dont il devient l’intime ami à la même date exactement, ait pu lui proposer d’affabuler à quatre mains, sur le modèle de La Princesse de Montpensier récemment imprimée, une intrigue galante multipliant les situations de casuistique amoureuse pour mieux dévoiler les « couleurs » différentes que revêt l’amour-propre dans les relations amoureuses lorsqu’il se décline au masculin et au féminin ? L’on aurait ainsi beau jeu de mettre en regard des temps forts de la nouvelle quelques-unes des maximes que La Rochefoucauld s’attribue30.

35Il se pourrait que la poétique des textes possibles puisse offrir par ce biais un secours inattendu à l’histoire littéraire, qui continue à s’interroger sur la facture de la brève nouvelle et les circonstances de son élaboration. On ne s’autorisera pas pour autant à attacher à La Comtesse de Tende le mot célèbre de Mme de Scudéry à la parution de La Princesse de Clèves : en 1663 au moins, La Rochefoucauld et Lafayette étaient encore en âge de faire autre chose ensemble31.