Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
titre article
Dominique Vaugeois

Engager la fiction : les combats des aventuriers de l'imaginaire.

Tombeau de la fiction, de Christian Salmon, Denoël, coll.Documents/essais, octobre 1999, ISBN: 2207249573.

1Le texte de Christian Salmon porte explicitement la marque de l'identité de son énonciateur, ainsi décrite sur le quatrième de couverture : " Christian Salmon est le secrétaire général du Parlement international des écrivains (le rédacteur de la charte est Salman Rushdie qui en fut le premier président) qu'il a fondé en 1994 avec plusieurs centaines d'écrivains des cinq continents, pour défendre le droit à la fiction et venir en aide aux créateurs menacés. " L'angle d'approche du phénomène de la fiction est d'abord celui du producteur de fictions et de sa place, menacée, dans le monde. Dans ce domaine, le livre réveille les vigilances endormies et combat la tendance à marginaliser une inquisition culturelle que l'affaire Rushdie a mise en évidence sans y mettre fin, bien au contraire.

2Cependant, on aurait tort de ne voir dans cet ouvrage qu'un texte politique, même si le titre de la première partie (" Le Mutisme et le meurtre "), dans la lignée des déclarations publiques de Salmon dont le livre reprend certaines formules, ne laisse aucun doute quant aux intentions de son auteur. Il s'agit aussi d'une véritable réflexion sur la littérature. Comme l'indique son titre, le livre se place dans la lignée des essais plus poétiques que théoriques. Il multiplie avec habileté et bonheur un réseau de sous-titres qui tissent, par leurs effets d'échos, de rimes ou d'oxymores (" Deuil de l'expérience ", " Misère de la volonté " — avec ce diptyque on se croirait chez Hugo —, " L'aventure de l'involontaire "), un sommaire stimulant qui se lit comme un conte énigmatique (" Staline et son traître ", " Un carnaval interdit ", " Le mutisme de Joséphine ") et justifie la valeur à la fois rhématique et thématique du titre (" L'embaumement de l'auteur ", " Le tombeau du rire ", " Nécrologies "). Mais la lecture confirme que ce n'est pas là simple virtuosité rhétorique et jeu de citations et de références mais marque véritable d'une cohérence non pas tant argumentative — il s'agit de chapitres relativement autonomes selon la poétique du recueil à laquelle obéit le genre du tombeau auquel le titre du livre peut renvoyer — que poétique précisément, procédant, dans l'ordre de la lecture, par associations de mots et d'idées, tournant autour du lexème principal du titre pour en explorer toute la fécondité. Car, plus que le terme de fiction, parfois synonyme de littérature, c'est-à-dire d'activité artistique propre à l'écrivain, dans sa distinction avec d'autres types de création, c'est le terme de tombeau qui semble organiser la démarche et sa perspective.

3En effet, la double valeur rhématique et thématique du titre oriente le livre dans une double direction : du point de vue de son énonciation, il s'agit d'une défense et illustration de la littérature et de son agent, l'écrivain, dont l'essai montre à la fois la position historique de victime et sa position de " génie solitaire " (p. 118). L'ouvrage se place dans la perspective de l'éloge et l'auteur constitue son panthéon littéraire qu'il expose à la fin de la troisième partie : " Homère, Shakespeare, Cervantès, Rabelais, Gogol, Tolstoï, Melville, Proust, Faulkner " (p. 128.) Il faut ajouter la présence dans l'ouvrage d'auteurs moins connus du grand public comme Danilo Kis ou Bruno Schulz, auquel il faut ajouter les noms de Kafka, Gombrowicz ou Broch à qui Salmon consacre des paragraphes, voire des chapitres, d'une grande finesse. Mais si panthéon il y a, c'est que l'auteur entend mener une réflexion de fond sur le phénomène de production de l'imaginaire. La nouveauté de cette réflexion consiste en le déploiement d'une problématique synthétique efficace à partir du paradigme sémantique du tombeau, amenant le livre à se diviser en deux mouvements d'ampleur relativement inégale autour de la valeur subjective ou objective du complément de nom. On peut alors gloser ainsi le titre : il y a des lieux, des temps où la fiction, le travail de l'imaginaire, est en danger (Première partie) et où, réciproquement, l'exigence de fiction mène à la mort (Deuxième et Troisième parties) ; enfin, la fiction elle-même — ici elle n'est plus nettement distinguée de la littérature en général — constitue le tombeau comme lieu métaphorique de l'écrivain (Quatrième partie). Le cheminement suivi est celui du passage d'une fiction coupable à une fiction culpabilisante, qui devient dans les derniers chapitres le lieu de l'expression de la culpabilité même dans le développement d'une esthétique de la négation.

4Deux réserves pourraient alors être formulées quant au degré de pertinence de l'ouvrage dans deux des domaines que semble couvrir l'essai, à savoir la poétique et la théorie de la fiction, et l'esthétique de la littérature. Pour ce qui est du domaine de la problématique fictionnelle, certes, l'essai n'aborde jamais de front la question de la définition théorique de la fiction, " roman " est le synonyme parfait de " fiction ", et il semble qu'à certains niveaux du développement la question des genres et de la distinction fiction / non fiction soit absorbée dans le grand ensemble de la production littéraire et de l'étude des rapports de l'écrivain avec la société, ce qui est le propos le plus explicite du livre. Cependant, c'est bien le choix du " roman " dans sa relation à l'imaginaire qui constitue le socle d'une problématique où la littérature s'appréhende et se comprend précisément à partir de l'activité fictionnelle. Salmon répond alors, à sa manière, sur le plan culturel, sociologique et parfois biographique qui est le sien, aux interrogations que suscite le statut dominant de la fiction dans l'institution littéraire : la relation à la fiction, dont une définition intéressante se dégage en filigrane, serait la clef de bien des conduites d'écriture. C'est à comprendre ce lien qui unit création littéraire et fiction que nous invite cet essai tenant à la fois d'une anthropologie, d'une psychologie et d'une théorie implicite de " l'univers de la fiction ". En ce qui concerne l'esthétique littéraire, les questions du manque (Kafka), des rapports du visible et de l'invisible (Broch), de la disparition ne semblent pas neuves. Elles rejoignent une tradition critique qui remonte à Blanchot et qui ne cesse d'articuler sa lecture des oeuvres littéraires autour précisément d'une thématique de l'absence, du silence, de l'exil. De plus, ici, Salmon s'attache à des auteurs déjà très étudiés : Gogol, Proust et Kafka se taillent la part du lion même si c'est Salman Rushdie qui ouvre la marche. Mais tout l'intérêt du propos réside encore une fois dans le choix de l'approche par la fiction, par la relation de l'écrivain à l'activité fictionnelle. C'est ainsi qu'un écrivain de l'abondance et de l'inflation narrative comme Salman Rushdie introduit une réflexion qui s'achève avec l'écrivain de la " sous-existence ", de l'insuffisance du monde qu'est Kafka, dans une parfaite cohérence. Tous deux participent à cet inépuisable travail de la fiction comme production de possibles, mais plus encore, et là est l'originalité de l'essai de Salmon, tous deux se définissent comme prisonniers d'une opposition qui paradoxalement féconde leur création et dont l'essai explore tous les angles : le monde réel n'est pas le monde fictionnel et c'est le durcissement de cette opposition ou — les contraires se touchent — sa dilution qui, selon Salmon, détermine la compréhension des destinées du monde littéraire.

L'auteur de la fiction

Psychologie de la fiction : destin littéraire et roman 

5La plus grande partie de l'essai est consacrée à l'exploration du destin littéraire de certaines figures majeures de la littérature mondiale du XXème siècle. Les principaux atouts de cette exploration sont, comme nous le disions plus haut, la relation qu'elle établit entre l'écriture fictionnelle et le parcours intellectuel de ces écrivains qui contribue en conséquence au renouvellement de la tradition des études biographiques tout en démontrant de façon convaincante l'interdépendance de l'écrire et du vivre. Car l'un des enjeux inavoués de cette entreprise, qui tient effectivement d'un plaidoyer judiciaire sans le ton revendicatif et excessif du manifeste dont l'ouvrage se réclame cependant sur le quatrième de couverture, c'est bien de lutter contre cette malédiction portée sur les auteurs par le discours de la critique " mythographisante ", par ces " fossoyeurs " de l'écriture qui enterrent l'oeuvre sous la figure de l'Écrivain et discréditent donc en même temps toute tentative d'élucidation véritable de la liaison fondamentale entre la vie et l'écriture — liaison dont Salmon s'attache à restituer toute la complexité enfouie sous le mythe :

C'est le Gogol embaumé qui désormais occupe la place de l'oeuvre : non pas le sujet d'une oeuvre artistique sans précédent dans l'histoire de la prose russe, mais l'objet d'une légende qui va occulter une oeuvre inassimilable. (P. 79)

6Le " Gogol embaumé " occulte donc l'oeuvre elle-même, mais occulte en même temps le sujet de l'expérience, existentielle puis esthétique et créatrice, qui est le sujet vivant et non le simple sujet locuteur.

7C'est un certain rapport à la fiction qui permet à Salmon de comprendre, aux deux sens du terme, des expériences littéraires aussi différentes que celles de Gogol, de Proust, de Kafka, de Broch. En effet, c'est, pour lui, la relation ambivalente d'attraction-répulsion envers la forme fictionnelle du roman qui détermine le parcours littéraire et intellectuel et même existentiel de ces écrivains. L'itinéraire scriptural de Proust par exemple est largement déterminé, pour Salmon, par une mauvaise conscience vis-à-vis du roman et par le dilemme fiction/non-fiction. La Recherche et le Contre Sainte-Beuve, dont on connaît bien les liens et la genèse, sont à lire comme les deux faces d'un rapport fondamental à la fiction et à la narration que l'on pourrait résumer par l'idée du complexe de fiction. Le Contre Sainte-Beuve est fondé sur deux principes opposés : le postulat qui fait dire à Proust " Chaque jour, j'attache moins de prix à l'intelligence " — ce que Proust oppose à Sainte-Beuve, c'est la " méfiance de l'intelligence " (p. 120) — et le choix d'une forme marquée par la pensée théorique et la polémique, paradoxe que Salmon résume ainsi :

Mais pourquoi alors, faisant aussi peu de cas de l'intelligence, lui demander d'instruire son propre procès, d'établir son infériorité, en écrivant un essai théorique plutôt que ce roman dont les personnages le hantent depuis des années ? (p. 120)

8Chez Kafka, de même, le " va-et-vient entre le journal et la fiction " (p. 137) sont pour Salmon au coeur de la destinée kafkaïenne comme le symptôme des années essentielles que sont les années 20, dernière période de la vie de l'écrivain :

Toutes les oppositions entre la vie et la littérature, entre le moi et le monde, entre l'acte et l'observation, entre vivre une vie normale et vivre cette sorte de vie, sans lien, sans sol, sans loi, que fait vivre la littérature sont réélaborées par Kafka pendant cette période. (p. 136)

9Les cahiers, comme réceptacles matériels, voient évoluer la répartition entre écriture fictionnelle et écriture référentielle au détriment de cette dernière, d'une manière qui coïncide avec l'évolution de la vie de l'écrivain. La renonciation à toute forme d'écrit intime constitue pour Salmon l'un des événements majeurs de la biographie intellectuelle de l'écrivain. Si l'année 1922 peut être considérée comme un tournant dans la vie de Kafka, c'est en des termes littéraires qu'on est amené à le penser. Le partage entre écriture du journal et écriture du roman cristallise alors la particularité d'une vie à la fois écartelée entre le monde réel et le monde imaginaire, intérieure et de plus en plus encline à nier toute séparation. Ce que retient également Salmon dans le parcours de Broch, c'est cette année de 1945 où l'écrivain décide de mettre un terme à sa création romanesque et de consacrer les dernières années de sa vie à des travaux scientifiques.

10C'est bien à une psychologie de la fiction que se livre Salmon, analysant les conduites individuelles en fonction de ce rapport troublé et ambivalent à la fiction qui marque les points forts d'une biographie et se double d'une métaphysique de la fiction quand vie de l'oeuvre et vie de l'écrivain coïncident (Gogol, Hoffmansthal) — la fiction semblant creuser le tombeau de son auteur —, ou quand l'approche consciente de la mort conduit à mettre à mort la fiction (Broch) ou au contraire à renoncer à toute autre forme d'écriture pour mettre à mort le " je " dans sa toute puissance narcissique, l'enterrer dans la fiction (Kafka). C'est ainsi que l'on peut repenser, à partir d'une problématique de la fiction, le célèbre " je est un autre ", la fiction semblant mettre le créateur aux prises avec un dédoublement de lui-même dont témoigne à longueur de pages le journal de Kafka. De même, contre la légende de la crise mystique, Salmon fait de ce rapport conflictuel entre un sujet producteur de fictions proliférantes et un sujet rationalisant et avide de contrôle, l'élément explicatif de l'errance gogolienne, de la perpétuelle reprise par l'écrivain ukrainien de son oeuvre et de cette thématique récurrente de l'animation d'objets et de l'envoûtement :

Chaque oeuvre de Gogol va engendrer son exégèse, son plaidoyer […] La Sortie du théâtre, à deux reprises (1836 et 1842), corrige Le Revizor ; Les Morceaux choisis de ma correspondance relativisent Les Âmes mortes… (p. 106)

11Gogol écrit, marquant dans le jeu des pronoms le conflit intérieur : " Je ne suis pas capable d'écrire hors de ma propre présence, et je dois m'attendre ". (Cité par Salmon, p. 112.).

Anthropologie de la littérature fictionnelle

12Mais c'est aussi que le " je " est un " je " social qui s'énonce à l'intérieur d'une communauté à l'identité culturelle forte (l'éclatement de l'environnement culturel d'un Kafka renforce encore le poids du culturel, de même pour le polonais Gombrowicz ou pour Gogol, dans une Russie en pleine mutation). Tout ceci s'enracine dans une réflexion qui dépasse l'individuel pour rejoindre les comportements culturels qui orientent, de l'extérieur comme de l'intérieur, la question de la fiction, ses pratiques et ses définitions. L'ouvrage de Salmon part de ce principe : la fiction et son incarnation majeure, le roman, sont marquées par l'illégitime (" Toute l'histoire du roman n'est qu'une quête de légitimité ", p. 91), c'est-à-dire ce qui n'est pas reconnu comme conforme aux pratiques régissant une société, à la fois par les autres mais aussi par l'écrivain lui-même dont Salmon souligne bien le travail d'autocensure. Salmon évoque brièvement la naissance et le développement du roman — genre populaire, contre le genre noble qu'est l'épopée (dichotomie dont Gogol en 1850 est encore prisonnier (p. 109)) —, genre de la tromperie, des vanités. L'espace littéraire est donc tout entier traversé par cette question de la fiction comme culturellement marquée par la négativité, comme tributaire d'une axiologie qui aligne les paradigmes du désordre et de l'incontrôlable et qui génère, de l'extérieur, condamnations et obstacles au libre essor des productions de l'imaginaire mais aussi une honte intérieure propre au producteur de fictions que Salmon identifie comme " la source du travail de la fiction " (p. 127), comme " l'expérience mystérieuse et paradoxale " à l'origine de la fiction. C'est ainsi que ce sentiment de l'illégitime mène à des conduites opposées : il conduira Kafka à pousser à l'extrême le développement de cet infra-monde, sans droits ni assurances, que sont ces mondes romanesques ; à l'inverse, il conduira Gogol, " soucieux de résoudre les difficultueux problèmes… posés par l'époque et [de] clairement définir son avenir glorieux " (A. Siniavski, cité par Salmon, p.110) à l'échec de son travail. On ne peut donc pas réfléchir sur la fiction sans prendre en compte le rapport qu'y entretient son producteur, à la fois individuellement, selon ses prédispositions propres, et comme membre d'un groupe culturel et social caractérisé par certaines pratiques. Et si la fiction se définit en termes de pratiques déterminées par une conscience collective, l'appréhension du phénomène que représente l'écriture de fiction passe aussi par la mise en relation de cet itinéraire intellectuel qui est celui du producteur de fiction avec d'autres parcours intellectuels possibles, la fiction comme pratique ne semblant alors trouver les marques de son univers propre que par opposition à d'autres domaines comme le scientifique ou le politique. Parler, à propos de cet ouvrage, d'anthropologie de la fiction, c'est considérer la fiction comme production d'un travail littéraire d'écriture appartenant à un système de pratiques culturelles. Il ne s'agit pas du sens général d'étude des pratiques fictionnelles, rituelles ou autres, que l'on peut attribuer au terme ; nous restons dans la perspective restreinte de la littérature fictionnelle qui est celle de Salmon.

13Ce qui est intéressant dans ce développement, c'est la mise en évidence par Salmon, au delà de l'anecdote de l'étonnant dialogue entre Broch et Einstein ( " Je suis fasciné par votre roman et me défends de lui constamment ", écrit Einstein à Broch, citée par Salmon, p. 95), du caractère indépassable de la notion de frontière dans la pensée et la pratique de la fiction. Cette dernière apparaît alors comme marquée intrinsèquement par le paradoxe, défini comme " ce qui va contre " : essence agonistique de la fiction.

Territoires de la fiction : le passage des frontières

Politique de la fiction

14Revenons à ce qui constitue le point de départ de l'essai de Salmon, à savoir le rapport de la fiction au pouvoir et à l'idéologie dominante. L'auteur de fiction, l'écrivain que défend l'essai, appartient bien à une polis dont Salmon établit la profonde influence non sur la littérature en général mais précisément sur ce qu'on peut entendre par " fiction " : la définition de la fiction est aussi une définition politique. Dans la perspective de lutte pour la liberté littéraire et contre toutes les formes de censure frappant l'écriture qui est celle de Salmon, la fiction se définit non tant par des critères linguistiques ou génériques que par son opposition à la " tyrannie de l'Unique ", " à l'espace culturel standardisé, homogénéisé, dominé par les grands standards médiatiques ", aux " macropolitiques de la globalisation " (p. 19). La position de Salmon rejoint ici les déclarations des tenants de la " nouvelle fiction " (Patrick Carré, Georges-Olivier Châteaureynaud, François Coupry, Hubert Haddad, Jean Levi, Marc Petit, Frédérick Tristan) pour qui la fiction est le lieu des libertés, de la dissidence, qui permet à l'homme d'échapper aux identités et aux déterminations. Kundera ne dit pas autre chose quand il fait du roman le lieu même de la saisie de la relativité et de l'ambiguïté des choses humaines contre l'univers totalitaire de la coïncidence et de l'identité fixée en relation étroite avec ce qu'il appelle les périodes de " paradoxes terminaux " (L'Art du roman, p. 28).

15Mais l'essentiel cependant est que la fiction réside non pas d'abord dans un contenu mais dans un mouvement que nous dirons de transgression. C'est ainsi que la notion " politique " de frontière semble constitutive de la définition de la fiction, car l'important est de comprendre que ce qui " menace " la fiction est d'abord une question de territoire : la politique de la fiction s'enracine alors dans une topologie de l'idée de fiction que nous dessine l'essai de Salmon.

16Dans le colloque en ligne " Frontières de la fiction ", Richard Saint-Gelais évoquait, en commençant, cette même menace qui plane sur la fiction, reprenant, à travers le paradigme spatial, le point de vue idéologique qui est celui de Salmon :

L'effritement de la réalité, célébré ou déploré, paraît surtout celui des frontières qui distinguent celle-ci de la fiction ; si le " crime parfait " de notre fin de XXème siècle, selon Baudrillard, est celui d'avoir fait disparaître la réalité, la fiction, elle, paraît sortir triomphante de cette nouvelle donne mouvante qui se dessine. Rares sont les voix qui s'inquiètent d'une menace qui frapperait la fiction ; et pourtant. La montée de la rectitude politique n'est-elle pas aussi celle d'un assujettissement des fictions à des cahiers des charges conçus hors de son ordre ? La rectitude politique, en effet, ne reconnaît aucune spécificité aux genres du discours :pour elle, publicité, articles de journaux ou séries télévisées constituent un vaste terrain indifférencié où seuls les contenus importent, où la représentation discursive (ou plus largement sémiotique) est censée prendre le relais de la représentation politique. Que devient la catégorie de fiction dans ce contexte ? La question me paraît cruciale, mais n'admet pas de réponse simple pour l'instant.

17Le danger qui menace la fiction réside alors dans une difficulté particulière à la circonscrire. Mais l'ouvrage de Salmon montre la complexité du problème.

Paradoxes de la fiction : malédictions et mauvaises lectures.

18Les actes d'accusation contre la fiction, les malédictions dont on l'abreuve, et dont la fatwa menée contre Rushdie et celle moins connue contre le yougoslave Danilo Kis constituent le symbole, supposent effectivement la confusion du réel et de la fiction, la non-reconnaissance " don-quichottesque " d'une frontière étanche entre monde réel et univers fictionnel. L'essai de Salmon postule donc l'existence d'un univers de la fiction mais, dans le même temps — et c'est l'intuition de ce paradoxe essentiel à la fiction qui constitue à notre avis le véritable apport théorique de cet essai aux problématiques de la fiction —, il montre l'indissociabilité de la fiction et du réel :

Ce qui fait scandale dans les deux romans [Versets sataniques de Rushdie et Un tombeau pour Boris Davidovitch(1974) de Kis], ce n'est pas l'expression d'une opinion (vraie ou fausse, orthodoxe ou hétérodoxe) déclarée ouvertement dans l'espace public, c'est l'instauration d'un autre ordre dans le langage, c'est la plausibilité d'un autre espace, dans lequel la frontière entre la littérature et les témoignages, le réel et la fiction, l'histoire et son récit, devient mobile, poreuse, indiscernable : l'espace de la fiction. (p. 27)

19La malédiction portée contre le roman résulte donc d'une incapacité à saisir ce paradoxe intrinsèque de la fiction qui est celui de l'existence d'un espace romanesque du langage qui ne fonctionne pas selon les mêmes lois que celui de la vie – on retrouve la distinction de Searle reprise par Genette entre énonciation feinte et énonciation sérieuse — et d'un art de la fiction qui serait celui de " l'illusion d'une communion constante entre le réel et le fictif " (p. 43). Ce paradoxe mérite explication. Tout d'abord la distinction entre énonciation feinte et énonciation sérieuse concerne, nous semble-t-il, chez Salmon non la fiction au sens restreint du terme mais la littérature dans son ensemble comme espace du jeu par opposition aux discours politique, historique ou religieux. L'étude sur Kis se développe en termes généraux d'esthétique et de stratégie littéraires de l'écrivain. Si, dès qu'on entre dans le langage la distinction entre énoncé feint et énoncé sérieux ne va plus de soi, c'est précisément parce qu'à l'intérieur de la fiction elle-même il s'agit de montrer que réel et fiction doivent entrer en relation sans pour autant effacer leur spécificité. Le monde réel est à tout instant préformé par la fiction, le danger est alors de ne pas le reconnaître, de ne pas accueillir la fiction comme fiction à l'intérieur même du réel (Salmon prend l'exemple de La plaisanterie de Kundera qui repose sur cette impossibilité à saisir la frontière du sérieux et du jeu (p. 44)). À l'inverse, il faut accepter, sans crier au blasphème, que la fiction se construise avec des éléments réels en vue non de diluer les limites mais précisément de les rendre perceptibles. C'est dans cette articulation plus que dans la représentation d'un contenu fictif qu'il faut définir la fiction. Salmon se place ici dans une perspective qui ne vise pas à élucider la différence entre la fiction et le discours référentiel en termes ontologiques, il se contente de mettre en évidence le caractère crucial d'une telle distinction pour la pratique de la fiction, du côté de ses lecteurs comme du côté de ses producteurs. La différence entre fiction et réalité est à l'horizon des préoccupations des écrivains comme des lecteurs, bons ou mauvais. Salmon propose alors en creux une sorte de portrait du lecteur de fiction idéal :

Toute La Leçon d'anatomie [de Danilo Kis] n'est qu'une attaque contre une certaine façon de lire et d'interpréter qui n'est pas informée, active, opératoire et ne distingue pas les niveaux, les seuils, les plans de fiction (p. 35).

20Le fictionnel n'est pas ce continu homogène coupé du " référentiel " que défendait Barthes par exemple et le bon lecteur de fiction est alors celui qui sait discerner les degrés de fiction ou les passages d'un mode à un autre.

21La conséquence en est, sur un plan plus formel, une certaine définition de la fiction comme montage, comme " instrument optique à plusieurs points de vue ", elle est " un travail structural et pas une simple énonciation " (p. 40). Cela renvoie bien sûr à la polyphonie du roman mais surtout à ce qu'on retrouve dans les fictions de Borges ou chez Poe et James (voir " L'Image dans le tapis " et l'interprétation qu'en fait Wolfgang Iser dans L'Acte de lecture), à savoir qu'une narration ne se réduit pas à un énoncé simple, la fiction ne fonctionne pas sur le mode de l'allégorie — ce dont joue abondamment Rushdie précisément pour encore une fois mettre en perspective les différents modes du sens. Autrement dit, la fiction ne se laisse pas traduire en un énoncé non-fictionnel, en un message ultime — moral, esthétique ou politique — qui sort du domaine de la fiction pour entrer de plain-pied dans la vie et le monde réels. C'est en lisant ainsi les textes de fiction que l'on en arrive à vouloir condamner leur portée religieuse ou politique — et donc leurs auteurs. Mais sans pour autant se réduire à une expression ordinaire, la fiction ne se coupe pas du monde réel. Borges, Poe et James, parmi d'autres, montrent comment chaque fiction crée les conditions de son interprétation, un jeu de distance et de rapprochement avec le réel, où la définition de la fiction se renégocie sans cesse : Poe, à travers son héros Dupin, nous montre dans " la Lettre volée " que le plus efficace, c'est celui qui sait lire le réel comme un livre et agir comme un auteur ; Borges nous montre un univers dont la complexité réside dans la stratification infinie des différentes représentations, qui s'étendent toutes au delà de la page, à l'image de cette pièce de monnaie qui, pour celui qui la voit, finit par remplacer l'ensemble du monde. La fiction n'est jamais seulement une fiction : son pouvoir, son danger proviennent de cette ambivalence fondamentale.

22Iser, Wolfgang : L'Acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique, traduit de l'allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. " Philosophie et langage ", 1985 (1976).