Du lirisme : poétique du livre à toucher
1Un livre est posé sur la table, encore fermé. Il repose. On le laisse reposer. Cependant, comme l’huître de Ponge, « on peut l’ouvrir ». On peut même manger (des yeux) ce qu’il recèle à l’intérieur. Ou encore c’est devant vous « un vieux machin comme / un œuf d’oiseau éléphant1 ». Comment déployer ce mince volume pour y faire entrer « tout un monde », et entrer à notre tour dans le sien2 ? Comment faire communiquer ces mondes ? Comment vivre d’une autre vie que la sienne, pleurer de la douleur d’un autre ou mourir par procuration ? Tel est le mystère. Tel est le rituel.
2Car les livres ne sont « pas tout à fait des objets, pas tout à fait des sujets non plus, mais des milieux de vie, des zones d’expérience, des possibilités d’avenir », écrit Marielle Macé dans Façons de lire, manières d’être3. C’est ce qui m’a retenue et me retient toujours, dans l’approche, ou à l’approche d’un livre, « pavé impondérable4 », ce maigre objet pluriel, plutôt plat, terne et banal, qu’on empile, qu’on classe et qui peuple nos intérieurs : sa potentialité, son impact.
3On peut observer les bouquins un peu comme des animaux sauvages5 : en silence, avec précaution. Tant ils nous sont à la fois familiers et étrangers. Ce sont des sommes de contradictions, plus que de savoirs. Un poème de Lirisme s’inscrit en faux contre les apparences :
un volume n’est pas plat
quand on voit ce qu’il contient
en termes de montagnes de
continents qui circulent
des hommes qu’on a pu
agrandir au passage y tiennent
debout comme vous et moi des
arbres crèvent le plafond sans
provoquer
de ruines sauf que les temps se
rentrent dedans ce qui entraîne
avec eux une sorte d’épaisseur
de chaos dont on n’a pas trop
l’occasion dans sa propre cuisine6
4Ce qui entre en contraste total, c’est bien ce petit objet matériel maniable, anodin, et le formidable déploiement mental, en trois dimensions, qu’il contient : toute une petite cosmogonie portative résumant la vie, la re-suscitant. On pourrait convoquer à l’appui l’équivalent très visuel du pop-up : le fait d’ouvrir un livre fait apparaître d’un coup toute une architecture impliée et complexe qu’on n’aurait jamais devinée, qui envahit et reconfigure l’espace-temps en une seconde. On n’en croit pas ses yeux, – ou plutôt le principe d’adhésion à des fictions, qui fonde l’acte de lire, exige qu’on en croie ses yeux : à n’en pas douter, on se trouve dans un espace virtuel de réalité augmentée.
5Aussi n’est-ce pas une théorie de la lecture au sens classique que je voudrais produire, fondée sur une herméneutique, appuyée sur une érudition, parlant des livres lus, approfondissant un dialogue muet avec des auteurs et leurs textes. Tout en gardant intensément conscience qu’on n’écrit jamais seule, mais toujours déjà dans le chœur et en écho, je laisse de côté, volontairement, les rapports d’innutrition et de glose. À ce propos, un distique de Lirisme dit ce grand rêve sémantique que véhicule tout acte de lire, dans sa tension cognitive, sur fond presque effacé d’ancienne exégèse biblique : « rêve de m’installer à Sens / pour retraite7 ». Le sens prend ici, avec la majuscule, la forme d’une ville non seulement existante et localisable, mais surtout idéale et fantasmée, où toute interprétation serait enfin clarifiée, où tous les sens apparaîtraient transparents et coprésents, au lieu même de l’hermétisme dont on taxe la poésie moderne. La chute du poème, décalquant la forme laconique du haïku, souligne la caducité de ce mythe, ou en tous cas le risque ostensible de chute :
dans ce monde
où on a retiré
les escaliers
6Tant il est difficile de passer les seuils de la compréhension ; tant le monde dans son opacité, dans son absurdité constitutive, se refuse à la clarté, loin de se déployer en système, au point que le corps désorienté ne peut plus bouger, et que l’effort aussi bien physique qu’intellectuel s’en trouve plus ou moins frappé d’inutilité.
7Je commence donc par découper un large champ critique pour l’écarter d’emblée : dans ce champ, on rencontre la citation, le pastiche, le plagiat, la réécriture, l’intertextualité, l’explication de texte. Car « mon étude met l’accent sur l’expérience de la lecture plutôt que sur son interprétation », comme le postule aussi Pierre-Louis Patoine dans son essai Corps/texte : pour une théorie de la lecture empathique8. Ce n’est pas tant la lecture qui m’intéresse que le lire, le geste de lire. Et non pas tant le lire que l’écrire lire. Et non pas tant l’écrire lire en général que l’écrire lire en poésie, confié au genre poésie, ausculté et disséqué à travers son prisme et ses filtres. Il en est résulté Lirisme, paru aux éditions Corti en 2022 : ce n’est pas un livre à lire, mais un livre du lire. Il propose, et se propose, d’explorer la valeur opératoire d’une poétique de la lecture, tout en émettant l’hypothèse qu’elle pourrait trouver une formulation spécifique, en acte, par le vers, dans le genre poésie9. Je pourrais parler à ce propos de poétique réceptive : poétique de la réception couplée à une poétique sensible, sensorielle, échoïque (ou empathique) de l’acte lisant.
8Pour l’anecdote, puisqu’on sait qu’une part de hasard peut jouer les déclencheurs dans la genèse d’un texte, ce titre, Lirisme, avec deux i, est venu d’une faute de frappe : biberonnée au lyrisme romantique dans mon cursus universitaire, un jour j’ai tapé sans le vouloir « lirisme » avec deux i sur mon clavier. Aussitôt, je me suis mise à considérer avec intérêt le néologisme qui en résultait. Lirisme a incubé dans cette coquille. La suffixation en -isme pourrait laisser entendre le lancement d’un mouvement littéraire, ou en tous cas la revendication historico-théorique de quelque école, qui manifesterait l’intention de fédérer différentes tendances. C’est donc avec une légère ironie que j’ai affiché pour titre ce suffixe un peu étouffant et didactique, en référence à la litanie inlassable des romantisme, réalisme, dadaïsme, tachisme, post-exotisme, etc., qui n’ont pas manqué de ponctuer le fil de l’histoire des arts, en y laissant des marques plus ou moins effaçables. Au-delà de l’altération littérale du lyrisme avec y, de cette étiquette magistrale jugée souvent un peu écrasante ou même caduque10, il s’agissait pour moi de déplacer le lourd massif incantatoire de l’ancien lyrisme vers autre chose, qui en changerait la musique. Un titre de séquence, « C’est chant11 », évoque malicieusement ce processus engagé de glissement, en maintenant la place-fantôme d’un « i ».
9Avant tout, mon geste vise à décentrer ce lirisme du moi, à l’extraire de sa « peau de plomb12 », puisqu’on associe traditionnellement, de façon d’ailleurs beaucoup trop caricaturale, le lyrisme romantique à l’expressivité d’un sujet, voire à son omniprésence un rien pleurnicheuse, bavarde ou braillarde, pour le tourner vers le lecteur : à savoir le « tu » vacant, le volontaire pour s’aventurer, celui qui se présente sur le seuil avec ses bonnes ou mauvaises dispositions (qu’on pense au « lectures mal bienveillantes » évoquées par Rimbaud) et qui se trouve immédiatement investi d’un rôle-clef, sommé qu’il est de vivre et faire revivre : tant il est vrai que sans lui tout livre resterait lettre morte, chose inane et forclose. Il s’agissait donc de rouvrir le livre, mais en lisant cette fois à livre ouvert dans le lecteur, en auscultant son geste et ses répercussions, non plus seulement intellectuelles, dans l’élaboration d’un sens, mais aussi et surtout incarnées, vécues, physiques. Le livre à ce stade peut être conçu comme un kit expérimental qui parle à tout le corps : la poésie se fait l’enregistrement de ses effets, à la fois sur l’imaginaire et sur l’organisme dudit lecteur.
Impersonnalité des pronoms personnels
10L’écrire lire engage une démarche entièrement personnelle, qu’elle relève d’un devoir ou d’un désir, et en même temps la plus décollée peut-être de toutes les adhérences autobiographiques et subjectives. Je retrouvais soudain à vif, sur la scène de l’écrire lire, tous les rouages et les casse-têtes d’une théorie de l’impersonnalité que j’avais déjà eu l’occasion de creuser. Il me fallait, dans Lirisme, démonter avec le plus de précision possible un certain processus de connaissance de soi, mais tel qu’il passe par la perte, la pulvérisation, l’effacement, la substitution et la pluralité. « Tu es tuant », dit l’écrivante au lecteur, « de me chercher où je suis la plus morte13 » : ce scénario de la lecture se passe « En bord de mort14 ». Ainsi, « je » ne désigne plus l’ancrage stable de l’ego locuteur, mais au contraire une personne voyageuse, qui ne renvoie à personne.
imaginez ce moi qui vous
parle sans langue a la joie
d’être personne
toujours plus personne15
11La question est bien celle, philosophique, du « Qui suis-je ? », reformulée, dans la séquence « Euphorismes », en : « je suis qui suis je16 », de façon à ce que l’affirmation identitaire se trouve soit tautologique (en écho à des formules prêtées à Dieu du type « Je suis celui qui suis »), soit contredite par l’interrogation indirecte qui fait immédiatement porter un coefficient de doute maximal sur l’identité, et en maintient l’inquiétude.
12La séquence de Lirisme intitulée « Écrivant à des livres » vise à faire ressortir un principe de substitution et de télescopage :
et peut-être que si j’écris
comme un livre
à des livres
vous vous souviendrez
pour moi de moi
comme je me souviens
de vous sans vous
avoir jamais vus17
13« Écrire comme un livre / à des livres », voilà la formule d’un idéal mélancolique qui fige d’emblée l’écriture en littérature, lui conférant son statut d’œuvre lisible, mais aussi son aspect fermé, muséal, comme si c’était la condition indispensable pour constituer d’emblée le texte en espace mémoriel et le rendre opératoire et parlant pour quiconque.
14La répétition du verbe pronominal « se souvenir » décline deux catégories de pronoms qui orchestrent la rencontre-type entre les actants sur la scène du « lisable » : « vous vous souviendrez / pour moi de moi », « comme je me souviens de vous sans vous ». Le lire se distingue alors par son étrange capacité à activer à volonté une mémoire personnelle impersonnelle : grâce au dispositif du livre, le lecteur est chargé de se souvenir de qui écrit (cette instance qui parle, déjà détachée de l’auteur en personne) à la place de cette voix qui elle-même va s’oublier très vite, de sorte qu’elle charge le lecteur de réactiver indéfiniment sa propre mémoire trouée et désoriginée. Quant au paradoxe du scripteur, il fonctionne en sens inverse : il est capable de se souvenir de vies et de gens qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais rencontrés ailleurs que dans ces pages, et ce faisant il manifeste lui aussi un savoir impersonnel qui transcende l’identité individuelle et anecdotique. Dans Poésie, etcetera : ménage, Jacques Roubaud, reprenant un titre de Gertrude Stein, Autobiographie de tout le monde, insiste sur le fait que la poésie est « effecteur de mémoire » :
La poésie est le seul art de mémoire personnel (une mémoire) et interpersonnel (toutes mémoires).
- La poésie est double ?
- La poésie est autobiographie de tout le monde.
La poésie est autobiographie de personne18.
15Ce qui est venu se déposer, dans un livre, ce sont ces traces renvoyant à des présences-absences, de sorte que toute confidence y est en voie de désindividuation. Le « lu » se substitue au « vu » pour créer de nouvelles conditions d’échanges et de partages des expériences. C’est ainsi que le livre « désaltère l’altérité19 ». Il greffe une mémoire virtuelle et plurielle qui excède l’expérience vécue d’un sujet en lui conférant une portée et une résonance transpersonnelles. En outre, la permutation des pronoms repose sur la fonction spéculaire du livre, telle que Hugo avait pu par exemple la mettre en exergue dans la préface des Contemplations (« Prenez donc ce miroir »). Plusieurs poèmes, dans Lirisme, reprennent, dans une forme de condensation-limite servie par la coupe des vers, ces jeux de miroir et d’échanges pronominaux jusqu’au vertige :
aussitôt
si je t’écris tu
me restitues ce tu
si je me dis je tu
te dis ce je20
16Le moi n’est plus qu’une place vacante dans laquelle le premier venu peut se glisser. La deuxième personne prend immédiatement le relais d’une énonciation en première personne pour la revendiquer à son tour, de sorte que le plus individuel devienne le plus transpersonnel, voire le plus universel. Notons que la grammaire permet également d’y entendre le participe passé du verbe taire, comme si l’ego ne pouvait que rester « tu » dans un tel processus de transfert. L’écrire lire engage donc à la fois un vol et une volte indispensables sur la scène pronominale, puisque l’ensemble de ce dispositif repose sur un principe de réversibilité capable de croiser les identités21.
Sortir de la littérature ?
17Le risque majeur de Lirisme était de tourner en rond, en vase clos et en circuit fermé : de tenir une sorte de discours autotélique et solipsiste du livre sur le livre en oubliant tout du monde et d’autrui. Ce que je ne voulais à aucun prix. J’ai donc dû commencer par déblayer le champ, le désencombrer. J’en étais venue à me méfier de cette pléthore de références qui, par une sorte de fatalité culturelle, fait de tout manuscrit la réécriture forcée de textes préexistants. À ce titre, l’écriture ne serait que la traduction ou la resucée d’un acte de lecture affiché ou tacite, une lutte maligne ou maladroite contre l’inhibition et le résultat d’une hantise.
18Je voudrais donc évoquer rapidement ici, à rebours des éloges nostalgiques sous lesquels elle croule, les « effets pervers » de la lecture, dans un contexte où l’écrire apparaît toujours déjà rattrapé par un lire qui le précède. La lecture n’ayant plus un rôle inaugural d’incitation ni d’aliment, mais bien plutôt de bâillon ; empêchant l’accès à la vie par le livre, faisant barrière à l’expérience. « J’avoue / Une bibliothèque bouche mon velux22 », conclut l’un des poèmes de Lirisme. Le mot « bouche » est ambivalent : souligné par l’allitération en b, il met en évidence, si on y entend la bouche, l’organe de la parole, la vocation locutoire des livres, ces porte-paroles. Mais en même temps, le verbe « boucher » alerte sur un danger réel : il signale le risque que court le lecteur d’occulter à force la lumière naturelle (apportée par le « velux ») et d’appauvrir la création (à rebours d’un Fiat lux) en tapissant son intérieur de livres et de savoirs encyclopédiques, en interposant entre le monde et soi un écran de papier, un filtre à sensations et à idées presque impossible à enlever ou à percer.
19On retrouve plus loin les « cauchemars de bibliothèques / s’effondrant sur nos têtes23 », sous un enlisement de livres qui assomment et ensevelissent au lieu d’apporter une respiration. Ce risque est aussi celui de l’écrivain, dont voici l’échec résumé :
on a tous connu un homme un savant
devenu fou en raison
d’une foule de livres
qui s’étaient mis à parler
tous en même temps
rendu sourd à sa femme sa famille
sa voix mourut étouffée24
20On mesure le risque de cacophonie au point que la voix propre n’arrive jamais à se moduler, recouverte et envahie par trop de voix plus fortes qui l’étouffent. En effet, lire frôle l’aliénation, dans la disponibilité totale aux vies, aux voix. Il faut donc accepter de se perdre, mais pour se trouver : veiller à ne pas se perdre complètement de vue, et, quand on écrit, ne pas y perdre sa voix, c’est-à-dire en somme ne pas se perdre de voix. Tel est le drame du plagiaire, selon Michel Schneider dans Voleurs de mots25 : ne pouvoir écrire que dans la voix de l’autre.
21Devant ce danger, il m’a donc semblé, sans méconnaître ce socle culturel du lire ni son rôle crucial, qu’il était bon pour le « lecteur modèle » de revenir à un peu de distance et de mise en sourdine, et de désapprendre ce qu’il a appris, en un mot de dé-lire – en ce sens, Lirisme est aussi un traité délirant. Le poète Jude Stéfan témoigne, en le déplorant, de ce recouvrement de la vie par la lecture :
J’ai malheureusement beaucoup lu, trop, et je continue. Les citations, les noms ? c’est pour n’avoir pas lu en vain. Il faut être exhaustif, aller vers la totalisation ; on peut juger cela puéril, mais j’ai vécu dans le monde de la littérature. Ma démarche est borgésienne, écrire dans la littérature même. Ou feindre qu’une chose a été écrite et résumer le texte, c’est la littérature au troisième degré26.
22Par conséquent, Lirisme se propose de prendre le contrepied de ce type de posture et de déclaration, et, en bref, de contrarier la tendance ; de renverser le dosage entre « vécu peu » et « trop lu », ou plutôt de refuser l’antithèse entre lire et vivre, en faisant du lire une activité vivante, au même titre que les autres aventures physiques, affectives et cérébrales de l’être humain. Il s’agissait de revenir vers l’affirmation proustienne si connue, « la vraie vie, c’est la littérature », et de la réexaminer : non pas dans l’idée que la littérature devrait se substituer à la vie réelle et en tenir lieu, ni la court-circuiter, ni la nier, ni l’écarter ; mais qu’elle pourrait, dans et par les opérations poétiques qu’elle suppose, la rafraîchir (comme on parle de rafraîchir un écran : « j’ai besoin d’un rafraîchissement / de mémoire27 » dit un vers de Lirisme) et la raviver.
23En effet, écrire lire esquisse un seuil : celui d’une entrée en résonance. On en trouve un témoignage sous la plume de Musset dans Le Poète déchu. Avant son grand chagrin d’amour, les livres feuilletés, étudiés, qu’il croyait connaître, ne lui faisaient rien. Rien de personnel. Après cette blessure à vif, il s’est mis à les relire, et soudain tout s’est éclairé :
Au premier livre qui me tomba sous la main, je m’aperçus que tout avait changé. Rien du passé n’existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait ; un monde nouveau m’apparaissait, comme si je fusse né de la veille ; un vieux tableau, une tragédie que je savais par cœur, une romance cent fois rebattue, un entretien avec un ami me surprenaient ; je n’y retrouvais plus le sens accoutumé. Je compris alors ce que c’est que l’expérience, et je vis que la douleur apprend la vérité28.
24Le « sens accoutumé » s’efface au profit d’autre chose, qui tient à l’apprentissage de la « vérité ». Cet apprentissage ne passe pas par les livres, mais par la vie seule et sa blessure. Il en résulte un « nouveau monde », qui s’accompagne d’une re-naissance (« comme si je fusse né de la veille ») : les mêmes textes, qui n’étaient qu’un vaste cimetière de savoirs, prennent un sens nouveau et deviennent parlants au point que « tout avait changé ». Les livres n’ont pas été les initiateurs à la vie vécue : c’est la douleur qui initie rétrospectivement à la vérité contenue dans les livres. L’expérience vient réveiller la vie dormante dans les lignes déjà connues « par cœur » en leur insufflant soudain un autre sens, immédiatement sensible pour ce « cœur ».
25Ainsi, l’opération de lire n’est pas seulement abstraite et ne mobilise pas que la tête. Qu’on en ait conscience ou non, on lit toujours de tout son corps, et la page en regard prend les propriétés de la peau. Tout dépend d’où on lit, comment on lit : avec quel corps, avec quelle histoire, avec quels yeux. Le processus oculaire de la lecture (« L’œil bombe / à travers blancs29 ») pose la question centrale du point de vue, selon lequel le texte se configure et devient parlant ou pas. Chacun a son petit dictionnaire à soi : les valeurs des mots sont un peu différentes à la fois en fonction des connotations culturelles, du vécu, voire du climat. On en trouve trace dans ce poème de Lirisme, quand « tu relis avec d’autres yeux » :
est-ce le même monde
sous un nouveau jour
la langue a vieilli avec toi
des images se posent sur
tes épaules viennent te rajeunir
le mot bleu dès que le soleil
perce s’éclaircit un peu
le mot joie devient un rien
plus sombre quand tu te re
mémores la mort de ta mère30
26C’est pourquoi, dans Lirisme, certains textes assument une fonction programmatique :
maintenant tu as la main
voûtée sur les feuilles
comme le fut un ciel ton
dictionnaire fuit
toi qui veux la vie vécue
vivante vitale la
réclames en sirop en lait
concentré aux livres vu
que tu n’as jamais su
t’abreuver au réel
va dépêche-toi de
prendre tout ce que tu ne
peux pas emporter
de faire tes réserves dans
ton garde-mémoire
rien ne sera là au-delà31
27Le livre devient l’outil apte à déblayer l’accès à « la vie vécue vivante vitale » qu’on réclame et permet de se constituer des « réserves » nutritives et sensorielles (des « vivres », dit un autre poème : « en état de siège il faut garder des vivres à l’esprit32 »).
28Quand le lecteur prend la main, le dernier geste serait, idéalement, celui d’une libération, qui dirait possible la sortie du livre :
tout à coup tout est nu
être aussi simple et sans
rien qu’enlever sa ceinture
poser sa crinière sur
le rebord du livre et vivre33
29La paronomase entre « livre » et « vivre » renforce cette injonction au dépouillement, comme si la véritable nudité n’était atteignable, loin, très loin de l’innocence sauvage du naturel, qu’après un long passage rituel par les instruments civilisationnels qui la cachent, la contraignent ou la parent. Et ce serait alors le retour au réel : le lecteur jetant son livre, dans le sillage du Nathanaël de Gide, non pas pour revendiquer l’ignorance crasse, mais pour revenir à la vie avec d’autant plus d’acuité.
Feuilleton de poésie
30J’ai postulé que Lirisme explorait l’écrire lire en poésie, par le geste propre du poème, en prenant le risque du vers, et avec lui du non-linéaire, du non-narratif, mais aussi d’autre chose qui restait à définir, et surtout à faire sentir : aussi bien dans son rapport au temps et sa dimension rythmique que dans sa forme syncopée, ses accélérations syntaxiques, ses coupes et ses brachylogies. J’ai pu constater d’emblée, en écrivant, que le poème était un fabuleux miroir critique pour décrire, décortiquer et enregistrer l’acte de lire : en raison de sa valeur performative, il récoltait à mesure les éclats de sensations qu’il provoquait. Ce n’était là ni récit ni commentaire ni documentaire, mais un texte discontinu qui se tendait entre théorie et pratique, circulant sans arrêt de l’une à l’autre.
31Lirisme a commencé par répondre à une commande, de la part de la revue Catastrophes dirigée par Pierre Vinclair, qui me proposa de lui envoyer tous les mois les épisodes d’un feuilleton de poésie. J’ai aussitôt voulu essayer cette forme morcelée/renouée du feuilleton. Là encore un déplacement ne pouvait que s’opérer, dans une sorte de défi et de dérangement fécond des codes génériques : que se passerait-il, si on transposait le traditionnel roman d’aventure palpitant à la poésie ? Un feuilleton de poésie peut-il être haletant autrement ? La poésie, ce genre réputé réticent à toute forme narrative, voire incompatible avec ses avatars, comment allait-elle s’accommoder du récit, soit pour l’assimiler en frayant avec lui, soit pour en rendre compte dans une forme d’altérité maintenue, notamment en revendiquant le fragment ? Et que se passe-t-il dans ce cas, celui de l’écrire lire, puisque c’est « toujours la même histoire34 », selon le titre d’une des entrées ?
32Dans Lirisme, je n’ai pas opté pour le roman en vers, ni pour le poème en prose. Mais dans sa première version, dont il porte encore la marque, il explore l’écrire lire selon différentes optiques. C’est pourquoi j’ai voulu distinguer plusieurs rythmes de lecture, en particulier dans la section intitulée « Voyages à temps ». Un livre, littéralement, est « greffé sur une cuisse35 » :
on sait des livres qui se
déplacent très lentement
mais par bonds brusques
après de longs stades
d’immobilité36
33Il y a sur une page tout un tempo à suivre, fondamental. Le lire du lirisme apparaît comme un moyen de transport : l’entrée « En train de » se situe à l’intersection des temporalités comme des espaces. Quand on lit on s’absente, on appartient à la fois au réel, à son temps suspendu, immobile, et à la machine livresque qui happe et s’emballe37.
34Au chapitre « Infléchir ses perceptions », dans son essai Façons de lire, manières d’être38, Marielle Macé revient sur les pages que Jean-Christophe Bailly a consacrées à la lecture dans le train. « Il est sensible aux échanges de durées qui s’y jouent ; car, décrit de l’extérieur comme une accélération, le train est toujours vécu par le voyageur comme une sorte de stase, un hyper-ralenti, une ‟stase mobile” : entre le temps de la lecture et la façon si sensible dont le train traverse lui-même le temps en avançant dans le paysage », « se crée une sorte d’harmonie qui est parfois complète ». Cette « redisposition des données de la perception », loin d’annuler complètement le dehors, façonne « une autre modalité de l’attention », « un certain régime de lucidité ». Le corps du lecteur devient « touriste de ses rythmes39 », ici et ailleurs, décollé de lui-même dans le défilé parallèle de paysages flous et précipités, aussi bien par la vitesse du trajet que par l’intrigue en cours.
35Cette séquence de Lirisme, « Voyages à temps », se consacre en particulier à l’étude comparée de deux types de lecture, la lecture d’un récit versus la lecture de poésie. Du roman on peut dire qu’on reste sur les rails, et qu’il vaut mieux : l’embarquement sauvage « sur le marchepied40 » est strictement déconseillé si on veut réussir à suivre le fil de l’intrigue. En revanche, la lecture de poésie tient plutôt au geste de « recueillir » : c’est une expérience à être. « La poésie nous sillonne », dit un extrait de Lirisme, et « recueille nos restes mûrs dans sa veste41 ». De plus, loin d’être seulement décrit et thématisé, ce tempo propre à la poésie intervient dans la métrique même, maintenue malgré le rejet des anciennes marques codées du vers, rime et décompte syllabique. Il s’agit d’inventer à chaque fois ce rythme propre à l’écrire lire en poésie, à rebours de la linéarité lisse de la prose : d’où les accélérations syntaxiques, les brachylogies et les blancs, qui reproduisent le rapport laissé libre du lecteur au texte : rapport butineur, indocile, d’appropriation partielle et plus ou moins approfondie que reproduit le lecteur dans son propre rythme à lui, rapide ou nonchalant.
Quelque chose qui fait quelque chose
36Au-delà de transmettre des savoirs, lire déplace, il secoue, il bouleverse. Une longue séquence, centrale, de Lirisme, « Profil flouté », décrit pas à pas le processus immersif de la lecture : le lecteur absorbé bascule dans l’univers livresque et devient un autre, quitte à manger à la table du personnage et à coucher dans son lit :
ici tu trouveras toujours les chaussures d’un
inconnu à ta pointure
d’un pas ferme entreras chez lui embrasser
ses enfants
partageras sur le pouce l’abstraction sapide
d’une tranche de melon avant l’ellipse de son
lit42
37Se mettre dans la peau d’un autre, devenir voyeur, vivre d’autres vies que la sienne, c’en est troublant. Elliptique, le poème critique a vocation à écrire/décrire ce qui a lieu : à résumer non pas le contenu généralisé d’une intrigue romanesque, mais le processus même d’identification et d’immersion appelé par l’« effet-personnage » qui préside à la lecture.
38C’est pourquoi, dans Lirisme, l’écrire lire mobilise à fond les moyens propres à la poésie. C’est avant tout à mes yeux une question d’effet que ça fait : isoler, élire un lieu d’intensité, de densité, donc de transmission brute, accélérée et décuplée des sensations. Dans la brièveté, le processus mis à nu, par extraction, cristallisation et distillation :
le compact de la prose ne me fait pas
l’effet physique des vers
c’est quelque chose qui fait
quelque chose43
39La tautologie souligne l’action concrète du texte sur le corps qui l’accueille, tout en gardant un écho du vers bien connu de Queneau, « ça a toujours kékchose d’extrême/ Un poème ». La poésie ne fait pas rien : le vers sert de caisse de résonance capable d’amplifier cet « effet physique » du livre. Pierre-Louis Patoine, en mettant l’accent sur « la discipline soma-sémiotique de la littérature empathique », vise ainsi « la construction d’un modèle capable d’expliquer les rouages neurophysiologiques et les enjeux esthétiques de ces moments où nous lisons avec notre chair, où les textes nous fouettent, nous mordent et nous caressent, nous donnent un corps que traverse la sensation44. » On touche à un livre, mais en retour il ne nous laisse pas intact, devenant un très puissant moteur d’émotions.
40D’où le rêve longtemps couvé d’un art haptique45, qui se retrouve dans les propositions artistiques que j’ai faites, aussi bien en poésie qu’en peinture : Comment dépeindre46, livre de poésie qui précède Lirisme, revient comme une sorte de journal en vers sur ma manière de plasticienne, qui consiste à peindre des arbres à main nue. Alors que je découvrais « l’angoisse de joie » de me passer des mots, je me suis mise à « peindre avec la langue ». Comment dépeindre reste traversé par l’idéal d’une immédiateté qui court-circuiterait enfin l’abstraction et l’arbitraire des signes pour mettre la main au réel, directement.
41Or il existe un dispositif livresque qui porte les traces de ce réel donné directement : c’est le livre à toucher47. Pour apprendre aux très jeunes enfants les noms des choses et des animaux, vous ouvrez la page du poussin, et vous pouvez toucher du duvet sur le dessin de son aile. Ou bien on a collé du crin sur la queue du cheval, ou un flocon de laine sur le dos du mouton. Des ressources sonores, toutes rudimentaires qu’elles soient, peuvent être mobilisées à l’appui : en tirant sur une languette, on fera beugler la vache, ou bien en appuyant sur un bouton l’oiseau poussera son cui-cui. Le rêve vaguement régressif de l’écrire lire en poésie pourrait correspondre à ce modèle premier âge, visant l’éveil sensoriel : que non seulement les choses soient nommées, mais que le lecteur puisse les sentir, en faire l’expérience physiquement et les redécouvrir.
qui tourne les feuilles d’un
arbre se laisse envahir
par ce parfum par terre de
fraîcheur d’ombre
encore plus volatile qu’un
parfum flotte le spectre d’un
parfum
l’écriture embaume48
42Vous croyez tourner les feuilles d’un livre, mais voilà que ce sont les feuilles même d’un arbre sous votre main : la polysémie du mot, réactivée par le poème, joue de la confusion. « L’écriture embaume », dans ce double sens qu’elle sent soudain si bon, répandant ces parfums jusque dans votre monde, mais aussi parce qu’elle a ce rôle et cet art funéraires de conserver le vivant entre ses pages sans qu’il pourrisse ni se décompose. De plus, dans le « livre à toucher », l’infinitif, « toucher », dit le tact, le geste vers la chose même, mais aussi le toucher émotif qui rend ce verbe réversible : le lecteur touche au livre, et en retour il est touché. Ainsi, au fil du lire-écrire qu’effectue le poème, les mots y apparaissent en partie dépris de leur abstraction : c’est un mythe, c’est-à-dire un effet de langage, mais pas seulement, si la sensation a pu être restituée, réactivée, partagée.