Colloques en ligne

Léo Mesguich

« La vie posthume, quoi qu’on en dise, n’est pas un lit de justice ! » : méditations sur les lectures futures par Blaise Cendrars

“Posthumous life, whatever one may say, is not a bed of justice!” : Blaise Cendrars’ thoughts on future readings

« Les Sorbonnes construisent après coup des personnages artificiels pour démonstration de géométrie euclidienne1. »

1À la fin de l’année 1912, Blaise Cendrars, jeune poète de 25 ans qui n’est encore que l’auteur des « Pâques à New York », est à Paris. Au milieu de notes éparses qu’il rédige à ce moment, et qui ne seront rendues publiques par sa fille Miriam qu’après sa mort, on trouve ces mots : « La célébrité d’un artiste ou d’une œuvre d’art est faite de malentendus2 ». Dans ces cas-là, difficile de résister à l’interprétation rétrospective… De fait, cette maxime isolée apparaît bien prémonitoire, à plus d’un titre : s’il y a en effet un artiste dont la célébrité est faite de malentendus, c’est bien Cendrars, dont la légende d’écrivain mythomane et négligé a longtemps caricaturé la réception de son œuvre. Mais plus qu’un destin ou même, pourquoi pas, une ligne de conduite, on peut voir dans cet aphorisme une des premières traces d’un leitmotiv de la pensée esthétique de Cendrars, et plus particulièrement de sa manière d’envisager la lecture des œuvres littéraires. Si l’on peut certes entendre dans cette maxime une certaine euphorie, la reprise de l’idée baudelairienne selon laquelle « il y a quelque gloire à ne pas être compris3 », il faut en effet également y voir une inquiétude latente, celle du jeune auteur qui prend conscience qu’être lu et apprécié implique d’être déformé. D’autant que ces questions – le destin de l’œuvre, ce que font les lectures à une œuvre – vont être de plus en plus importantes pour Cendrars.

2J’aimerais ainsi me pencher sur la façon dont Cendrars a pu, de façon assez désenchantée, écrire et décrire la lecture comme un phénomène d’aliénation. Cette vision plutôt pessimiste qu’a Cendrars de la réception des œuvres littéraires se donne à voir dans un ensemble de textes qui ne sont pas consacrés directement à son œuvre mais qui reviennent sur le destin d’œuvres écrites par des auteurs, des poètes en particulier, qui sont des alter-egos (Villon, Nerval, Rimbaud…). Difficile en effet de ne pas voir ces textes a priori tournés vers le passé comme la description d’une hantise : « voilà ce qu’il a pu advenir de poètes dont je suis la réincarnation, voilà donc ce que je risque ». En d’autres termes, l’analyse de la catastrophe aurait valeur de malédiction (mais peut-être est-ce plutôt un exorcisme). Il s’agira donc de voir comment Cendrars a pu (d)écrire ces lectures pouvant mettre en péril l’intégrité de l’œuvre d’art, et quels dangers il percevait dans cette inévitable altération qu’est la lecture. Ce détour par la courte mais dense œuvre critique de Cendrars permettra ainsi d’éclairer le fonctionnement de l’œuvre cendrarsienne, qu’on peut décrire comme un système d’autodéfense, mais qui ne disqualifie pas pour autant toutes les lectures.

3La production critique de Cendrars est réduite : il ne signe qu’une demi-douzaine de préfaces à des œuvres littéraires, souvent très courtes et dispersées dans ses œuvres complètes4. L’évocation des œuvres préfacées est alors bien souvent diluée dans des souvenirs qui mettent au centre la figure du préfacier. Si cette œuvre critique compte certes également des textes qui ne sont pas des préfaces – on parlera ainsi du premier chapitre de Bourlinguer –, Cendrars s’est globalement peu adonné à l’écriture critique et quand il l’a fait, cela semble toujours avoir été rapidement, presque à contre-cœur, en esquivant toute saisie de l’œuvre de l’autre. Cet évitement pourrait n’apparaître que comme le résultat d’un désintérêt si ses textes ne thématisaient pas précisément l’inanité des lectures critiques. On peut en voir un premier exemple au début de sa préface à Ferragus de Balzac où Cendrars s’interroge :

Pourquoi vouloir mettre de l’ordre dans le prodigieux désordre de la création de Balzac ? Balzac lui-même remaniait sans cesse la distribution de ses ouvrages […]. Il faut lire les œuvres de Balzac pêle-mêle comme il les a écrites au jour le jour et dans la fièvre, sinon leur pathétique risque de nous échapper […]. Et c’est ainsi que j’ai lu Balzac, en désordre, une dizaine de fois La Comédie humaine de bout en bout et à différentes époques de ma vie […]5.

4Le début de cette préface est avant tout polémique : Cendrars critique la disposition choisie par l’édition qui inclut sa préface, l’édition Béguin (1950-1953), qui classe les tomes de la Comédie humaine selon la chronologie des événements racontés plutôt que selon leur date de parution. Mais ce passage est révélateur de la démarche paradoxale de Cendrars critique. S’il se présente sans surprise comme le « bon lecteur » de la Comédie humaine, dont la façon de lire, dans le désordre, serait à imiter, c’est parce qu’elle serait mimétique de la manière dont Balzac aurait écrit ses textes : la manière d’écrire de l’auteur constituerait aussi la meilleure façon de le lire. Il n’y aurait aucun « ordre » à mettre dans la création de l’auteur, qui serait son propre guide, ce qui implique l’inutilité de toute écriture critique : le préfacier mine de l’intérieur l’écriture de préface.

5La défiance de Cendrars vis-à-vis de la lecture critique et ses stratégies d’évitement sont en effet à comprendre dans le sillage d’une posture anticritique qui affleure souvent dans son œuvre et qui est commune à bien des auteurs au xxe siècle. Le texte-clé, à cet égard, est la lettre-préface à Paul Laffite connue sous le titre Sous le signe de François Villon. Véritable réquisitoire contre l’érudition et l’interprétation, la « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur », écrite en 1939 mais parue seulement en 1952 dans La Table ronde, se présente comme une réponse à son ancien éditeur des Éditions de La Sirène qui lui avait demandé d’écrire une vie romancée de Villon. Or, le texte va essentiellement consister en une longue et tortueuse justification de son refus d’écrire cette biographie6 : la question biographique, dans le cas de Villon, se confondant souvent avec l’exégèse de son œuvre poétique, cela va être l’occasion pour Cendrars de régler ses comptes avec tout un ensemble de discours secondaires (exégèse savante, travaux philologiques, critique universitaire) pour les rejeter en bloc en dénonçant toutes les menaces qu’érudits, exégètes et critiques font peser sur un créateur et son œuvre. Si bien que la lettre-préface à Paul Laffite peut apparaître comme un petit manifeste contre « l’emprise des profs, des thèses, de l’Université7 », tout en étant un florilège des lieux communs anticritiques au xxe siècle8.

6L’idée initiale de Cendrars est que l’œuvre littéraire est autosuffisante. Donc, premier grief, toute lecture se voulant savante ou professionnelle serait inutile. De même qu’il suffit de lire Balzac comme ce dernier a écrit son œuvre, rien ne sert d’ajouter à la vie de Villon ce que le poète a déjà écrit à ce sujet :

Car que savons-nous de la vie de Villon ? Rien, ou pas grand-chose en dehors de ce que lui, François, a bien voulu laisser transparaître dans ses vers, et tout ce que l’on peut écrire autour, ajouter, surajouter, décalquer, déchiffrer, deviner comme s’il s’agissait de l’énigme d’un roman policier n’ajoute rien à l’aveu, au soupir, au regret qu’en a fait Villon […] – alors, pourquoi vouloir en dire plus qu’il n’en a dit lui-même dans ses deux petits écrits laissés à ses amis du Petit et du Grand Testament 9 ?

7L’analogie avec le roman policier permet ainsi habilement à Cendrars de pointer du doigt la vision implicite que le commentaire projette sur le poème. Pour lui, cesser de concevoir un poème comme une énigme à décrypter amènerait à comprendre que, pour connaître un poète, il n’y aurait nul besoin de discours secondaire et que son œuvre suffit.

8Sauf que les œuvres ne s’exposent pas qu’à une paraphrase superflue : elles courent aussi le risque, deuxième grief qui est un deuxième topos, d’être étouffées. C’est ce que révèle l’analyse que fait Cendrars de la somme écrite sur Villon par Louis Thuasne10, éminent médiéviste du début du xxe siècle, à qui un long passage est consacré :

Mais aussi passionnante et instructive que la lecture de cette sorte d’édition critique avec notices, commentaires, notes et glossaire puisse être, cette sorte d’entreprise me fait chaque fois trembler sur le sort réservé aux 3 000 vers de Villon enfouis dans les trois épais volumes de M. Thuasne (et dans tous les autres volumes de tous les autres confrères en érudition de M. Thuasne) […]11.

9Malgré ses prétendus mérites, l’ouvrage de Louis Thuasne noierait les vers que ses travaux sont censés expliquer : les trois mille vers de Villon seraient peu de choses face aux « trois épais volumes » de l’érudit. C’est le reproche classique, mais fondé, qu’on peut adresser à toute approche scolastique : le travail au service du texte, censé le mettre en lumière, conduit à le faire perdre de vue12. Si je reviens aux mots de Cendrars, on note également l’image de l’enfouissement, qui s’articule avec l’image des critiques en charognards, variante du poncif du critique-parasite13. Pour Cendrars, les désaccords de façade des spécialistes de Villon se rejoignent en effet dans une même attitude de « dépeçage » de l’auteur : « C’est au plus pédant qui accuse ses confrères en érudition de se parer des plumes d’autrui, alors que tous ensemble, messieurs les érudits ne font que plumer Villon14 ». Le polyptote (plume/plumer), tout en faisant écho au « Geai paré des plumes du Paon » de La Fontaine, permet de façon comique de retourner les accusations que se lancent les commentateurs en les repeignant tous en vautours venant « plumer » l’auteur et son œuvre.

10Cendrars montre de plus que les lectures d’un texte, plus que le parasiter, peuvent l’altérer. Altération linguistique et langagière d’abord, l’exemple paradigmatique étant l’histoire du manuscrit de l’aventurier vénitien Niccolo Manucci que Cendrars retrace dans « Venise », premier chapitre de Bourlinguer – exemple sur lequel je me permets d’aller un peu vite puisque Jérôme Meizoz lui a consacré un long article passionnant dans Poétique 15. Après avoir évoqué la vie du médecin Manucci dans l’Asie du xviie siècle, ce premier chapitre revient essentiellement sur le destin fragile et incertain de son manuscrit. Cendrars s’attarde ainsi longuement sur la démarche des deux hommes qui ont proposé une édition des mémoires du médecin vénitien : le père Catrou, un jésuite du début du xviiie qui, selon Cendrars, a à la fois effectué de larges coupures et affadi le style oral et familier de Manucci, et William Irvine, éditeur anglais du début du xxe siècle qui a censuré de nombreux passages scabreux : les éditeurs s’apparentent ainsi à des figures castratrices qui ont édulcoré et domestiqué la prose de l’écrivain, lequel est toujours pour Cendrars, selon Claude Leroy, un « idiot16 », au sens étymologique du terme.

11À l’altération linguistique s’ajoute également le risque d’une sorte de travestissement. Si l’on revient à la lettre-préface à Paul Laffite, Cendrars diagnostique en effet dans l’ouvrage de Thuasne une projection insidieuse du critique sur l’auteur qu’il analyse :

Quoi d’étonnant si à la longue […] le savant érudit n’entraîne pas la conviction, car à trop prouver, M. Thuasne ne prouve rien, et l’on ne sait plus bien à la longue à qui l’on a affaire car Villon lui-même prend figure d’érudit ! En effet, ne pourrait-on croire que le pauvre écolier, qui aimait tant flâner dans les rues et courir les mauvais lieux et les bals musette, a lu tous les livres du royaume à force d’en voir cités, et des plus rares, à propos du moindre de ses vers ? Dieu, que tout cela sonne faux ! Un savant, François ? permettez-moi de rire17.

12Cendrars brocarde ici les conséquences qu’une certaine érudition peut avoir sur l’image d’un auteur. L’idée est en effet que le savoir déployé par Thuasne, qui se livre à une étude des sources, des influences et des allusions dans la poésie de Villon, rejaillirait implicitement sur l’image que le lecteur se fait du poète (« on ne sait plus bien à la longue à qui l’on a affaire ») : une telle avalanche de références ne conduit-elle pas, en effet, à voir en Villon un double de l’érudit qui le commente ? De fait, la critique des sources, dont relève l’ouvrage de Thuasne, précède les théories de l’intertextualité et peut donc toujours être considérée comme une description implicite de gestes qui auraient été effectués par l’auteur. Face à cette projection, Cendrars prétend garder une posture moyenne, et s’en tenir à l’image que Villon donne dans ses vers.

13Pour Cendrars donc, la lecture critique aliènerait doublement le texte, que ce soit en le noyant ou en projetant sur lui une image fausse de l’auteur. Compte tenu de cela, on comprend les réticences de Cendrars à s’adonner à la lecture critique à son tour. Cette rhétorique anticritique, qui postule à la fois l’inutilité et la nocivité du commentaire, éclaire en effet la dimension déceptive des préfaces de Cendrars qui contournent ou évitent la relation métatextuelle (quand elles n’énumèrent pas les travers des critiques, ses préfaces rendent l’écriture critique impossible : l’exemple paradigmatique étant ainsi sa préface pour le moins déceptive et aporétique aux Fleurs du mal). En d’autres termes, il est cohérent que Cendrars ne veuille pas emboîter le pas à ceux dont il conspue la démarche de charognards.

14Car dans la suite de la lettre à Laffitte, Cendrars souligne bien que le danger n’est même pas tant que les universitaires se livrent à de tels travaux d’exégèse, mais que les poètes et les artistes s’y mettent à leur tour :

Qu’un prof, qu’un linguiste, qu’un érudit, […] s’imagine que la poésie doit enseigner la grammaire, la syntaxe, la langue, l’étymologie, l’histoire […], le malheur n’est pas grand et l’on peut même tirer quelque profit de leurs élucubrations, mais que les poètes eux-mêmes en viennent à oublier que la poésie est gratuite, cela c’est une catastrophe. Et c’est pourtant ce qui se passe de nos jours où les poètes, même les plus indépendants et qui sont des novateurs, restent victimes de l’instruction obligatoire et de l’enseignement de l’École sans arriver à se défaire des tics et des manies qu’on leur a inculqués en Sorbonne […]18.

15Ce que Cendrars dénonce de la sorte, c’est donc qu’une vision scolaire de la littérature puisse être à son tour revendiquée par les artistes. Cendrars se fonde en effet sur une sorte de division du travail dans laquelle le commentaire et l’exégèse scolaires ne pourraient pas, par nature, être l’apanage des écrivains, pour qui la poésie serait nécessairement gratuite : la critique d’écrivain serait une contradiction dans les termes. D’où le scandale, pour lui, des poètes, et notamment des Surréalistes, qui analysent la poésie de Rimbaud, emboîtant le pas de l’institution :

Je n’en veux pour preuve que ce que les poètes ont fait du dernier des leurs, de Claudel à Aragon, en parlant de Rimbaud qui leur a dit merde ! à tous et dont ils coupent les cheveux en quatre pour prouver, prouver, prouver... quoi ? l’un, que Rimbaud était catholique, l’autre, que Rimbaud était païen, l’un, que Rimbaud était un démiurge, un mage esthétisant […], tous d’accord pour dire de Rimbaud qu’il est un cas unique dans la littérature mais chacun le tirant à soi pour le faire rentrer dans le rang et l’entraîner derrière soi dans sa chapelle ou son cénacle où chacun d’eux se réfugie […]19.

16Cet extrait, qui articule explicitement interprétation (« prouver, prouver, prouver ») et récupération d’un auteur met en évidence ce qui effraie Cendrars dès lors que les artistes se mettent à leur tour à jouer le jeu « scolaire » de la critique : ce sont des entreprises intéressées qui mènent à l’aliénation du créateur, lequel est réduit à être un symbole ou un emblème. « Faire rentrer dans le rang » le poète, l’entraîner derrière une bannière, c’est en effet tout ce qui horripile Cendrars, qui restera jusqu’au bout attaché à une conception très romantique, car antiscolaire, du créateur20.

17D’où le fait que Cendrars rêve de la possibilité qu’une œuvre échappe structurellement aux prises de la critique. C’est ce qu’aurait réussi selon lui l’œuvre de Casanova, comme il l’explique dans le « Pro Domo » de La Fin du monde filmée par l’ange N.-D. : le texte des Mémoires de Casanova est en effet instable, tant du point de vue éditorial (« la version que l’on connaît des Mémoires n’est ni le texte original ni même une traduction fidèle […], ce qui est un cas unique dans l’histoire de la littérature mondiale pour un écrit devenu un livre de chevet21 ») que linguistique (« comme notre bel aventurier n’a écrit dans aucune langue avouable, il ne peut être réclamé par aucune nation pour être déformé officiellement, réformé22 »), ce qui fait qu’il serait affranchi, irrécupérable. C’est, selon Cendrars, la prouesse de Casanova – plus si vraie aujourd’hui ! –, d’avoir « échappé à l’emprise des profs, des thèses, de l’Université23 ».

18Ces rêves d’œuvres inclassables et inaccessibles à l’institution (qui renvoient bien sûr à l’esthétique même de Cendrars, avec des textes comme « bricolés » où prévaut souvent le montage), de même que ces attaques très polémiques envers les commentateurs d’auteurs auxquels Cendrars s’identifie apparaissent en définitive symptomatiques : ce déni violent de la critique n’est pas innocent et renvoie aux propres angoisses de Cendrars face aux lectures qui pourraient cerner et figer son œuvre. Une note de bas de page de la lettre-préface à Laffitte explique que cette hantise de la critique, déployée dans tout le texte, est aussi liée à ce qui peut advenir de son œuvre :

Tout récemment dans une édition scolaire de mon roman L’Or un membre de l’enseignement supérieur, qui ne s’est pas privé de corriger mon texte dans des notes soi-disant explicatives au bas des pages, n’a pas reculé devant l’indécence de faire figurer dans la notice qu’il consacre en tête de cet ouvrage à son auteur le renseignement d’usage Blaise Cendrars, né le 1er septembre 1887, mort [...], laissant trois points de suspension entre crochets pour que l’élève puisse à l’occasion remplir ce vide24.

19On a certes là un témoignage assez cocasse de la réaction d’un auteur face à la patrimonialisation anthume de son œuvre. Mais cette note acerbe est symptomatique de l’image mortifère que Cendrars a de la critique, qui anticiperait sa mort pour disséquer son œuvre, en dépit (et peut-être aussi à cause) de toutes les stratégies de l’œuvre cendrarsienne pour duper, devancer et décourager les commentateurs. En effet, toute l’œuvre de Cendrars peut se décrire comme un dispositif d’autodéfense, pour décourager et frustrer les commentateurs. La démarche interprétative, notamment freudienne, est souvent évoquée pour en dénoncer l’inanité ; Cendrars a annoté tous les volumes de ses Mémoires de notes passionnantes et énigmatiques, adressées au « lecteur inconnu », par lesquelles il anticipe les commentateurs futurs en prenant leur place25, tout en disant qu’il ne révèle pas tout ; ses entretiens créent plus de mystères autour de ses œuvres qu’ils n’en résolvent… Bref, tout est fait pour brouiller les pistes.

20Arrivé à ce point, on serait en droit de se demander ce qui reste possible : quelle lecture des œuvres, de son œuvre, Cendrars est-il prêt à cautionner ? Faut-il vraiment prendre totalement au sérieux cette hantise du lecteur ? Évidemment, les choses ne sont pas si simples. D’abord, ces garde-fous et ces tentatives de contrôle sont à comprendre dans une logique de désir et de transgression : Cendrars met des bâtons dans les roues du lecteur pour mieux l’inciter et le provoquer. Comme l’écrivait Yvette Bozon-Scalzitti, on est avec Cendrars face au « paradoxe d’un exhibitionnisme du secret qui […] d’un côté, se moque de la manie herméneutique du lecteur, mais de l’autre, lui lance une constante invite à l’interprétation, comme s’il voulait à la fois être deviné et rester insaisissable26 ». Mais il n’y a pas qu’une contradiction entre, si l’on veut, une injonction manifeste et une injonction latente : Cendrars lui-même contredit constamment ses propres préceptes et donne également à voir des manières de (le) lire. Alors qu’on croyait qu’il condamnait tout type de lecture qui ne soit pas muette, il se livre parfois, lui aussi, à la pratique interprétative qu’il paraissait pourtant refuser en bloc27. Ainsi, dans le texte sur Villon, sans crainte de la contradiction, il ne s’interdit pas de se livrer à son tour à une interprétation de la poésie de Villon, pas vraiment moins partiale que celles qu’il a analysées chez Thuasne ou chez Francis Carco, en proposant de voir dans la « Ballade à s’amye » la clef de la poésie de Villon28.

21Idem avec le texte sur Manucci dans « Venise ». Si Cendrars adopte un éthos de philologue qui se démarque des éditeurs peu scrupuleux de l’aventurier vénitien, ce n’est qu’un leurre. Comme Jérôme Meizoz l’a bien montré, toute cette mise en scène de Cendrars en lecteur érudit relève de la fable et est purement parodique : Cendrars n’est sans doute jamais allé à Venise et n’a surtout jamais pu consulter le manuscrit en italien de Manucci qu’il prétend citer au cours du chapitre. Il en donne une traduction de seconde main, tirée de l’anglais, qu’il infléchit vers des éléments de sa poétique personnelle. Ainsi, si Cendrars feint en apparence d’adopter un regard neutre sur le texte original, en réalité « il n’est qu’un commentateur supplémentaire, bien propre à reconduire les erreurs ou transformations qu’il dénonce29 ».

22Là où, en revanche, Cendrars se distingue des éditeurs de Manucci ou des critiques officiels de Villon, c’est que sa démarche est créatrice : jamais il ne se fait censeur, ni ne prétend avoir le dernier mot. Ce ne sont pas des questions de morale, ni même de science, qui guident sa présentation du texte de Manucci, mais plutôt une fidélité à la liberté qu’il prête à Manucci ; ce n’est pas non plus pour faire le poète d’école qu’il voit dans la « Ballade à s’amye » le cœur de la poésie de Villon : d’ailleurs, il essaye à peine de démontrer sa position, qui apparaît au mieux comme un écho à sa propre œuvre, au pire comme une pétition de principe.

23Mais est-ce à dire que Cendrars ne souhaite qu’un lecteur créateur ou écrivain ? Pas forcément : Cendrars met fréquemment dans la bouche de certains de ses personnages l’effet qu’il escompte de ses livres et qui donne une autre image de la lecture souhaitée. Voici ce qu’il fait dire à Sawo, son ancien camarade de la Légion étrangère, dans L’Homme foudroyé : « Tu sais, j’ai lu tous tes bouquins. Je ne les comprends pas tous, mais au moins ça grouille, ça vit, ça voyage là-dedans [...]. Je lis un bouquin de toi, tiens, tes poèmes, et je sais comment agir et je m’en tire30 ». La lecture devrait ainsi permettre au lecteur d’agir, elle devrait être un tremplin. Que ce soit l’homme simple ou le poète, Cendrars nous montre deux modèles qui se caractérisent par une lecture qu’on pourrait appeler « centrifuge », laquelle ne reste pas muette et pétrifiée devant un auteur mais ne cède pas pour autant à la pulsion de l’analyse et de l’exégèse.

24Finalement, une des clés du désir retors de Cendrars réside peut-être dans le texte qu’il écrivit à vingt-trois ans sur Remy de Gourmont, l’éminence grise du Mercure de France que Cendrars appelait son maître. Selon Cendrars, Gourmont aurait la renommée idéale car il aurait réussi l’exploit d’être « le premier écrivain qui ait créé ses lecteurs31 ». Cette formule à la fois étonnante et fondamentale, qui rend les lecteurs partie prenante de la création de l’auteur, traduit bien le fantasme précoce de Cendrars de la possibilité d’une œuvre qui fonctionnerait en vase clos, sans laisser prise à une saisie exogène. C’est le rêve, non pas d’échapper à toute lecture, mais de canaliser, de sélectionner ses lecteurs.

*

25Concluons par les mots que Cendrars adressa au père Bruckberger, le prêtre dominicain de la Résistance : « Un artiste n’est jamais cerné, il n’est jamais réduit à se rendre, son ultime défense n’est jamais conquise, il peut toujours inventer une nouvelle parade en créant. Un poète n’a de bouclier que son œuvre32 ». On a là une image saisissante du poète en forteresse assiégée dans laquelle se ramasse la conception agonistique de la création selon Cendrars. En effet, derrière la fanfaronnade se lit une angoisse réelle : si l’œuvre est le seul rempart du poète, ce moyen de défense est bien vulnérable dès lors qu’elle s’achève et ne peut plus être augmentée. Il y a indéniablement chez Cendrars une hantise d’être défini : ses minces préfaces lacunaires, à une époque où il écrit des livres pourtant très denses, aux phrases souvent gigantesques, de même que cette défiance envers tout discours qui pourrait classer les œuvres des poètes auxquels il est attaché, constituent en effet autant de mises en garde ou de parades pour celui qui imagine la critique attendre sa mort. Reste que toutes ces angoisses n’impliquent pas une volonté d’inhiber complètement le lecteur, ou de le réduire au silence, mais plutôt de faire le tri : au lieu d’analyser ses textes, Cendrars voulait qu’on s’en nourrisse – ce qui ne veut en aucun cas dire que c’est la seule bonne manière de le lire.