Parutions Acta Fabula https://www.fabula.org/revue/ Dans l'ensemble des publications consacrées à la littérature, Acta fabula sepropose de recenser les essais présentant de nouveaux objets théoriques,mais aussi les ouvrages collectifs qui, relevant d'un champ disciplinaireplus étroit, recèlent de réels enjeux de poétique générale. fr contacts@fabula.org (Webmestre Fabula) 60 Copyright © Fabula contacts@fabula.org (Webmestre Fabula) acta Au vif de la langue https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19685 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/Array" width="100px" />C’est sur une notion aussi structurante qu’évanescente des sciences du langage que le numéro 228 de la revue Langages propose de revenir, en interrogeant tout à la fois son cadrage conceptuel et son rendement heuristique. Éric Bordas, auquel on doit cette heureuse initiative, interroge depuis longtemps déjà les présupposés disciplinaires de la stylistique (discipline à laquelle le numéro fait la part belle, en proportion de l’importance qu’y revêt la notion à l’étude) et les réserves que l’on peut formuler à l’endroit de son institutionnalisation académique1. Ce numéro s’inscrit dans la continuité de ce questionnement, mais à la faveur d’un pas de côté qui en élargit la focale : en reprenant l’enquête à partir de l’expressivité2 et en s’employant à pallier ses carences définitionnelles, dont les recherches stylistiques font indirectement les frais, il étend le terrain de l’analyse au reste des sciences du langage et permet de précieux échanges de vues entre les sous-disciplines du champ. Dans le sillage d’une enquête patiemment amorcée par Éric Bordas, au fil de plusieurs articles importants3, ce volume conjoint en effet des réflexions d’ordre divers : l’épistémologie de la notion d’expressivité, en synchronie et en diachronie, se prolonge par des études de cas, elles-mêmes ressaisies dans une nouvelle proposition de cadrage théorique de la notion. On ne peut que saluer la multiplicité des focales convoquées au chevet de l’expressivité, à l’occasion d’un numéro qui révèle combien les sciences du langage et du texte, dans toute leur diversité, sont sollicitées par cette épineuse notion : et si la petite centaine de pages qui recueille ces différentes approches est loin de solder la problématique qui les anime, c’est sans doute aussi sa vertu que de relancer le questionnement sans pour autant prétendre en faire le tour. Repartant de la banalisation du terme dans les analyses de textes ou de discours, corollaire inévitable de son floutage définitionnel, Éric Bordas propose en ouverture un très stimulant tour d’horizon de la notion d’expressivité. Il en rappelle la vocation transsémiotique : ainsi que l’adjectif expressif, dont il dérive, le mot est d’emploi courant en musique ou en peinture — même si c’est dans le champ des productions verbales qu’il s’est spécialisé, à mesure que l’« expressivité » s’est constituée en objet théorique. D’Antoine Meillet à Henri Frei en passant par Charles Bally, qui la place au centre de la « science du sens et de l’expressio Thu, 05 Jun 2025 08:20:47 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19685 acta Penser la bêtise, creuset fécond pour la langue, la littérature et les arts https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19701 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19701/Couv_Roumier_Guérin.jpg" width="100px" />La bêtise, est-ce qu’il y a de mieux partagé au monde : imbécile est celui qui se déplace sans bâton, in-baculum, désarmé, ce que nous sommes tous à un moment donné. Cette universalité du thème a assurément avivé l’intérêt de bien des auteurs dans la peinture de leurs personnages… La bêtise est une source d’inspiration féconde pour la littérature. L’Espagne peut revendiquer une figure centrale, ou plutôt un couple tutélaire, qui innerve le volume, Don Quichotte et Sancho Panza. Par leurs interactions, les deux héros révèlent l’intrication complexe entre génie, folie et bêtise. Qui du maître ou du serviteur est le plus bête ? Celui qui manque de raison en dépit, ou plutôt en raison, de sa culture, ou celui qui allie ignorance et préjugés à un robuste bon sens… ? Comme l’écrit Augustin Redondo, « Le chevalier et son écuyer constituent deux oxymores vivants, un fou-sage d’un côté et un sot-sensé de l’autre » (p. 61). Les frontières de la bêtise sont en effet mouvantes et ambiguës et les subtilités du Quichotte parcourent l’ensemble du volume tel un fil rouge, porteur d’une réflexion sur la bêtise comme sagesse ou comme folie, comme surabondance ou comme manque d’imagination. Sous l’égide de ce couple tutélaire défile une galerie de personnages qui ouvrent une réflexion sur la bêtise et le fait littéraire lui-même, ainsi que sur la relation de l’auteur au lecteur. La bêtise comme outil de différenciation met ainsi à distance un autre dont on souhaite se démarquer pour mieux affirmer une appartenance au camp de la raison. La bêtise n’existe en effet que par rapport à une norme de raison, elle-même variable, et sur laquelle il faut créer un consensus pour définir les frontières de la sagesse. Quand l’esprit vient à manquer ambitionne de faire émerger ce que les trois aires linguistiques concernées (France, Italie, Espagne) ont en commun, ainsi que la part d’intraduisible entre les différentes appréhensions de la bêtise, dans un arc qui va du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Vaste programme au vu de la plurivocité du terme : bêtises. Au pluriel, il s’agit d’actions causées par inattention, par accident, mais, au singulier, et précédé de l’article défini, le substantif désigne bien une tare qu’on brocarde chez l’autre. Il s’agit donc ici de cerner le concept de bêtises et ses avatars. L’affaire n’est pas simple, comme l’écrit Nathalie Peyrebonne, « c’est une notion qui doit être redéfinie à chaque changement de perspective, qu’elle soit géographique, temporelle Thu, 05 Jun 2025 08:38:49 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19701 acta Michel Tournier. Le cheminement d’une œuvre https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19695 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19695/Couv_Bataillé_Tournier 3.jpg" width="100px" />Deux ouvrages mettant à l’honneur l’écrivain Michel Tournier ont paru en novembre dernier dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard : un roman inédit de l’auteur, Les Fausses Fenêtres, édité, préfacé et annoté par Jacques Poirier, et des lettres de Tournier à son ami Hellmut Waller, transcrites et présentées par Arlette Bouloumié, sous le titre L’Invention de l’écrivain par lui-même. Lettres écrites à Hellmut Waller. 1962-2012. Ces publications, dont la parution coïncide avec le centenaire de la naissance de l’écrivain (19 décembre 1924), couvrent l’amplitude de sa carrière littéraire, commencée dans l’ombre au début des années 1950, après son échec au concours de l’agrégation de philosophie, et poursuivie jusqu’à sa mort, en 2016, même si ses productions se font rares et plus modestes durant les dix dernières années de sa vie (Journal extime, 2002, Le Bonheur en Allemagne ?, 2004, Les Vertes lectures, 20061). Les Fausses fenêtres : un premier roman inachevé tout juste dévoilé Premier roman de Tournier, resté inachevé et jusqu’à présent caché, Les Fausses Fenêtres nous fait remonter aux sources d’une écriture. L’auteur s’est souvent exprimé sur l’existence de manuscrits avortés, volontairement enfouis au fond d’un tiroir, avant que Vendredi ou les limbes du Pacifique2 (1967) lui offre une visibilité dans le monde des lettres. La référence à Les Plaisirs et les pleurs d’Olivier Cromorne, sorte d’avant-texte non publié du Roi des Aulnes3 datant des années 1958-1962, est ainsi familière au lecteur tourniérien du Vent Paraclet4, l’autobiographie intellectuelle de l’écrivain. Celui-ci ne mentionne nullement, en revanche, le titre Les Fausses Fenêtres, que l’on découvre en 2017 dans le court recensement établi par Arlette Bouloumié des manuscrits de Tournier, à l’occasion de la réédition de ses romans dans la Bibliothèque de la Pléiade5. La chercheuse y indique l’existence, dans le fonds Tournier, d’un dossier intitulé « Les Fausses Fenêtres », signé du pseudonyme de Michel Amercœur et composé de deux projets différents, non datés : l’un, fragmentaire et à ce jour non publié, prend la forme d’un journal écrit quotidiennement par Michel Amercœur, l’autre est le roman inachevé paru en novembre 2024 sous le titre initialement commun aux deux entreprises. Ce roman est un récit initiatique à la première personne constitué de neuf chapitres évoquant, par la voix du narrateur et personnage principal, Nicolas, treize ans, le difficile passage de l’enfance à l Thu, 05 Jun 2025 08:28:06 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19695 acta Borges, à la fois « tout à voir » et « rien à voir » avec le cinéma https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19670 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19670/Couv Jacques Borges.jpg" width="100px" />L’œuvre de Jorge Luis Borges a considérablement « contaminé » le récit filmique contemporain, selon le terme que Vincent Jacques emprunte à Carolina Ferrer pour désigner, dans sa conclusion, tout le versant des liens entre l’écrivain argentin et le septième art qu’il a choisi de ne pas aborder dans son Borges et le cinéma. En effet, l’auteur ambitionne à l’inverse, dans cette petite monographie publiée au sein de la précieuse collection « Le cinéma des poètes » que dirige Carole Aurouet chez Quidam, d’explorer l’influence du cinéma sur les pratiques scripturales concrètes de Borges. Vincent Jacques, spécialiste de la philosophie française contemporaine (Deleuze en particulier) et des théories de l’image, fait donc une incursion dans l’univers borgésien pour évoquer au sein de quatre courts chapitres chronologiques les différents rapports qu’a entretenu le poète avec les films, leurs imaginaires et leurs récits. Borges critique : l’écriture sur le cinéma Après une introduction qui resitue le jeune Borges dans le foisonnement culturel de la Buenos Aires cosmopolite des années 1920, Vincent Jacques rappelle que le premier rapport du futur écrivain au cinéma est « celui de spectateur et de critique cinématographique. Une pratique de spectateur hebdomadaire, souvent collective », suivie de l’écriture de critiques « à chaud » et « sans le modèle d’autres modes d’écriture sur le cinéma » (p. 10). En exploitant notamment les articles de Borges traduits en français et réédités dans le premier volume de ses œuvres complètes (Gallimard, 2010), l’auteur dresse un aperçu des goûts cinématographiques de l’écrivain, qui officia « dans diverses revues, dans Sur, entre 1931 et 1944, et, entre 1936 et 1938, dans Megáfono et Selección Cuadernos de lectura » (p. 15) et plus sporadiquement dans El Hogar, La Prensa et Critica. Si l’ouvrage se contente parfois de faire l’inventaire des longs métrages et des auteurs qui comptèrent pour Borges — Sternberg, Stroheim, King Vidor, le western américain, soit des préférences pour le cinéma classique qui furent déjà mises en lumière ailleurs, dans le champ sud-américain1 comme international2 —, sa tentative d’extraire de ces écrits hétérogènes une ligne critique basée sur des critères discriminants récurrents est louable. L’entreprise se heurte toutefois aux appréciations variables et aux multiples contradictions du jeune Borges, qui semble s’approprier l’exercice critique comme une formation à l’écriture et ne s’intéresse que peu à la Sun, 25 May 2025 21:26:20 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19670 acta L’ombre et la marge https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19654 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19654/CahierMondesInvisibles.jpg" width="100px" />La publication d’un cahier entièrement consacré aux Mondes invisibles — ensemble syncrétique de croyances et d’usages explorant des pans de l’existence inaccessibles à la compréhension rationnelle ou à l’observation empirique — participe d’un changement de paradigme au sein de la recherche académique francophone. Ne scellerait-elle pas, avec la récente traduction d’essais tels que Le Monde magique1 d’Ernesto De Martino (2022) et Matières spectrales. Sociologie des fantômes2 d’Avery F. Gordon (2024), le lien établi entre contextes d’incertitude généralisée et regain d’intérêt pour l’érudition ésotérique ou occulte, qui précisément les réfléchit au sens plein du terme ? Le volume, symptomatique d’une crise à multiples détentes, noue un dialogue interdisciplinaire autour des savoirs hermétiques dont l’influence s’exerce bien au-delà des sphères de la spiritualité et de l’imaginaire auxquelles ils sont habituellement réduits. L’approche s’y fait résolument heuristique, explorant les mutations des systèmes de pensée et des modes de représentation occidentaux sur une période de deux siècles, tout en se montrant consciente de ne poser que les jalons d’un plus vaste chantier : « Contempler l’obscur, l’inconnu, l’invisible », ce n’est pas prétendre l’éclairer, le connaître, le voir, ce qui équivaudrait à le nier. Mais ce n’est pas non plus se résigner à l’ignorance et à la cécité. C’est oser un mouvement nécessairement infini, c’est chercher à déceler et à suivre le rayonnement des zones d’ombres de nos cultures. (p. 13) Révulser le regard L’une des clefs de voûte de l’argumentation réside dans la mise en lumière du caractère subversif des mondes invisibles, assimilés à « une contre-culture qui n’en finit pas de se réinventer » (p. 10) et abondamment investis par certains groupes marginalisés. De la dynamique transgressive qu’ils déploient procèdent notamment les interprétations queer et féministes de diverses figures magiques ou mythologiques, ainsi que d’arts divinatoires dont Anne-Claire Marpeau propose une analyse au chapitre « Une voix de l’au-delà : savoirs “féminins”, médiumnité et pratiques de soin dans la littérature d’Antoinette Bourdin » (p. 55-59). Contre une conception mâtinée de classisme et d’ethnocentrisme, l’ouvrage signale que les voies de l’irrationnel ont été empruntées par des sommités de la littérature peu ou prou attendues — telles que Hugo, Balzac, Musset, Conan Doyle ou encore Dostoïevski — mais également de la science : « Ce vaste domaine Sun, 25 May 2025 21:10:12 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19654 acta La littérature peut-elle se faire aquarium ? https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19648 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19648/Nau-Aquarium.jpg" width="100px" />L’on pourrait a priori douter de l’intérêt que constitue pour les études littéraires l’ouvrage que Clélia Nau consacre à l’influence de l’aquarium, en tant que dispositif spectaculaire, sur le célèbre cycle des Nymphéas et son mode d’exposition. L’autrice, maîtresse de conférences à l’Université Paris Cité, dissipe ce scepticisme à mesure qu’elle développe sa pensée. Intéressée par les dynamiques constitutives d’un imaginaire de l’aquarium, chez Claude Monet en particulier mais avec une ambition généralisante, elle recourt à de nombreuses illustrations littéraires. Ainsi, les œuvres d’Octave Mirbeau, Joris-Karl Huysmans, Émile Zola et Marcel Proust, notamment, sont mobilisées pour certains de leurs passages qui témoignent du potentiel tour à tour fantasmagorique, hypnagogique ou mémoriel de l’aquarium — et de certains dispositifs avec lesquels il ferait système : le kaléidoscope, la cathédrale, la serre. La production littéraire garde trace, donc, de la fascination pour le paradigme visuel et expérientiel que constituent l’aquarium et ses avatars. Mais si elle décrit les dynamiques qui sous-tendent ce régime de vision spécifique, elle ne se cantonne pas au seul rôle de témoin. En effet, en plus de commenter de l’extérieur une expérience dont l’enjeu principal, comme le démontre Clélia Nau, est d’être immersive, les écrivains ont pu s’essayer à sa reproduction, c’est-à-dire à l’élaboration d’une espèce de texte-aquarium. Les occurrences de ce phénomène, qu’elles soient délibérées ou involontaires, sont autant d’occasions d’interroger les synergies effectives et possibles entre les dispositifs de vision et la littérature. « Une architectonique de la fluidité » La planification minutieuse de la disposition des Nymphéas au musée de l’Orangerie, à laquelle Monet s’est affairé « en décorateur d’intérieur » (p. 35), met au jour la dialectique à nos yeux nodale du constat de Clélia Nau que « la peinture […] s’est, en vérité, au contact du dispositif-aquarium, profondément transformée », dans « sa spatialité, son système d’accrochage, son mode d’éclairage, ses couleurs mêmes » (p. 18). Cette dialectique, c’est celle de l’organisation et de la désorganisation, de l’ordre et du désordre. La tension est frappante, en effet, entre la mise en place d’une machine à voir réglée dans ses moindres détails d’une part et le spectacle qu’elle offre d’autre part, fluide et vague, dont les contours s’effacent et les éléments se confondent : Car si Monet s’est bien servi de l’esp Sun, 25 May 2025 21:08:21 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19648 acta Substance du féminin : le corps dénudé https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19676 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19676/couvert_nudites-feminines.jpg" width="100px" />Il s’agit pour Laurence Pelletier, dans ce livre adapté de sa thèse de doctorat, d’entreprendre l’étude d’une absence : celle de la femme en philosophie. Non que les femmes n’apparaissent pas dans le discours philosophique : l’autrice rappelle, dans les premiers chapitres de son œuvre, l’omniprésence des femmes, ou plutôt des images de femmes dénudées, dans des projets philosophiques aussi différents que ceux de Friedrich Nietzsche, Georges Didi-Hubermann, Jacques Lacan et Giorgio Agamben. Mais, avance-t-elle, les femmes en tant que telles, au sens d’une réalité matérielle, d’une ontologie, n’existent pas en philosophie, qui ne veut surtout pas s’embarrasser du corps des femmes nues. Ainsi, la réification des femmes par leur image est un tour de passe-passe qui permet aux hommes philosophes de les congédier une bonne fois pour toute de leur domaine : La nudité féminine fait ainsi œuvre de diversion, de détournement. Son apparition dans les discours et les représentations institutionnalisées fait croire à la « Femme », à cet idéal, alors que les femmes n’y sont pas. En ce sens, elle réitère et reconduit une division sexuelle à même les instances de pouvoir. (p. 13) Cette critique, qui concerne la philosophie antique jusqu’à Nietzsche, possède une longue généalogie dans laquelle Laurence Pelletier s’inscrit, à l’exemple de Luce Irigaray qui a bâti toute son œuvre sur l’étude critique de la différence sexuelle au sein de la langue philosophique (voir notamment Ce sexe qui n’en est pas un, 1977 ; Amante marine, 1980.) Mais l’autrice de Nudités féminines prend acte d’une histoire plus récente de la philosophie, par rapport à laquelle elle se positionne ; elle prend en compte les riches entreprises philosophiques des quarante dernières années et articule ainsi ces enjeux ontologiques avec des préoccupations encore marginales au moment où Irigaray écrit, comme la transidentité et la race1. Ce qui différencie également cet ouvrage de beaucoup d’autres écrits féministes, c’est sa volonté de réfléchir selon les catégories d’une éthique de la différence, s’inscrivant dans la lignée de la philosophe Catherine Malabou. Le projet est le suivant : penser le « féminin » comme une catégorie ontologique possible, en respectant « la double contrainte qui incombe à la théorie féministe de refuser l’essentialisme (plus précisément le déterminisme biologique) de la femme en même temps que de refuser la neutralisation du féminin » (p. 39). Par « neutralisation » du féminin, elle Thu, 29 May 2025 15:42:31 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19676 acta Le cinéma par le texte https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19659 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19659/Couv Moure Cinéma.jpg" width="100px" />Professeur en études cinématographiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, José Moure est à l’origine, avec Daniel Banda, de deux précieuses anthologies. La première, Le Cinéma : naissance d’un art1, réunit diverses sources théoriques et littéraires publiées entre 1895 et 1920 et qui intègrent le médium cinématographique ; la deuxième, Avant le cinéma : l’œil et l’image2 compile quant à elle des textes variés précédant l’émergence du cinéma, mais pouvant contribuer à une archéologie de dernier. C’est dans une perspective similaire que le chercheur a publié aux Presses Universitaires de Rennes Aux commencements du cinéma, un livre dans lequel il articule entre eux différents articles parus dans des revues ou des ouvrages collectifs, remaniés pour l’occasion. Comme José Moure l’écrit dans son introduction, « l’enjeu de cet ouvrage […] est de revenir sur le terrain des écrits et des discours où se sont formulées les réceptions premières du Cinématographe et cristallisés une bonne partie des imaginaires qui ont irrigué l’idée de cinéma » (p. 8). De fait, la publication ne se penche pas sur les vues animées des premiers temps en elles-mêmes, mais bien sur les discours qu’elles ont pu susciter sous la plume des contemporains, au sein d’une grande variété de sources : articles publiés dans la presse, correspondances, premiers textes théoriques sur ce médium et fictions littéraires. Archéologie des écrans et des pratiques spectatorielles Avant de commenter les écrits qui ont entouré le dispositif singulier du cinématographe, l’auteur se lance dans une histoire longue des écrans et de la projection3, dans une perspective que l’on pourrait rapprocher de l’archéologie des médias — sans pour autant revendiquer une méthode particulière ni prendre position au sein des débats qui animent ce champ extrêmement vaste. Remontant jusqu’à l’Antiquité, José Moure amorce ce parcours en mentionnant l’allégorie de la caverne de Platon, qui a « contribué à faire et à défaire le récit d’une illusion, celle de la confusion entre réalité et représentation, en suggérant que les écrans sont toujours trompeurs » (p. 14), ainsi que les « miroirs-écrans » des mythes de Narcisse et de Persée (p. 15-17). Il se penche ensuite sur des dispositifs bien réels de la période moderne, comme la camera obscura et la lanterne magique, en décrivant d’une part le fonctionnement de ces appareils de projection et en citant d’autre part plusieurs témoignages d’utilisateurs de ces derniers. Enfin, il Sun, 25 May 2025 21:20:17 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19659 acta Arrachements https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19622 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19622/Couv_Artous_Bouvet_Vinclair.jpg" width="100px" />Les Idées arrachées se présentent comme l’explicitation « à l’arrachée » des conditions (au sens badiousien) d’écriture du second cycle poétique de Pierre Vinclair, qu’il décrit lui-même comme mouvement d’une réorientation « vers la question du poème, en cherchant dans l’adresse d’une part, et le travail de la forme d’autre part, les ressorts d’une écriture à la fois sauvage et intéressante » (« Note d’intention », p. 9)1. Ces quatre pôles (adresse, forme, sauvagerie, intérêt), nous le verrons, constituent quatre concepts recteurs de la construction théorico-poétique de Pierre Vinclair. Il n’en reste pas moins qu’ils prolongent à certains égards les investigations du premier cycle : ce qui s’y concevait comme « formulation d’une philosophie du genre littéraire comme effort plutôt que comme collection de propriétés reproductibles » ainsi que comme « réflexion sur le modus operandi d’une littérature politique » (ibid.) semble pouvoir conduire naturellement à une interrogation sur l’adresse et l’intérêt, tandis que « la contribution épique à la lutte contre le saccage des écosystèmes » (ibid.) se redit logiquement comme méditation sur la sauvagerie et la forme. La traversée des sept chapitres de ce livre dense et débordant (« Gestes du poème », « Politique de la prose ? », « L’œuvre en question », « Philosophie des genres », « Face à la catastrophe », « Échafauder Babel », « Portrait du critique en arracheur de dents ») nous donnera l’occasion de tenter de reconstituer sous une modalité systématique l’une des propositions pensive et poétique les plus stimulantes du champ contemporain. Nous réduirons l’ensemble des développements de l’ouvrage à quatre thèses, inséparables de quatre gestes, qu’on peut être tenté, au prix sans doute d’un léger déplacement, de rapporter aux quatre pôles que nous identifions : 1. requalifier les formes comme des efforts (c’est la forme) ; 2. penser l’intention comme une adresse (c’est l’adresse) ; 3. considérer l’écriture comme une « forme de vie » (c’est la sauvagerie) ; 4. saisir le poème comme un drame (c’est l’intérêt). Nous verrons toutefois au fil de ce bref parcours que ces dimensions sont en réalité indémêlables et s’enveloppent selon la loi d’une tresse qui rapporte (par exemple) l’adresse à l’intérêt et la forme à la sauvagerie. L’ensemble de ces gestes peut à son tour se comprendre comme la tentative de reconduire le poème à sa « vie », selon l’impératif suggéré par le titre de la Vie du poème (2021) : à savoir que le p Sun, 11 May 2025 20:10:52 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19622 acta Renan, une embryogénie de l’esprit humain https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19627 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19627/Couv_Fayolle_Leray.jpg" width="100px" />C’est à une enquête minutieuse que s’adonne cet ouvrage, qui explore un impensé des études renaniennes : l’importance des sciences naturelles dans la fabrique de l’histoire (des hommes, des religions, des langues) chez Renan. Pour analyser et restituer le fonctionnement de cette pensée mouvante, vivante, l’autrice convoque principalement les outils de l’épistémocritique de Michel Pierssens, qui fait dialoguer « littérature, histoire et philosophie des sciences1 », de la biocritique, conceptualisée par Gisèle Séginger2, mais aussi des études foucaldiennes3 ou encore des « théories de la lecture et de la “mémoire des œuvres” de Judith Schlanger4, qui éclairent le fonctionnement, capricieux et personnel, de la source chez Renan » (p. 22). Si ce travail apporte une contribution importante à la connaissance de l’œuvre de Renan, il exemplifie également la richesse de l’épistémocritique de la nature, stimulant pour la recherche littéraire contemporaine. « Une pensée d’éclats et de mouvements » (p. 14) La difficulté méthodologique de l’approche choisie est multiple: Renan naît à une époque de querelles scientifiques qui divisent profondément la société et de découvertes qui développent de nouvelles branches du savoir. Les sciences de la nature recouvrent, par ailleurs, un ensemble de disciplines a priori hétérogènes à nos yeux contemporains : la géologie, la botanique mais aussi la géographie et l’anthropologie. L’enseignement de ces sciences naturelles densifie encore l’écheveau en ce que celles-ci, principalement objet de cours de zoologie et de botanique, peuvent être incluses dans des enseignements de mathématiques. Enfin, la liberté pédagogique des petits séminaires, par opposition aux Collèges royaux, était telle que le jeune Renan s’initia aux sciences naturelles par le prisme de la psychologie, elle-même enseignée en cours de philosophie. On comprend ainsi que, nonobstant l’incroyable érudition de Renan, ses bases en sciences furent fragiles et que c’est d’abord par la subjectivité, le sentiment qu’il s’initia à ces savoirs scientifiques. Ainsi Azélie Fayolle explique-t-elle la raison pour laquelle on ne saurait parler de « système » de pensée informé par les sciences naturelles mais de « pot-pourri », terme qu’emploie Renan lui-même à propos de L’Avenir de la science5, de pensée organiciste structurante qui n’est ni simple métaphore ni stricte modèle et qui nourrit une histoire du « document comme des sentiments et des idées qu’il recèle » (p. 17) : La Na Sun, 11 May 2025 20:11:49 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19627 acta Amour, gloire et panafricanisme https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19611 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19611/Couv_Chaudet_Bertho.jpg" width="100px" />« Il est regrettable que les littératures africaines soient si peu visibles au sein de nos recherches » : ainsi s’insurgeait Gayatri Spivak lors de l’édition 2025 du congrès de la Modern Language Association, en ouverture du panel « Africa(s) in History and Imagination » qu’elle modérait avec Surya Parekh. En parcourant les titres et résumés des huit cents panels du congrès états-unien, réputé pour son gigantisme et son hétérogénéité (centré cette année sur le thème de la « Visibilité »), on ne pouvait, de fait, que lui donner raison : le nombre de sessions consacrées aux littératures du continent africain était bien en deçà de celui des panels relevant des études afro-américaines. Comme le note Elara Bertho en référence à Stokely Carmichael, penseur et militant phare du Black Power ayant quitté les États-Unis en 1968 pour s’installer en Guinée, « lorsqu’une grande figure quitte les radars de la presse ou des grands campus américains, c’est comme si elle disparaissait » (p. 93). Et la chercheuse de souligner, à juste titre : Il est difficile de s’extraire de l’américano-centrisme des sources, autant que des bibliographies et des manières hégémoniques d’écrire l’histoire. Londres, Paris, New York polarisent encore trop souvent les recherches. Il faut pourtant prendre le temps de sortir de ces centres de fabrication des savoirs pour compliquer les géographies intellectuelles globales. (Ibid.) Ce temps, Elara Bertho l’a pris, à la faveur d’un travail de terrain qu’elle a mené à Conakry. Pour cette raison, la concision et le style percutant de son essai paru aux Éditions Ròt-Bò-Krik (qui ont réalisé une recherche iconographique pour compléter les illustrations et autres documents fournis par l’autrice) ne nuisent en rien à la richesse du propos et à l’intérêt des questions comparatistes qu’il suscite. En attendant de découvrir la suite des travaux d’Elara Bertho, portant sur le foisonnement littéraire et artistique de la Guinée sous le régime complexe de Sékou Touré (1958-1984), les 151 pages qu’elle nous donne ici à lire apportent un premier éclairage original sur l’histoire politique et culturelle des pensées et pratiques anti-impérialistes à l’échelle atlantique. Dans cette perspective, l’essai se fonde sur le parcours d’une communauté singulière, gravitant autour du couple formé par le même Stokely Carmichael (qui prendra ensuite le nom de Kwane Ture1) et la très célèbre chanteuse Miriam Makeba. Conakry, ville-monde et creuset des arts Ce que l’on sait peu Sun, 11 May 2025 20:06:45 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19611 acta Le chant de la nature : des espaces musicaux à l’époque romantique https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19583 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19583/Couv_Cousin.jpg" width="100px" />Le numéro 84 de la revue Littératures, publié en 2021, donne à lire les actes d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’Université Toulouse-Jean Jaurès le 1er avril 2019. Celle-ci était consacrée à l’« imaginaire spatial associé à l’écoute d’un morceau, qui conjugue rêverie et introspection » (Fabienne Bercegol, « Introduction », p. 18). Intitulé Le Paysage musical. Musique et littérature dans la première moitié du xixe siècle, ce dossier met en jeu les relations entre mimesis et lyrisme : il s’agit pour les contributeurs de s’interroger moins sur la façon dont la musique pourrait transposer l’acte descriptif dans sa propre langue que sur sa capacité à suggérer et à faire naître un paysage mental. En outre, au-delà de ce pouvoir évocatoire de la musique, c’est bien l’intégration de « la musicalisation de la perception de l’espace » (Frédéric Sounac, p. 54) ou de la spatialisation de la perception de la musique1 dans la littérature romantique qui est au cœur de ce dossier. « Mettre l’œil dans l’oreille » : peinture et musique La musique peut-elle représenter un paysage2 ? Cette question se pose à tous les contributeurs du numéro, à commencer par Béatrice Didier, dont l’article est intitulé, justement, « La musique peut-elle décrire un paysage ? » (p. 21-32). Ce texte liminaire sert d’introduction théorique à la réflexion menée dans les pages suivantes. On sait que les questions les plus simples en apparence sont souvent les plus difficiles, et Béatrice Didier rappelle que la conception de la musique comme art mimétique a mis en difficulté bon nombre de théoriciens esthétiques, à commencer par l’abbé Du Bos, qui, tout en établissant une équivalence entre la peinture et la musique, distinguait les objets de ces deux arts : les paysages et les visages pour la première, les sentiments et les passions pour la seconde. Les différentes tentatives de démonstration de la nature imitative de la musique aboutissent par ailleurs à sa négation chez Chabanon, dans De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre (1785). Le début du xixe siècle marque alors « un moment décisif dans l’introduction du paysage en musique » (p. 23) : il ne s’agit plus d’imiter un paysage naturel, mais de « composer tout un paysage » (p. 25), de faire naître un paysage dans l’esprit de l’auditeur. Et B. Didier de conclure : La musique peut-elle décrire ? Oui, mais à certaines conditions : le relais de la littérature peut paraître u Sat, 19 Apr 2025 17:28:49 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19583 acta Poésie musicale et musique poétique au Moyen Âge https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19578 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19578/Couv_Corbellari.jpg" width="100px" />Le titre de ce volume renvoie, on l’aura compris, au fameux traité allégorique des Noces de Philologie et Mercure (début du ve siècle) de Marcien Chapelle (nom qui serait aujourd’hui en français celui de Martianus Capella si sa réputation était demeurée ce qu’elle était au Moyen Âge). Sous l’égide des deux sciences que sont la philologie et la musicologie, dont les méthodes, du moins en France, n’ont pas toujours été très synchrones, il réunit vingt-cinq articles essentiellement issus de deux rencontres qui se sont tenues à Poitiers et à Paris en mai et en juin 2013. En dépit du temps relativement long qui a séparé ces colloques de leur publication et de celui qui s’est écoulé entre celle-ci et le présent compte rendu, il n’est pas certain que la recherche ait fait d’immenses progrès dans l’étude conjointe des domaines concernés, et le volume peut toujours être considéré comme un état des lieux tout à fait fiable. Le spectre des articles est fort étendu : il va de contributions presque purement littéraires à d’autres essentiellement musicologiques, et l’équilibre entre les deux domaines n’est vraiment assuré que dans d’assez rares cas. Même la division du volume en cinq sections ne parvient pas à garantir une véritable unité au sein de chaque partie. La première, « Musique et poésie entre histoire et historiographie », fait la part belle, et c’est justice, à Michel Zink, qui signe un article introductif (« Que reste-t-il de nos amours ? », p. 13-19) et se prête ensuite à un long entretien avec les éditrices et éditeur du volume (p. 21-48). L’ancien professeur au Collège de France, aujourd’hui membre de l’Académie française, se livre tout entier, selon son goût de plus en plus affirmé et particulièrement attachant pour l’égo-histoire, dans une évocation de son rapport à la poésie et au chant dans sa fréquentation de toute une vie des troubadours et des trouvères. Reprochant à raison à Paul Zumthor de ne pas avoir « tenu compte du contexte » (p. 43), certain que « le poème d’amour trahit un secret » (p. 13), il replace le chant des troubadours dans la logique de leur réception dans les razos et les vidas, qui construisent « une fausse mémoire, une sorte de paramnésie, une projection du passé dans le présent qui est celui du poème, mais une mémoire tout de même, avec tous les traits d’une vraie mémoire » (p. 19). Cette première partie se conclut par une mise au point historique du regretté Martin Aurell (« Troubadours et trouvères. Musique, société et amour c Sat, 19 Apr 2025 17:28:11 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19578 acta Peut-on parler de la musique ? https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19570 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19570/Couv_Doumic.jpg" width="100px" />Enserrer la sirène : ce défi grisant est-il voué à l’échec ? Béatrice Didier se propose d’examiner les tentatives de tous ceux qui, sous diverses formes, ont voulu approcher la musique par les mots. Face au chant des sirènes, deux attitudes sont possibles : Ulysse se fait lier à un mât, Boutès saute dans les flots. Ce mythe illustre la dangerosité de la musique, dont la force expressive est porteuse d’une violence révolutionnaire. De ce risque de débordement naît la tentation de circonscrire la musique dans les limites du sens : « Capter la sirène, saisir l’insaisissable, donner les limites du sens à ce qui semble ne pas en avoir ou en avoir un trop vaste pour pouvoir être enserré par les mots, c’est un vieux rêve multiforme » (p. 7). Saisir la part manquante, le vide subsistant dans l’intervalle entre les deux langages : ce livre explore les différentes tentatives faites en ce sens. S’il ne dit pas l’indicible, il en raconte les quêtes. De la délimitation à la suggestion La manière la plus évidente de dire la musique, c’est sans doute de la définir. Cette ambition semble difficilement dissociable du siècle des Lumières. Se caractérisant par son projet de rationalité, le xviiie siècle devient en quelque sorte celui des dictionnaires. Et il n’y a pas de raison que la musique fasse exception à la règle : « Le domaine musical n’échappe pas à l’ordre alphabétique : la sirène est un être fuyant, la musique semble indéfinissable par la rêverie qu’elle suscite, elle est pourtant une science dont les termes doivent être précis » (p. 14). Mais le dictionnaire n’obéit pas qu’à une logique d’encyclopédisme et d’universalité, il est aussi vu comme un symbole de liberté : pour le lecteur, qui s’y promène aisément, comme pour le rédacteur, nouveau démiurge maître du sens. Il se caractérise à la fois par l’accumulation d’informations et par la fragmentation : l’érudition musicale est poussée à son plus haut point, mais les articles se succèdent sans grande logique, les classements sont parfois arbitraires, et l’accumulation de savoir se fait de manière aussi brouillonne et disparate que prolifique. De la sorte, si le Dictionnaire de Rousseau, rédigé entre 1753 et 1765, nourrit des prétentions scientifiques, il peut aussi être lu comme un « dictionnaire amoureux de la musique » (p. 15) polémique et passionné. L’article « Musique » se caractérise à la fois par une accumulation d’érudition et par un ton empreint de nostalgie. La définition — « art de combiner les sons d’une Sat, 19 Apr 2025 17:25:37 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19570 acta Les inventions littéraires de Frédéric Chopin https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19589 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/19589/Couv_Calamai.jpg" width="100px" />Des premiers articles rendant compte, dans les années 1830 et 1840, des concerts où Chopin joue ses propres œuvres, à la biographie que Bernard Gavoty fait paraître en 1974 (et qui constitue presque une sorte de terminus ad quem après lequel les publications universitaires1 prennent le pas sur des productions moins strictement scientifiques, sinon toujours moins rigoureuses), Irene Calamai égrène dans son livre le chapelet des textes qui, l’un après l’autre, ont formé le mythe du musicien polonais. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France2, William Marx rappelait, après Leibnitz3 et Husserl4, que, étant des monades, et n’ayant donc un accès direct qu’à une portion très réduite de l’univers, nous ne pouvons connaître l’essentiel du monde qui nous environne que par des discours ou des images. Chopin n’échappe pas à la règle : s’il nous reste les partitions de ses œuvres et les innombrables interprétations dont elles font l’objet, nous ne pouvons l’atteindre lui-même qu’à travers un feuilleté de textes qui s’apparentent davantage à des miroirs aux alouettes qu’à ces signes transparents dont parlait Sartre, et que l’on peut « traverser comme une vitre5 ». Chopin « lui-même », qui est-ce d’ailleurs ? Que désigne ce mot de « Chopin » ? L’homme ? Le musicien ? L’œuvre ? Les trois indissolublement, selon une perspective ressemblant à celle de Sainte-Beuve ? Le mythe de Chopin tel que l’analyse I. Calamai va dans le sens de la troisième solution : l’homme, le musicien et l’œuvre seraient comme les hypostases d’une « trinité charmante6 » nommée Chopin. Il ne faut pas, en tout cas, chercher de vérité factuelle sur l’une, l’autre ou la troisième de ces hypostases dans les premiers articles de presse évoquant Chopin. Dès les années 1830, en effet, triomphe la « critique métaphorique » (p. 27-42) : c’est que, d’une part, rien n’est plus difficile que d’« enserrer la musique dans le filet des mots7 » ; et que, d’autre part, la presse écrite veut faire de gros tirages — il faut donc éviter à tout prix une technicité critique qui ferait fuir le gros du public, peu au fait du lexique spécialisé. De là la relative imprécision dont font preuve aussi bien les musiciens et critiques musicaux (on ne s’en étonnera pas de la part d’un François-Joseph Fétis, mais peut-être davantage de la part d’un Berlioz) que les écrivains-journalistes (Félicien Mallefille, Heinrich Heine, Ernest Legouvé entre autres). De la rubrique spécifiquement consacrée à la critique musicale, Chopin s’ Sat, 19 Apr 2025 17:29:14 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=19589