Le roman de la lecture au long cours
1« Un homme est entré pour nous dans les Sargasses d’un loisir infini1. » C’est en ces termes que Jacques Rivière célèbre Marcel Proust dans le numéro d’hommage que la NRF lui consacre en janvier 1923. L’imaginaire des Grandes Découvertes informe la composition et la tonalité d’ensemble d’un article qui fait de l’auteur d’À la recherche du temps perdu l’inventeur d’un nouveau monde, autrement dit le contraire du romancier réactionnaire que les journaux de gauche ont voulu voir en lui, lors de « l’émeute littéraire » provoquée par l’attribution du prix Goncourt2. L’inachèvement de la Recherche fait d’elle un « navire démoli et condamné à un éternel mouillage », une monstrueuse épave sur les flancs de laquelle on n’en finira plus d’observer « l’innombrable et minutieuse végétation de pensées, de désirs, de perceptions qui les a envahis ». Dans les relations des contemporains de Bartolomé de las Casas ou d’Antonio Pigafetta la « mer des Sargasses » jouit du prestige équivoque des lieux de péril. Les caravelles, piégées par l’absence de vent, y restent encalminées des semaines entières ; l’inquiétude des équipages est d’autant plus grande que l’immobilité forcée du calme plat a pour théâtre une prairie de haute mer, formée d’immenses radeaux d’algues dérivantes, spectacle qui tient du prodige. La métaphore transpose, en l’inscrivant sur la scène élargie de l’« Âge des découvertes », la chambre aux volets clos de l’appartement du boulevard Haussmann. En rapprochant le « loisir infini » de l’écrivain, retiré derrière ses murs tapissés de liège, et l’oisiveté forcée des marins, l’immobilité formidable qui affole les équipages de la Pinta et de la Niña, Rivière invite ses lecteurs à considérer ce que les entreprises au long cours ont en commun, quelle qu’en soit la nature, qu’il s’agisse de partir à la recherche du temps perdu ou de la route des Indes, de conquérir le Mexique ou de déchiffrer, en demeurant en repos dans sa chambre, ce « livre intérieur3 » qui exige que vous vous établissiez, sans quoi il restera lettre morte, dans la plus haute part de vous-même. Toute longue patience tient de l’héroïsme, dès lors qu’elle implique un face à face avec « l’idée de la mort4 ». Le héros d’À la recherche du temps perdu découvrira, tout près du mot « fin », alors qu’il commence à écrire son livre, que le temps qu’exigent les ouvrages « longs à écrire5 » n’est en aucune façon une stase mais qu’il est surtendu, dramatisé par un intense sentiment d’urgence.
2La « chambre close » est associée très tôt, à la façon d’un attribut, à la personnalité publique de Proust, dès l’hiver 1913. En novembre, à la veille de la sortie en librairie de Du côté de chez Swann, Proust donne deux interviews6, l’une pour Le Temps, l’autre pour un hebdomadaire illustré, Le Miroir, au lectorat plus populaire. Dans les deux entretiens, il se met en scène, reclus, « malade », dans « la chambre sombre, aux volets toujours clos, où n’entre jamais le soleil ». L’article du Miroir est illustré d’un portrait juvénile, pris quelque vingt ans plus tôt, en 1896, à l’époque des succès mondains et de la parution des Plaisirs et les Jours, silhouette élégante mais anachronique qui dissone avec le titre de l’article, lequel présente Du côté de chez Swann comme « l’œuvre écrite dans la chambre close » :
M. Marcel Proust est un personnage étrange qui, atteint d’une redoutable maladie, vit complètement retiré du monde depuis de longues années, dans une chambre éternellement fermée à l’air et à la lumière, et toute tapissée de liège pour que n’y pénètrent jamais les moindres bruits des appartements voisins et de la rue7.
3En plaçant l’écriture de la Recherche sous le signe de la réclusion, Proust, à qui revient l’initiative de la mise en scène (les journalistes écrivent sous sa dictée8), mobilise un imaginaire de la conversion, qui a le double avantage de lui permettre de faire fond sur ses chroniques du Figaro, qui demeurent en 1913 ses principaux titres de notoriété, tout en les situant dans une époque révolue de sa vie. Depuis ce temps lointain où il donnait au journal de Calmette sa série des « Salons parisiens » ou les pastiches de « L’Affaire Lemoine », « un mal cruel » l’a tenu « éloigné du monde, du bruit et de la clarté du jour », « réclusion », dont il confie à ses interlocuteurs qu’il la croit au demeurant « profondément profitable » à son œuvre : « L’ombre, le silence et la solitude, en abattant sur moi leurs chappes épaisses, m’ont obligé de recréer en moi toutes les lumières et les musiques et les frémissements de la nature et du monde9. » Proust donne implicitement cette « chambre close », depuis laquelle il est possible de faire refleurir en soi le monde, pour une arche, image autour de laquelle était construite, vingt ans plus tôt, la lettre-dédicace des Plaisirs et les Jours (1896), où il est déjà question des maladies qui contraignent et vous éloignent de la splendeur du monde. Gide, frappé par la façon dont le jeune Proust s’identifie au vieux Noé, attire l’attention, dans sa contribution à l’hommage de la NRF, sur ce texte oublié, invitant à voir dans la célébration de la réclusion une sorte de prophétie10. Comme le narrateur en fait le constat dans Sodome et Gomorrhe : « quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions11 ». « Quand j’étais tout enfant, écrit Proust dans la page sur laquelle Gide met l’accent, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l’“arche”. Je compris alors que Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre12. » Dès lors que la « chambre close » est perçue comme une arche, les polarités s’inversent : la chambre où la maladie me tient en marge de l’existence se révèle être tout le contraire d’un lieu de relégation, un monde en bouton, au centre duquel je me tiens, et dont je suis responsable puisqu’il m’incombe de le sauver des eaux de l’oubli. La préface des Plaisirs et les Jours décrit la maladie, pour peu du moins que celle-ci ne se comporte pas en maîtresse tyrannique, comme un état qui procure le bénéfice paradoxal de soustraire le malade aux servitudes du quotidien, en enrayant la mécanique de la vie comme elle va. « La vie, écrit Proust, est chose dure et qui serre de trop près, perpétuellement nous fait mal à l’âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver de clairvoyantes douceurs13. »
4Proust fait servir cet éloge paradoxal de la maladie à l’affirmation d’un ethos d’écrivain, Comme l’a montré Gabrielle Roy-Chevarier14, la figure de l’« artiste-malade », dont la fortune est grande dans les dernières décennies du xixe siècle, et dont se saisissent plusieurs écrivains de la génération de Gide et de Proust, permet de constituer en une dramaturgie existentielle le mystère de la création. Si les artistes de l’âge romantique sont souvent représentés comme des reclus, leur retrait du monde se caractérise par le débord cornucopien d’une concentration d’énergie. L’« artiste-malade » se distingue par la longue patience exténuée de celui qui se voue à son œuvre dans un face à face avec la mort. Si la réclusion dolente du malade devient, au tournant du siècle, l’une des figurations de la création artistique, elle se marie plus volontiers avec la passivité apparente du lecteur. Péguy prétend, dans une page de Clio, contemporaine de la parution de Du côté de chez Swann, que, lorsqu’« on a l’honneur d’être malade, et le bonheur d’avoir une maladie qui vous laisse la tête libre […], c’est alors, et alors seulement, qu’on est le lecteur idéal15 ». La maladie permet à un écrivain faisant négoce de ses lectures de retrouver la plénitude de l’otium. Ainsi entendue, seule la relégation temporaire, dans les marges du temps, permettrait de retrouver, à l’âge des responsabilités, ce qu’est vraiment la lecture, « l’acte commun, l’opération commune du lisant et du lu16 ».
5La « chambre close » des réclusions dolentes est un lieu commun qui réunit plus qu’il ne les sépare les écrivains et les lecteurs. Si la Recherche s’écrit depuis une position de retrait, la longue patience qu’elle exige des lecteurs implique qu’ils sachent eux aussi se soustraire à la presse du monde, dès lors que le sentiment prédomine d’une inadéquation entre le temps cloisonné du quotidien et l’espace au large de l’œuvre. La Recherche est une lecture qu’il est plus malcommode que d’autres de loger dans la vie comme elle va, comme bien des lecteurs réticents n’ont pas manqué de le faire remarquer. La même formule, avec quelques variantes – « La vie est trop courte et Proust est trop long17 » –, vient à France et à Barrès, qui se seront dérobés, comme beaucoup d’autres, à l’injonction de se mettre à lire Proust. Ce sont ces réticences, les difficultés, réelles ou supposées, que présente la lecture de la Recherche, les inhibitions que suscite une œuvre perçue comme intimidante, qui ont contribué à faire de la lecture de ses sept tomes un sujet romanesque, ou du moins un sujet possible de récit. La lecture de Proust, parce qu’elle suppose une forme d’engagement et qu’elle est vécue dès lors comme une aventure, est susceptible de faire roman. Aussi s’est-elle imposée comme un lieu permettant mieux que d’autres de travailler à une figuration du lecteur. Et de fait, le roman français de l’entre-deux-guerres fait une assez large place au désir de lire Proust, ou aux réticences que l’œuvre suscite, au défi que représente la lecture d’une œuvre exigeant que l’on s’installe dans un « loisir infini », peu compatible avec les servitudes des hommes pressés des Années folles. Dans Les Travaux et les Joies, vingt-deuxième tome des Hommes de bonne volonté, Jerphanion discute avec sa femme du prestige dont bénéficie encore – nous sommes en décembre 1923 – le monde aristocratique : « un milieu qui est tout de même singulier, affirme la jeune femme, et qu’on n’arrive pas à se représenter très bien, même quand on a lu Proust ». Son mari l’interrompt : « Disons, pour être plus exacts, quand on a lu du Proust18. » Le partitif appelle à lui toutes les lectures interrompues dont est faite la gloire de Proust, lorsque son nom s’impose, avec la publication d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, comme celui d’une lecture obligée. Dans une page d’Aurélien, Aragon, plus désinvolte que Romains, dispose sur un guéridon « le dernier Proust », dont se saisit Edmond de Barbentane, qui le propose à son ami Adrien, « pour passer le temps » : « Adrien prit le gros livre, comme si on lui avait refilé l’annuaire du téléphone. Ça n’avait pas l’air de l’enchanter, Proust. Chez le coiffeur, on vous donne La Vie parisienne19… »
6Si la lecture de Proust a été souvent représentée comme une injonction à laquelle on se dérobe ou que l’on récuse, elle a fini, en 1949, par donner naissance à un roman du lecteur au long cours. Auteur de sept romans, publiés pour l’essentiel entre 1943 et 1956, Roland Cailleux (1908-1980) perpétue dans la seconde partie du xxe siècle la figure du médecin-écrivain, si importante dans l’histoire du roman français, de Georges Duhamel à Céline20. Son roman du lecteur, sobrement intitulé Une lecture, est composé autour d’une grande traversée de la Recherche, lecture envisagée dans tous ses aspects, depuis la naissance du désir de lire, désir mimétique suscité par le sentiment d’être exclu d’une forme particulièrement séduisante et enveloppante de connivence, jusqu’aux manifestations insidieuses de la déprise ou de l’éloignement. Cailleux est sensible aux vertus de l’oubli, qui contribue, au bénéfice d’un effet de vague, à mêler le roman et la vie. Bruno Quentin, trente et un an, grossiste en verrerie de la rue de Paradis, est contraint par un début de tuberculose – nous sommes en 1935 – de se retirer du jeu social pendant quelques mois. En son absence, il confie l’affaire familiale à son frère cadet, qui le supplée efficacement et qui se découvre, lui qui semblait promis à une carrière de magistrat, une passion pour les affaires. Bruno est un homme intelligent, avisé, mais relativement peu cultivé, un lecteur occasionnel que ses goûts portent d’abord vers le théâtre, davantage sans doute par attirance pour les jeunes femmes qui cherchent à y faire carrière que par amour de l’art dramatique. Il entretient d’ailleurs une actrice, Dora, dont la carrière piétine. Bruno Quentin connaît grâce à elle, fût-ce par ouï-dire, tous les grands noms de la littérature de l’époque : « Elle parle d’Intermezzo et de Giraudoux. Puis de Judith. Elle fait des allusions à des bouquins nombreux, qu’on n’a pas le temps de lire comme elle. Et c’est mauvais pour sa santé. Si elle éteignait à une heure raisonnable, elle n’aurait pas tant d’oppressions21. » On le voit, Bruno n’est pas un « liseur de romans22 » mais un lecteur sans qualité, un homme de bon sens, méfiant à l’égard des excès auxquels conduit la fréquentation des êtres de fiction, l’un de ces lecteurs distants que Proust appelle les « hommes “occupés”23 », qui considèrent avec un peu de dédain, tout à leur satisfaction de « “ne pas avoir le temps” », la vie désoccupée de ceux qui vivent leur vie dans les livres. C’est par Dora que Bruno Quentin entend parler de Proust. Aux premières pages du roman, il glisse discrètement un chèque de quatre mille francs, celui qu’il remet à sa maîtresse au début de chaque mois, dans le roman qu’elle est en train de lire : « Le Côté de Guermantes, que Bruno ne connaît pas24. » Dora n’a jamais entrepris de lui parler de Proust, insoucieuse de lui donner l’envie de le lire. Aussi le soupçon, vaguement désagréable, lui vient‑il, lorsqu’il commence à prêter attention au retour régulier de ce nom, qu’elle le croit incapable d’apprécier ce qui fait la beauté d’une œuvre comme le Temps perdu (c’est ainsi qu’on appelle la Recherche chez Cailleux, selon un usage assez répandu dans les années 1930) ; car elle en parle souvent, et longuement, avec Armand, le meilleur ami de Bruno, normalien, professeur de philosophie au lycée Condorcet, et avec Berty, son meilleur ami à elle, qu’elle surnomme affectueusement Morel, « on n’a jamais su pourquoi25 », sobriquet qui, de fait, restera incompréhensible à Bruno jusqu’à ce que l’allusion s’éclaire au détour d’une page de Sodome et Gomorrhe26. Bruno assiste en spectateur à des conversations dont il comprend qu’elles mobilisent les ressorts de la connivence : il saisit qu’un regard souligne un « sous-entendu », que certaines expressions, certains noms sont des « mots de passe27 ». Il n’est pas dupe : « J’ai bien compris cette franc-maçonnerie28 » ; mais il n’en est pas ; et il souffre un peu à l’idée de faire figure d’« idiot du village29 » dans ces conversations où il est contraint de faire tapisserie.
7Cette blessure d’amour propre explique qu’au moment de quitter Paris pour Grasse, où il doit s’installer dans le « loisir infini » de la vie de cure, Bruno entre dans une librairie :
[I]l apprend que le Temps perdu forme une immense suite, achète Du côté de chez Swann et Les Jeunes Filles en fleurs, jette un coup d’œil à l’intérieur, est surpris de l’aspect compact de la typographie, hausse les épaules et se dirige vers sa voiture, les cinq volumes sous le bras. À les tâter d’une main, il a soudain une impression assez insolite, comme s’il était embarqué peut-être30.
8Sur ces mots, promesse d’un grand départ, d’une navigation hauturière, s’achève la première partie du roman, évocation synthétique de la vie de Bruno Quentin, jusqu’à sa trente-et-unième année, jusqu’à l’annonce de la maladie, catastrophe dans laquelle il verra bientôt, dès lors qu’il sera parvenu, grâce à la lecture de Proust, à tenir en respect « l’idée de la mort », la possibilité d’une Vita nova31. La deuxième partie, la plus longue des trois que comporte le roman, est consacrée à la lecture de Proust. Lecture d’abord « morcelée », « périodique », hésitante. Cailleux compare l’attention de Bruno, lecteur peu aguerri, à un « rayon de phare revenant scruter un paysage à la fois insolite et familier, sans avancer beaucoup au premier contact d’une œuvre qui ne semblait pas s’engager, comme si sa voie ne pouvait ou ne voulait se laisser deviner aussi vite32 ». Bruno s’agace, sa pensée va et vient entre le livre et les amis qu’il a laissés derrière lui à Paris, ces trois « liseurs » de la Recherche, Dora, Armand et Berty, à l’égard de qui il éprouve une forme d’animosité. Il leur reproche, en effet, d’avoir porté aux nues « ce style de laborieux et tâtonnant virtuose33 », et d’avoir ainsi suscité chez lui, en témoignant de leur admiration, le désir de s’« embarquer ». Peu à peu pourtant, Bruno se familiarise avec un monde où il commence à se reconnaître. Cailleux décrit les alternances d’attention et de rêverie, les moments où le lecteur lève les yeux de son livre, ceux où il tourne son regard en dedans. Il excelle à évoquer les intermittences de « l’immersion fictionnelle34 », les incessants rééquilibrages entre « activité imaginative » et « attention intramondaine », les va-et-vient entre le livre et la vie, les moments où le livre et la vie se confondent, se superposent, ceux où ils s’affrontent, l’émerveillement de Bruno lorsqu’il se reconnaît dans une réflexion du narrateur, les moments, à l’inverse, où il refuse son adhésion au contempteur de l’amour ou de l’amitié. On accompagne Bruno dans sa découverte : on apprend avec lui à distinguer les différents niveaux d’énonciation, à différencier Proust du narrateur, le narrateur du héros. Quelques-unes des pages les plus pénétrantes du livre sont consacrées à démêler les ressorts qui font que je me reconnais dans un livre quand bien même le monde qui y est représenté m’apparaît étranger, sans rapport direct avec ma vie. Qu’est-ce qui fait que le village de Combray devient peu à peu aussi familier à Bruno que si les souvenirs du narrateur étaient les siens propres ? Qu’est-ce qui préside à cette magie familière de la lecture, cette « impression ambiguë de fausse reconnaissance35 » qui fait que, tournant les pages, je fais l’expérience, progressant dans mon livre, d’une mémoire autre devenue mienne :
Pourtant il n’avait pas connu dans son enfance de vacances semblables à celles que passait à la campagne dans une propriété de famille le jeune héros de ce livre. Mme Quentin était fille unique, et n’avait gardé avec la famille de son mari que des relations de politesse. […] Bruno réussissait néanmoins à loger la tante Léonie dans une chaise à porteur du Mont-Dore et Françoise au marché ou dans un bazar de Royan36.
9Cailleux pose toutefois des limites à cette plasticité existentielle de la « fausse reconnaissance » : « En revanche, le contraste était trop grand entre la vie facile et raffinée qu’avait connu ce fils unique, maladivement nerveux et beaucoup trop choyé […] et le précoce apprentissage que Bruno avait dû faire de la mort, des responsabilités et de l’âpreté de la vie37. »
10Le lecteur accompagne ainsi le héros de Cailleux dans sa traversée et le suit de Du côté de chez Swann au Temps retrouvé. La réussite de l’entreprise tient à la façon dont le romancier nous « embarque » dans la lecture de Bruno, en évitant tout effet surplombant de vue à vol d’oiseau. Nous sommes au plus près de lui. Nous épousons son regard. Nous ignorons comme lui ce que deviendront Gilberte ou Saint-Loup. Nous ne nous étonnons pas de son projet, parvenu à mi-chemin de sa lecture, et pleinement conquis désormais par une œuvre dont il a le sentiment qu’elle fera époque dans sa vie, d’écrire à Proust, mort douze ans plus tôt, ce qu’il ignore, pour lui exprimer son admiration et sa profonde reconnaissance. Nous faisons avec lui l’expérience matérielle, sensorielle, tactile, d’une lecture de la Recherche, telle qu’on pouvait l’entreprendre en 1936, alors que les tomes étaient divisés en volumes ; on apprivoise avec lui la typographie compacte, décourageante, des Éditions de la NRF ; on s’indigne des innombrables coquilles. Dans la Recherche qui est la sienne, celle des lecteurs de l’entre-deux-guerres, l’apparition des hommes-femmes, dans Sodome et Gomorrhe I est encore comme dissimulée à la fin du dernier volume du Côté de Guermantes II, et non placée en tête du tome suivant, comme c’est le cas aujourd’hui, dans toutes les éditions disponibles. Cailleux invente, en somme, une nouvelle forme de résumé, proprement romanesque, qui consiste à décrire ce que le roman fait à son lecteur. Ce sont les réactions de Bruno, ses indignations, son émerveillement, les échos qui se font jour entre sa vie et celle des personnages de Proust, qui font que l’on avance peu à peu dans la Recherche, ou du moins dans cette étrange lecture à laquelle on est invité, comme si on était là avec lui, à lire par-dessus son épaule, tout en étant admis à lire en lui, à pénétrer dans l’intimité de sa conscience. Roger Nimier a décrit assez précisément l’étrange dépaysement que procure à un lecteur de Proust la traversée du roman de Cailleux. Tout se passe comme si j’entreprenais de relire la Recherche depuis un autre point de vue, enveloppé dans un autre monde intérieur que le mien, et les comparaisons que je ne manque pas d’établir entre ma lecture et celle de Bruno Quentin créent d’étonnants effets de stéréométrie : « Comme il est étrange, écrit Nimier, de découvrir un autre lecteur. Après tout, les personnages ne sont que des noms de métropole : on croit se comprendre en les prononçant, alors que chacun a des souvenirs particuliers, songe à tel jardin, tel visage, telle aventure38. » Si bien des circonstances sont omises, il n’en demeure pas moins, comme l’écrit Alexandre Vialatte, que Cailleux a réussi le tour de force de « faire tenir tout Proust, comme un grand pardessus dans une petite valise39 », dans l’espace relativement étroit de deux cents pages, autrement dit dans le temps, six mois, qu’il aura fallu à Bruno pour mener à bien sa lecture et, déclaré guéri, ou en voie de l’être, quitter Grasse pour Paris.
11Le dernier chapitre de la deuxième partie est tout à la fois celui de l’imminence du retour à Paris et celui de l’approche du mot « Fin », qui suscitent l’un comme l’autre des sentiments mêlés, où la nostalgie et l’appréhension l’emportent sur l’impatience et la joie. Comme le narrateur de « Journées de lecture », Bruno est victime d’un accès de mélancolie prospective. On pourrait lui appliquer les mots sur lesquels se referme la première partie de l’essai : « On aurait tant voulu que le livre continuât, et si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie40 ». Et de fait, Cailleux se met manifestement à l’écoute de ces pages dans l’un des rares pastiches que comporte le roman, qui fait un usage très discret de l’imitation stylistique :
Ce n’était pas sans une certaine mélancolie que Bruno avait entamé les deux derniers volumes du Temps retrouvé, le moment approchant où il allait être privé à jamais de son inquiétude délicieuse (sur le sort du héros et de ses satellites), inquiétude dont il avait si longtemps vécu. […] Bruno désirait moins que jamais que le roman prît fin, et eût souvent souhaité, au contraire, que ces Mille et Une Nuits de l’Occident, où c’était le lecteur et non plus le conteur qui risquait de perdre la vie quand elles arriveraient à leur terme, pussent durer aussi longtemps que sa propre vie41.
12Le sentiment qui s’impose à Quentin d’être en train de lire le Livre des destinées solennise l’approche de la fin. En 1926, au cours de son exil parisien, Miguel de Unamuno a consacré un récit, Comment se fait un roman, à cet attachement superstitieux du lecteur au livre qu’il se refuse à voir finir. S’inspirant de La Peau de chagrin, il imagine que son alter ego, U. Jugo de la Raza, découvre chez un bouquiniste des bords de Seine un livre qui oppose à la curiosité du flâneur cet avertissement intimidant : « Lorsque le lecteur arrivera à la fin de cette douloureuse histoire, il mourra avec moi42. » Les pages consacrées par Cailleux à la lecture des « deux derniers volumes du Temps perdu » trahissent quelque chose de cette sourde inquiétude, que l’on retrouve, dans une tonalité nettement moins sombre, dans la préface de Sésame et les lys, qui inspire de toute évidence l’entreprise de Cailleux et dans laquelle d’ailleurs il faut probablement voir, plus largement, le texte fondateur du roman du lecteur, dès lors que l’on désigne ainsi une figuration mémorable invitant le lecteur à faire retour sur lui-même pour « recréer dans son esprit », tout en lisant, « l’acte psychologique original appelé Lecture43 ». Le roman de Cailleux ne s’achève pas au moment où Bruno Quentin rencontre le mot « Fin ». Il comporte une troisième partie, qui est celle du retour à Paris et du travail de l’oubli. Quentin a fini par aimer sa réclusion, et même par lui donner la préférence sur les divers attachements de sa vie antérieure. Mais voici qu’il est guéri, en même temps qu’il est parvenu au bout de sa lecture. Il ne lui reste plus qu’à sortir de l’arche et à rendosser les rôles sociaux dont il s’était un temps délesté. La mélancolie suscitée par l’anticipation du mot « Fin » entraîne l’image de l’arche de Noé, et avec elle le souvenir de la lettre-préface des Plaisirs et les Jours et très certainement encore celui de la lecture que Gide en a proposé dans la NRF de janvier 1923, textes que Quentin ignore mais qui sous-tendent le psycho-récit de Cailleux :
Il n’aurait plus aucune excuse, du jour où il obtiendrait d’Arvallo [son médecin] son exeat, de prolonger son séjour dans cette prison dorée, où il s’était senti si peu présent, lui qui avait passé la moitié de son temps à revivre son passé et l’autre à imaginer son plus proche avenir. Il s’était assez vite, somme toute, créé des habitudes à l’intérieur du petit monde clos où il s’était lui-même jalousement retiré et c’était au moment où il s’était familiarisé avec le bercement et l’air confiné de l’arche qu’il était menacé d’être brusquement rendu au vent du large44.
13Il regagne Paris à contre-cœur mais réconforté par la certitude que rien ne sera plus jamais comme avant. Proust a changé sa vie. Il comprend très vite que cette certitude comporte une part d’illusions, dès lors qu’il doit bientôt admettre que le roman le quitte, que des pans entiers ont déjà versé dans l’oubli : « Il chercha à se rappeler pourquoi Marcel s’était volontairement privé de revoir Gilberte Swann. Il enragea de ne pouvoir y parvenir, alors que des centaines de pages étaient consacrées à expliquer les motifs et les conséquences de cette rupture. […] Ainsi, malgré lui, sa lecture s’estompait déjà45. » Proust a changé la vie de Bruno, c’est une affaire entendue, mais de façon moins radicale, moins définitive qu’il avait pu le penser46. S’il retombe dans certains de ses travers, s’il se laisse reprendre par les complications et les vanités de la vie, il a acquis dans son aventure non seulement une sensibilité nouvelle à l’art mais aussi une conscience sociale, exacerbée par les incertitudes qui inquiètent le pays à la veille des élections législatives de 1936. Si le roman s’éloigne, ce n’est donc qu’en apparence, dans la mesure du moins où l’oublier, c’est lui rester fidèle. Tout se passe comme si l’aventure de Bruno Quentin illustrait l’une des grandes leçons de Proust, selon laquelle la lecture conduit certes sur « le seuil de la vie spirituelle » mais « elle ne la constitue pas47 ».
14Le 27 février 1953, Roland Cailleux a prononcé à l’université de Cambridge, une conférence intitulée « Proust et son lecteur », dans laquelle il expose la genèse de son livre. On peut en lire deux extraits dans le livre d’hommage, Avec Roland Cailleux, publié par le Mercure de France en 198548. Le texte intégral, conservé par les descendants du romancier, figure en annexe du mémoire de Master qu’Alexis Martinot lui a consacré en 201749. Cailleux insiste à plusieurs reprises dans sa conférence sur son intention, qui n’était en aucune façon « d’écrire un ouvrage de critique sur Proust, mais un vrai roman, exactement le roman du lecteur, dont Proust était l’occasion50 ». Ainsi s’explique l’article indéfini du titre qu’il faut entendre comme un désir de montée en généralité : la lecture de Quentin vaut pour toutes les « grandes lectures », pour toute lecture dès lors que, s’inscrivant dans la longue durée, elle est vécue comme une aventure. La conférence nous apprend tout ce qui distingue la lecture de Quentin de celle de Cailleux. Le romancier découvre Proust à quinze ans, en 1923, alors qu’il est en classe de seconde au lycée Louis-le-Grand. Il ne lit alors que quelques pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans un exemplaire dérobé à son frère aîné, qui s’en ressaisit aussitôt et qui lui en défend l’accès au prétexte que ce n’est pas une lecture de son âge. Il entreprend sa première lecture l’année suivante, au cours d’un été passé loin des siens, en Angleterre. La lecture du roman le détourne de mettre à profit son séjour pour apprendre l’anglais, n’ayant « rien de plus pressé », tout au long de son été, que de « [s]e retirer dans [s]a chambre » : « j’y appris Proust51 ». En 1924, les deux derniers tomes de la Recherche n’ont pas encore paru. Le jeune Cailleux, de retour à Paris, en attend la publication avec impatience : « je n’ai plus vécu, écrit-il, que dans l’attente du Temps retrouvé52 », qu’il lira en feuilleton dans la NRF, fidèle au rendez-vous, le premier de chaque mois, ce qui ne fait que renforcer sa tendance à lire la Recherche comme on le fait d’un roman-feuilleton, en s’abandonnant aux « surprises de l’intrigue », en s’émerveillant des renversements d’alliance et des mariages inattendus, de tout ce que Proust appelle « le romanesque vrai53 », péripéties qui enthousiasment Marie, la vieille domestique des Cailleux, qui se lance dans la lecture de Proust comme s’il s’agissait de Rocambole. La deuxième lecture a de nouveau pour cadre l’Angleterre. Cailleux a vingt-trois ans et il est médecin à l’hôpital français de Londres, dans la bibliothèque de laquelle il trouve un exemplaire complet du roman. C’est un « nouveau lecteur54 », bien différent de l’adolescent de seize ans, qui entreprend de relire la Recherche. Entre-temps, il a lu Joyce, Gide, Céline, une admiration en remplaçant une autre, de même que tous les livres de témoignages et les essais critiques qui ont paru sur Proust, ainsi que la Correspondance générale du romancier. Moins sensible aux péripéties, il l’est davantage au roman de la vocation. C’est un « troisième lecteur », « un apprenti écrivain55 » qui relit Proust quelques années plus tard. Cailleux est désormais installé comme médecin dans une ville d’eaux et s’il entreprend de le relire c’est pour nourrir en soi le désir d’écrire. Après la publication de son premier roman, Saint Genès, un livre que Gracq, qui l’admirait, qualifie de « kaléidoscopique », où l’on passe « du je au tu, au il, et même au on, du poème au monologue intérieur, au journal intime, à la lettre, au portrait56 », Cailleux cherche un nouveau sujet, qui s’impose soudain à lui « comme la lettre volée d’Edgar Poe » : « je le portais en moi mais je ne le voyais pas, pas plus que ne l’avait vu jusqu’ici aucun lecteur57 ». Roland Cailleux a été un temps le médecin de Gide. Il le soigne, en 1940, lors d’un accès de colique néphrétique, avant de l’accueillir chez lui, à Saint-Genès-la-Tourette, près de la Chaise-Dieu, en juin de la même année, comme il le raconte dans son Journal inédit, où il décrit son émotion à observer Gide « se promener en personne dans les lieux où je l’avais lu58 » à dix-huit ans. L’influence de Gide est perceptible dans le projet de Cailleux. Dans l’une des entrées de son Journal, il présente son livre comme une sorte de pendant des Faux-Monnayeurs, le roman du lecteur venant ainsi répondre au roman du romancier. Dans sa conférence de 1953, c’est d’autres « romans du roman » qu’il rapproche de son livre, en évoquant La Sorellina du Jacques Thibault de Martin du Gard ou le Jacques Arnaut et la Somme romanesque de Léon Bopp59. Gide et Martin du Gard sont deux des interlocuteurs de Cailleux, dans les années où il travaille à son roman. Ils semblent avoir cherché à le dissuader de choisir la Recherche, ce qui n’étonne guère de la part de Martin du Gard, qui s’est toujours tenu à distance de l’œuvre de Proust, et à peine davantage de la part de Gide, dont on sait les sentiments mêlés. Le Rouge et le Noir faisaient à leurs yeux un meilleur candidat, « car presque tous les jeunes Français ont été marqués par ce livre60 ». Cailleux s’en tient néanmoins à son choix initial : « Mais je ne me sentais pas d’amitié pour Julien Sorel, je ne m’en suis jamais senti. D’autre part, le monde de Stendhal me semblait trop éloigné du nôtre. » Et, de fait, le sentiment de proximité joue un rôle essentiel dans l’approfondissement des relations de détermination réciproque entre le roman et la vie qui donne au roman du lecteur sa dynamique propre. Si Le Temps retrouvé bénéficie d’un surcroît de résonance aux yeux de Bruno Quentin, il le doit à un effet de jointure : le monde de Proust, en englobant la Première Guerre mondiale, a rejoint celui de son propre passé, celui de ses souvenirs d’enfance :
Il n’allait pas jusqu’à se dire qu’il aurait pu lui-même rencontrer le héros, mais cette soudaine apparition d’une époque qu’il avait connue, à l’intérieur de laquelle s’était passée son enfance, et qui venait tout à coup relier ses souvenirs à ceux de Marcel, lui permettant de découvrir vingt nouvelles analogies entre sa propre histoire et celle du héros (puisque après tout, certains d’entre eux et Saint-Loup le premier, avaient bien pu se trouver au front aux côtés de son propre père), lui plut comme un amusant anachronisme. Il […] remerciait Proust de cette espèce de démonstration pratique et nouvelle de sa méthode analytique, qui s’appliquait avec la même aisance aux nouveaux cadres de la société contemporaine61.
15Tout le projet de Cailleux repose sur la capacité d’établir une circulation dynamique entre le roman et la vie, de façon à donner à éprouver la présence active en soi des souvenirs de lecture : les romans que j’ai aimés, même si j’ai l’impression de les avoir oubliés, contribuent à me faire ce que je suis. Fidèle à la leçon de Proust dans « Journées de lecture », pour qui « il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré62 », Cailleux représente la lecture comme une dimension de la vie : « On continue à vivre en lisant, et pas seulement par intérim, mais très souvent d’une vie beaucoup plus profonde que ne l’est la vie ordinaire63. » Le souci de représenter ce que l’étoffe de l’existence doit à l’activité imaginative est commun au Cailleux d’Une lecture et au Giono de Noé (1947), romans contemporains, qu’il est tentant de constituer en un diptyque. Et, de fait, le roman de Giono dialogue bien mieux que ne le font les Faux-Monnayeurs ou Jacques Arnaut, avec celui de Cailleux. Ils ont en commun l’image de l’arche, qui se montre aussi accueillante au romancier qu’au lecteur, et une même foi dans la magie familière de l’immersion fictionnelle.