Colloques en ligne

Christine Montalbetti

Vous accueillir

Welcome

1Vous êtes mon horizon, quand j’écris.

2Vous êtes ce qui donne sens à toutes ces heures que je passe assise à ma table. Un monde de fiction naît sous mes doigts, mais c’est un monde qui vous est destiné, un monde qui ne vaut que si vous le parcourez ensuite pour y rejouer vos propres expériences.

3C’est donc naturellement que dans mes romans je vous parle. Mon écriture est adressée, et je ne la conçois pas autrement que dans l’adresse.

4Vous imaginer sans doute est joyeux, et me sort peut-être fantasmatiquement de ma solitude. En tout cas il y a quelque chose pour moi de moteur, dans le moment de l’écriture, à construire cette relation avec vous à l’intérieur même du roman, quelque chose qui tend ma phrase, qui la meut. Vous êtes mon principe dynamique.

5Les fictions s’écrivent dans une certaine brume, je ne connais pas tout des raisons pour lesquelles je ne cesse, pour reprendre les termes de ce colloque, d’y écrire votre lecture, mais je vais faire quelques hypothèses.

Une version optimiste des absents

6On écrit malgré soi avec ses absents. Ils traversent nos livres, même quand on ne le voudrait pas.

7Au contraire de toutes les absences dont je peux souffrir et qui doivent bien hanter mes romans malgré moi, les lecteurs et les lectrices représentent, au moment où j’écris, des absentes ou des absents provisoires. Des absentes ou des absents qui tendent vers une présence à venir.

8Cette forme encore à venir du lecteur ou de la lectrice me permet de trouver un espace où l’absence n’est pas triste. N’est pas vrillante. Cesse de me rendre muette.

9Ma première hypothèse est que c’est sur ce fond des deuils difficiles que le lecteur et la lectrice me sont apparus comme des interlocuteurs infiniment précieux. Des interlocuteurs et des interlocutrices qui sont capables de me dire : Regarde, je ne suis pas là pour le moment, dans l’instant où tu écris, mais je le serai, là. Plus tard.

10C’est la première raison que j’ai trouvée à la multiplication de ces adresses, les premières fois où on m’a posé la question du pourquoi de leur présence. Et je pense que c’était vrai, que c’était juste. Je crois que j’avais (que j’ai) fondamentalement besoin que toutes les absences ne soient pas définitives.

11En pensant à sa lectrice à venir comme à son lecteur à venir, le texte devient capable de transformer à terme une absence en une présence.

12Il a cette capacité magique-là, une capacité vraiment magique (ah, s’il pouvait transformer toutes les autres absences en présences).

13Je crois que cette première raison que j’ai trouvée est toujours vraie.

Nouer le contact

14Plus immédiatement (plus simplement, et aussi plus joyeusement), j’éprouve le besoin de nouer le contact.

15Que dès l’ouverture du livre vous sentiez que je vous sollicite.

16Si j’ouvre mes romans pour essayer de comprendre comment je procède (drôle de geste, que ce colloque me conduit à faire), je vois bien que « vous » intervenez très vite dans le récit1.

17Ce vous se décline d’ailleurs sans doute selon des statuts un peu différents.

18Il peut renvoyer très clairement et simplement à la situation de destinataire du récit : La Vie est faite de ces toutes petites choses commence par « Pour tout vous dire2 ».

19Il peut désigner plus explicitement les opérations mêmes de la lecture. Celle de se représenter : Ce que c’est qu’une existence, qui s’ouvre sur « Le mieux, je crois, c’est de commencer par le père », se poursuit quelques lignes plus bas par : « On dit le père, mais c’est un septuagénaire que vous devez vous représenter3 ». Celle d’entrer dans le livre : les premiers mots du Relais des Amis sont : « Une phrase, allons, une bonne petite phrase qui vous donne envie d’entrer dans cette histoire et de vous laisser emmener […]4 ».

20Ce mouvement de l’entrée dans le livre peut se trouver reflété par l’entrée de ce vous dans un lieu. Les premières phrases de Trouville Casino5 font coïncider l’entrée dans le roman avec l’entrée physique dans le casino et ses épreuves successives.

21Le vous peut aussi apparaître comme sujet d’une expérience qui nous rassemble. Mon ancêtre Poisson commence par : « On pourrait appeler ça l’expérience de l’aquarium. Vous vous placez devant un aquarium […]6 ».

22Ou encore c’est un vous plus souple, qui s’inscrit dans la phrase pour nous fédérer, comme dans le début de Plus rien que les vagues et le vent :

Cette histoire, c’est sûr, jour après jour je l’ai brassée dans ma tête, et la nuit aussi elle est capable de me réveiller. Elle est comme un animal qui a élu domicile chez vous, familier à force, un genre de hibou que vous entendez marcher dans le grenier, une chauve-souris qui chaque nuit se cogne contre les parois de votre cheminée, un mulot entré par mégarde, si rapide que vous avez renoncé à vous en débarrasser, et qui continue de commettre ses petits méfaits en douce dans votre maison7.

23Ce que je cherche chaque fois, c’est bien à créer le contact.

24Cette prise de contact intervient le plus tôt possible, elle donne la couleur. Le texte tient aussitôt compte de votre présence – puisque si vous lisez ces lignes, c’est bien que vous êtes là.

Sourire ensemble 

25Mes romans sont portés par un double courant de mélancolie et d’humour qui bataillent l’un contre l’autre dans la phrase.

26Or l’humour suppose une connivence.

27Il la suppose, et il l’entretient, il la nourrit.

28Les moments où je m’adresse à vous peuvent ainsi être, il me semble, des catalyseurs de l’humour.

29Ce sont à la fois des lieux privilégiés où il peut s’exercer, et l’endroit où nous rassembler.

30L’idée, c’est bien sûr qu’on rie ou du moins qu’on sourie ensemble.

Aller chercher le commun

31Il est donc très vite entendu que c’est à vous que le récit s’adresse, que c’est à vous, en un sens, que je parle ; mais aussi que je vous y parle de vous. De votre expérience à vous. Ce que je cherche, c’est à déclencher ce petit retour sur vous-même qu’autorise la lecture et par où vous mesurez confusément votre propre connaissance des choses. Ce que je vous demande de faire ? De vous représenter, donc, bien sûr, de vous figurer, de compléter parfois, d’aller chercher le sens d’un mot que je ne veux pas prendre le temps d’expliquer – de menues tâches, comme ça, que je vous propose –, mais surtout de vous souvenir, de vous rappeler, de convoquer votre propre histoire.

32Je n’avais pas relu la première (longue) phrase du premier roman publié, Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine, qui met explicitement en place ce désir :

Il s’agit d’abord de préciser les choses8 disons d’un point de vue théorique, dans l’abstrait, et en faisant signe vers votre expérience propre, non pas dans sa singularité mais précisément dans ce qu’elle a de commun, avec la mienne, avec celle de Simon, enfin l’un des éléments qui gentiment nous lie et sur lesquels nous sommes susceptibles de tomber d’accord – tout en admettant les exceptions, bien sûr, tout en reconnaissant qu’il en va parfois autrement, et sans intention du tout d’en être fâché, sans éprouver à l’endroit de ces écarts la moindre réprobation, car nous voyons large, heureux de nous reconnaître en mêmes terres mais curieux aussi des paysages aux dessins contradictoires, enfin c’est ainsi que je conçois les choses9.

33Tout le programme était déjà là, dans la première phrase de ce premier roman…

34Il n’y a bien sûr pas que le vous pour vous inclure dans le texte. Ce vous est inséparable d’un nous ou d’un on, qui nous réunit10. Il tend vers notre association, vers la recension de ce que nous avons en commun.

35Ce qui m’importe, c’est de parler de nos expériences communes, d’aller chercher l’intersection entre nous.

36Même quand mon héros est un cow-boy, je parle du mouvement des conversations, de la sieste, de moments quotidiens, partageables. Et quand mes personnages sont des astronautes, il ne s’agit pas d’aventure spatiale, mais du rapport neuf du corps à l’impesanteur (d’autres manières de se mouvoir, de se nourrir, etc.), et de ce que cela nous fait en retour mieux percevoir de notre rapport, ici, sur Terre, à la matérialité du monde et à la pesanteur (qui a ses inconvénients, puisqu’on y tombe, mais qui présente aussi des avantages : les objets restent à peu près stables autour de soi, même s’ils connaissent la chute et la possibilité de se briser).

37À tout instant, je convoque notre expérience de moments très quotidiens, l’expérience des différentes natures de silence par exemple (dès les premières pages de L’Évaporation de l’oncle), l’expérience de ce que c’est que d’être blotti dans une maison (dès les premières pages de Journée américaine), etc.

38J’aime écrire sur ce qui nous réunit, sans doute parce que cela nous réunit, mais aussi parce que c’est là le cœur de notre expérience du monde, et que c’est bien ce que font et l’écriture et la lecture, de laisser se redéployer cette expérience, de la soupeser.

39Le roman est un endroit où la partager.

Une rencontre fantastique

40Le roman m’apparaît comme une expérience dans laquelle deux personnes (vous et moi) se penchent sur des figures de fiction pour revivre leurs émotions à travers elles.

41J’écris donc généralement « à la troisième personne », pour que chaque entité ait sa place dans le texte, clairement définie : le il(s) et le elle(s) pour les personnages, le vous pour vous, le je pour moi. Cette configuration me permet d’inscrire notre relation à l’intérieur même du texte.

42Cette relation entre vous et moi est d’un ordre fantastique, dans les deux sens du terme.

43Elle est d’un registre fantastique, car nos co-présences, qui dans la temporalité réelle ont lieu en différé (vous n’êtes pas encore là physiquement quand j’écris ; je ne suis plus là physiquement quand vous me lisez), grâce au roman, se croisent imaginairement dans un même espace. Notre rencontre, en ce sens là, est littéralement fantastique.

44Et je la trouve également fantastique au sens courant et familier du mot, pour cette raison même qu’elle l’est littéralement. Je me réjouis que le livre soit un lieu magique, à l’intérieur duquel nous pouvons être ensemble quand nos corps ne le sont pas.

45Ce n’est d’ailleurs pas la seule rencontre d’ordre fantastique que l’espace d’un livre autorise : je peux aussi bien vous y faire rencontrer mon arrière-arrière-grand-père11, par exemple. On y croise des morts, comme des êtres de fiction : on se rassemble dans un même bal étrange et immatériel dans lequel les frontières ontologiques entre les vivants et les morts, les êtres réels et les êtres fictifs, les présents et les absents, sont abolies.

46C’est aussi par fascination pour le caractère fantastique de cette rencontre avec vous que je ne cesse de la célébrer dans ces adresses.

L’étrange cas des romans à la première personne

47Il y a pourtant quelques romans que j’ai écrits, comme on dit, « à la première personne », c’est-à-dire en réalité dans lesquels un autre que moi raconte l’histoire : dans l’ordre chronologique (et en laissant de côté le cas particulier des trois Romans américains12 que j’attribue à deux personnages de Journée américaine, lesquels utilisent eux-mêmes des narrateurs de fiction), Love Hotel, Plus rien que les vagues et le vent, et La Terrasse13.

48Le je et le vous y ont alors un drôle de statut.

49J’y fais cette expérience troublante que je n’ai pas de place dans le texte, puisque le je est déjà pris par le personnage.

50L’adresse a par conséquent un statut étrange. Dans les cas où le narrateur ne s’adresse pas explicitement à un autre personnage, et où il raconte sans que son récit soit désigné comme un texte, l’adresse, quand adresses il y a, n’est donc pas fondée sur une structure réaliste avec destinataire(s). On se trouve alors dans une situation dissymétrique et ontologiquement bizarre où c’est un je de fiction qui s’adresse à des personnes réelles.

51La voix de ce je, en lequel je me déguise, auquel je prête une vision du monde qui peut être différente de la mienne comme aussi s’en rapprocher selon toutes sortes de courbes, est forcément une voix double : elle contient deux voix en une, celle du personnage et la mienne. Peut-être est-ce la part de ma voix qui autorise mes narrateurs à continuer à s’adresser au lecteur ou à la lectrice. Qui les pousse à le faire. J’ai eu ce sentiment quand j’écrivais La Terrasse, où j’ai éprouvé le besoin de différer un peu l’adresse. Dans une première version, elle apparaissait dès le début du récit : le narrateur énumère des images toutes faites et facilement partageables de l’Amérique qui lui viennent en entendant un homme et une femme parler américain, et j’avais glissé dans cette énumération un « aidez-moi », de manière à ce que vous y sollicitiez aussi activement (même si c’est dans le silence de votre lecture) vos images à vous. Et puis j’ai hésité, je trouvais ce « aidez-moi » utile et un peu drôle, mais il m’a semblé qu’il intervenait trop tôt, qu’il fallait d’abord que je laisse se développer cette figure de narrateur observateur et rêveur avant d’insérer dans sa parole des adresses qui, d’un point de vue purement réaliste, ne sont pas justifiables, et qui correspondent seulement à cette manière dont ma façon de raconter déteint sur la sienne.

52Comme si, tout en laissant raconter ces histoires à un autre, j’y retrouvais progressivement ma place.

53Mais dans Plus rien que les vagues et le vent comme dans Love Hotel, le vous intervenait dès la première page. Est-ce vraiment une résurgence, un effet de contagion de mon écriture dans celle de mon narrateur de fiction, un glissement vers ma manière de raconter ? Ou est-ce que ça n’est pas celle du personnage qui a besoin de cette adresse pour expliquer son projet ? Mes narrateurs en tout cas ont la même propension que moi à s’adresser à vous. Et pareil pour mes avatars dans les Romans américains14.

Un théâtre lui aussi adressé

54Dans mes textes pour le théâtre aussi, l’écriture est adressée.

55Dans Le Cas Jekyll15, le personnage de Jekyll/Hyde s’adresse à la fois à son ami Utterson et à la salle, dans une double adresse, donc, l’une fictive (le personnage d’Utterson, qui par ailleurs ne figure a priori pas sur le plateau), l’autre dont les destinataires sont des personnes réelles (les spectateurs et les spectatrices)

56Dans Le Bruiteur16, un bruiteur explique au public ses trucs de bruitage tout en racontant l’histoire qu’il doit bruiter (celle d’un père dont le fils a fugué dans la forêt). Il peut même s’adresser parfois à la salle sous la forme d’impératifs, demander par exemple aux spectateurs et aux spectatrices de fermer les yeux pour mieux entendre un son qu’il fabrique sans voir d’emblée les objets sans rapport qui servent à le produire. Il est dans un double rapport de pédagogie et de confidence. À la fois dans l’explication et la narration.

57Dans La Conférence des objets17, que j’ai écrite pour cinq acteurs et actrices de la Comédie française, les objets parlent de leur état, de leurs désirs, de leurs regrets, de leurs envies parfois de rébellion, et s’il leur arrive de s’adresser une réplique, c’est bien à la salle qu’ils destinent leur discours, ce sont bien les spectateurs et les spectatrices qu’ils voudraient rendre sensibles à leur condition.

58Dans la mise en scène que j’en avais faite, les acteurs jouaient la plupart du temps à la face, ce qui accentuait cette dynamique de l’adresse. Mais l’adresse n’y est pas une option de jeu : elle est vraiment inscrite dans le texte. Ce ne sont pas ici les acteurs ou les actrices qui décident de s’adresser à la salle (ou le metteur ou la metteuse en scène), mais bien les personnages.

59Il y a peut-être plusieurs raisons à cela, que je ne connais pas toutes, mais il y en a une au moins : je ne vois pas comment on peut sérieusement faire, pendant le temps de la représentation, comme si existait ce fameux quatrième mur. Il n’y a pas de mur. Il y a du vide, il y a de l’air qui circule (et des aérosols aussi parfois). Et il y a vous. Ultimement, c’est bien aux spectateurs et aux spectatrices que les propos sont destinés. Si les acteurs et les actrices parlent, c’est bien à vous. Alors mes personnages aussi.

60La différence avec les romans, c’est que le vous y est forcément un pluriel. Le texte est adressé à une collectivité de personnes assises ensemble dans un même temps. C’est cette expérience d’être ensemble, dans un noir plus ou moins relatif, face à d’autres corps qui bougent sur un plateau, expérience en même temps intime (chaque individu parmi le public reçoit le texte à sa façon) et collective (tous ces corps assis qui respirent côte à côte, aspirés par la même représentation), dans un lieu qui se trouve dans la cité, qui fonde l’expérience du spectacle.

61La lecture au contraire est (généralement) solitaire, et c’est pourquoi la relation que je construis avec mon lecteur ou ma lectrice est individuelle. Je ne m’adresse pas à la communauté de mes lecteurs et de mes lectrices, mais bien à chaque personne particulière, au singulier, dans la solitude de sa lecture.

62J’y reviendrai dans un instant, mais je voudrais d’abord inclure une brève séquence qui s’intitule quelque chose comme « Nous, les (fragiles) vivants ».

Nous, les (fragiles) vivants

63Quand dans mes pièces de théâtre je fais parler mes personnages à la salle plutôt que seulement entre eux, c’est que je prends en compte la réalité de la présence physique des spectateurs. Je me refuse à laisser les créatures de fiction entre elles, parce que la réalité est plus forte encore. Et la réalité, ce sont bien sûr les acteurs (le théâtre appartient à ce qu’on appelle le « spectacle vivant »), et ce sont les spectateurs et les spectatrices.

64C’est bien à vous, être réels, c’est bien à tous ceux et toutes celles qui chaque soir l’écoutent, que le personnage du bruiteur veut faire découvrir son petit monde, faire rêver à ce qu’est un son de fiction, dévoiler ses accessoires, et aussi raconter cette histoire de père inquiet de savoir ce qu’est devenu son fils, aussi faire éprouver les sentiments éperdus qui se rattachent à la fugue, et la douleur de celui qui est resté dans la maison.

65C’est bien à vous encore que les objets veulent exposer leurs désirs et leurs chagrins, pour qu’à travers eux vous repensiez aux vôtres, dans un double mouvement de miroir et de différenciation. Pour que vous ressentiez mieux aussi le monde physique et tactile autour de vous, qui permet de se savoir si vivants, ce que le pèle-pommes appelle « l’enthousiasmante matérialité du monde ». Et pour que vous appreniez à exercer votre empathie au point d’éprouver (provisoirement) de la compassion pour des entités en réalité sans moelle épinière ni pensées, mais qui ici s’essayent au langage par les porte-voix des acteurs et des actrices.

66C’est cette prégnance de la situation réelle sur la situation de fiction qui me guide. C’est bien encore une fois parce que ce sont des êtres réels que les répliques s’adressent aux spectateurs et aux spectatrices.

67De même, dans le roman, dans ce trio dont je parlais tout à l’heure, ce qu’il y a d’absolument réel, c’est bien vous et moi.

68M’adresser à vous, c’est vous saisir dans l’instant vivant de votre lecture.

69Et c’est vous parler non seulement de votre expérience plus générale de la vie (puisque je fais constamment appel à votre manière de percevoir le monde, à vos souvenirs, à vos sentiments), mais aussi de votre expérience immédiate, indéniable, puisque c’est exactement ça que vous êtes en train de faire, lire. C’est tenter, au moment où vous posez vos yeux sur ces lignes qui s’adressent directement à vous, d’être au plus proche possible de la relation qui se crée et s’improvise à chaque lecture.

70Que le texte soit lu lui rend sa nécessité et le fait vivre, on ne peut pas dire que l’enjeu ne soit pas de taille.

71Ce n’est donc pas pour construire un prétendu dispositif que je m’adresse à vous, pas plus que quand parallèlement je vous parle de mon écriture en train de se faire18. Il s’agit de tout sauf d’une mise à distance (au contraire, je cherche le rapprochement, je voudrais que nous éprouvions notre proximité), de tout sauf d’un mouvement rhétorique : c’est à l’inverse essayer d’être au cœur de la vie même, au cœur de ce qui est justement en train de se dérouler. Au cœur du moment vivant de l’écriture (un moment archi-vivant, intense) comme au cœur du moment vivant de la lecture (un moment archi-vivant, tant il s’en va puiser dans l’intimité de chaque lectrice et de chaque lecteur, tant s’y rejouent toutes sortes d’émotions essentielles).

72À chaque instant où j’écris, la vérité littérale et vivante, c’est justement que j’écris, c’est mon corps au travail, ce sont les touches sous mes doigts, la lumière du jour en face de moi, les petits bruits du dehors, toute l’expérience vivante que c’est, d’écrire, au moment où, caractère après caractère, je pose des mots, produis des phrases, crée ces mondes. Et la vérité littérale et vivante, pour vous, à cet instant précis où vous lisez ces mêmes mots, c’est bien justement que vous êtes en train de lire.

73Les personnages, eux, sont des créatures bizarres, qui n’existent pas et pourtant que nous faisons un peu exister, vous et moi, chacun et chacune à un bout du processus par lequel ils deviennent ces créatures flottantes, instables, mouvantes, floues, reflets et contre-reflets, miroirs ou curiosités, ou un peu des deux.

74Ce sont des genres de fantômes.

75Et il se passe pour nous des choses belles et très nécessaires avec eux.

76Mais justement parce que les vraies personnes, dans tout ça, c’est nous.

77C’est de mon côté, au moment où j’écris, qu’est la vie, et surtout du vôtre, parce que si vous lisez ces lignes, c’est que vous du moins, vous êtes vivants.

78Parler de la situation de la lecture, c’est parler de la vie même. Du cœur même du plus vivant.

79Et d’un vivant qui sans cesse se renouvelle.

Vous accueillir, dans un geste d’hospitalité

80Ce je de celle qui écrit, et qui peut convoquer ici ou là explicitement son travail d’écriture, évoquer des hésitations, etc., est aussi ce je qu’on pourrait appeler le je de la réceptionniste.

81Une fois passé le prologue qui évoque la promenade le long de la Kamogawa, le récit de l’entrée dans le Love Hotel débute sur l’injonction « Ne cherchez pas de réceptionniste »19 – j’ai longtemps hésité à commencer le roman par là, pour jouer avec le fait qu’au contraire, dans mes romans, il y a justement une réceptionniste… Qu’en un certain sens, je vous y reçois.

82Warren Motte, avec d’autres comme Morgane Kieffer, parle à propos de mes romans de structure d’hospitalité20, et c’est exactement cela, pour moi, écrire un roman, c’est créer une structure dans laquelle vous sentiez que je vous accueille21.

83Écrire, oui, c’est en grande partie un geste d’hospitalité.

84M’adresser à vous, c’est une manière de prendre en compte votre présence à venir et de prendre soin de vous. C’est m’extraire de mon apparente solitude au moment où j’écris, pour faire de ce moment de solitude physique un moment de mise en commun, un moment tourné vers le partage.

85Cette structure d’accueil est chaque fois dirigée vers un seul individu, de manière à me tenir au plus près de l’expérience réelle, où la relation se rejoue chaque fois à deux. Il s’agit à chaque lecture de la rencontre de deux intimités, et c’est cela que je célèbre, cette rencontre en différé, dans laquelle on est chacun ou chacune le rêve de l’autre.

86Et l’inouï de cette relation, dans laquelle vous comme moi plaçons ce que nous avons de plus intime (quand je dis vous, je parle de vous dans une lecture courante – mais même dans une lecture critique, allons, entre de l’intime).

87Cette confluence de deux intimités à l’intérieur de l’espace du livre est quelque chose dont je continue à m’étonner et qui me bouleverse.

*

88Alors : parce que vous êtes la version optimiste des absents ; parce que je souhaite nouer le contact ; parce que l’humour suppose qu’on sourie ensemble ; parce que je cherche à raconter nos expériences communes ; parce que notre rencontre est fantastique dans tous les sens du terme ; parce que vous êtes vrais, que vous êtes réels, que vous êtes vivants ; et parce que la rencontre de nos intimités me bouleverse, voilà autant de bonnes raisons, il me semble, de vous accueillir.