Parutions Acta Fabula https://www.fabula.org/revue/ Dans l'ensemble des publications consacrées à la littérature, Acta fabula sepropose de recenser les essais présentant de nouveaux objets théoriques,mais aussi les ouvrages collectifs qui, relevant d'un champ disciplinaireplus étroit, recèlent de réels enjeux de poétique générale. fr contacts@fabula.org (Webmestre Fabula) 60 Copyright © Fabula contacts@fabula.org (Webmestre Fabula) acta Du crime à l’écriture, l’effraction artistique ou l’art de passer à l’acte https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18560 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18560/LeFormal.jpg" width="100px" />Dans son ouvrage L’Art de passer à l’acte, paru aux Presses Universitaires de France en avril 2024, Léa Bismuth interroge la notion de passage à l’acte dans une perspective pragmatique. L’autrice est critique d’art, commissaire d’exposition, enseignante en philosophie et en histoire de l’art et chercheuse. Si à première vue ses travaux s’inscrivent dans le domaine de l’art contemporain, Léa Bismuth dresse des liens forts entre art et littérature. Elle a notamment été commissaire de l’exposition La Traversée des inquiétudes inspirée de l’œuvre de Georges Bataille, qui s’est tenue entre 2016 et 2019 à Béthune. Elle a également dirigé l’exposition Fous de Proust au Château de Montsoreau en 2022-2023. Elle s’intéresse particulièrement au geste littéraire et au devenir écrivain·e qui sont au cœur de sa thèse de doctorat intitulée « Écrire, un passage à l’acte » soutenue à l’EHESS en 2022 sous la direction de Marielle Macé, et dont l’ouvrage qui nous intéresse est issu. L’essai s’inscrit dans la ligne éditoriale de la collection « Perspectives critiques » des Presses Universitaires de France, dirigée par Laurent de Sutter et placée sous le signe de la prise de risques, dans la mesure où Léa Bismuth sort des frontières de disciplines telles que la philosophie, la littérature, l’art, le cinéma ou encore la psychanalyse pour y puiser ce qui caractérise le passage à l’acte. Il faut en effet entendre le terme « art » du titre à la fois dans sa dimension esthétique — une tekhnè — et pragmatique — une méthode d’émancipation. L’ouvrage est loin de se limiter à un essai théorique. Les travaux convoqués sont moins des études désincarnées que des expériences vécues par les auteurs et les autrices, plaçant l’essai du côté du développement personnel, dans le sillage de la recherche de la vie bonne par les philosophes antiques. Or si le moment décisif du passage à l’acte est un des lieux communs des manuels de développement personnel, il reste un point aveugle dans le domaine de la recherche littéraire où l’on étudie généralement la genèse de l’artiste d’un côté et ses œuvres, voire leur processus génétique, de l’autre, en évitant soigneusement d’aborder la décision elle-même, renouvelant au passage le mystère associé à l’acte de création. Comme son objet d’étude, Léa Bismuth se tient sur cette crête épistémologique d’une pensée à la fois incarnée et exigeante. L’originalité de l’ouvrage réside dans l’association d’angles a priori irréconciliables que sont le passage à l’acte Sun, 29 Sep 2024 12:30:33 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18560 acta Pour une archéologie de la critique littéraire https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18574 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18574/Baudry_critique littéraire.jpg" width="100px" />Dans le paysage des auteurs traitant de la critique littéraire, l’originalité de Samuel Baudry réside dans sa volonté de produire une « archéologie des discours critiques » (p. 17). Plutôt que de proposer une métatextualité au carré, une description elle-même critique des grands courants de la critique littéraire, Baudry cherche à remonter aux origines de la critique. Cette perspective lui permet de rendre compte historiquement de la construction de la critique en tant que discipline spécifique, mais aussi de faire émerger en creux ses impensés, c’est-à-dire les représentations sur lesquelles elle est fondée. Le projet de Samuel Baudry comprend des difficultés qu’il n’élude pas : parce qu’il ne se fonde pas sur une définition pré-établie de la critique, son étude intègre toutes les productions métatextuelles, des origines de la littérature aux productions critiques contemporaines. Ce cadre est posé dès l’introduction de l’ouvrage, où Baudry parle d’ailleurs moins de critique que de « discours périphériques », dont il donne trois exemples : une consigne de dissertation ; les résultats d’une recherche sur Google Scholar ; la notation de Hamlet sur GoodReads. Le projet du livre est ainsi fondé sur le rejet explicite des définitions contemporaines de la critique (écartées en tant que prénotions), ce qui implique alors de traiter de l’intégralité du domaine métalittéraire afin de voir ce qui, à terme, entre ou non dans la définition de la critique : Le présent ouvrage tente d’expliquer d’où viennent ces activités, selon quelles règles elles s’organisent et quels objectifs elles poursuivent. On pourrait ainsi reformuler le titre avec cette triple interrogation : pour quelles raisons, sous quelles formes et à quelle fin écrit-on et fait-on écrire sur la littérature ? (p. 11) Cet élargissement du cadre de l’étude, de la critique aux discours seconds, prend la forme d’un parcours chronologique dont on peut ponctuellement regretter la rapidité, mais qui a le mérite de mettre en relation les formes les plus légitimes de la critique (théorie, critique universitaire) avec des formes plus surprenantes (billets de blogs, manuels scolaires…). L’ouvrage est organisé selon un double principe chronologique et thématique : le parcours diachronique est structuré en différentes « configurations discursives », qui fonctionnent comme des grands ensembles cohérents de discours : « elles incluent à la fois les discours eux-mêmes, qui s’appliquent à des objets littéraires bien Sun, 29 Sep 2024 12:33:54 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18574 acta Pour une esth-éthique : la fiction et le viol https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18569 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18569/Couv_Lochert_Nizard.jpg" width="100px" />« Face au viol, que fait la fiction ? Que peut la fiction ? » (p. 7) : telle est la question que pose l’ouvrage La Fiction face au viol. Dès l’introduction, les autrices soulignent que le viol est « un objet critique pas comme les autres » (p. 9), au cœur de débats houleux dans les années 1970 puis dans la période post-#MeToo. Elles proposent de l’aborder à travers les prismes de l’histoire et de la comparaison. Ce texte à trois plumes est en effet l’œuvre de spécialistes de littérature comparée. Véronique Lochert, Enrica Zanin et Zoé Schweitzer posent chacune la question de la fiction face au viol à travers des corpus d’une remarquable variété, nourris d’une bibliographie critique abondante qui fait la part belle à la théorie anglo-saxonne. L’opposition évoquée en introduction, entre lectures féministes et universitaires (p. 22), pourrait être lissée davantage, notamment grâce à la convocation du concept de « savoirs situés1 ». L’ouvrage mobilise des références extrêmement nombreuses, d’Ovide à Angot, en passant par Cervantès, Chaucer, Shakespeare, Navarre ou Despentes – sans oublier les œuvres cinématographiques et les séries télévisées, opérant des croisements extrêmement stimulants entre cultures savantes et populaires, entre autrefois et aujourd’hui. Toutes ces représentations du viol sont confrontées à la même interrogation chiasmatique : comment la fiction aide-t-elle à penser le viol, et comment le viol permet-il de penser la fiction ? Ce sont là les principales propositions de La Fiction face au viol : d’une part, la fiction permettrait une mise en forme et en lumière du trauma, rendant ainsi visible ce que la société d’Ancien Régime invisibilise ; de l’autre, le viol questionnerait les modalités de représentations de la fiction, sa capacité à dire l’indicible, son potentiel voyeurisme et son lien au réel. Contrairement aux idées reçues, les textes anciens diraient un viol qui se tairait partout ailleurs ; l’introduction propose de les dégager des siècles de lectures appauvrissantes, à travers un « exercice de défamiliarisation » (p. 28) qui leur rend toute leur puissance critique. Les trois parties du livre fournissent un parcours remarquablement organisé « pour saisir, au plus près des textes, les enjeux d’une représentation qui change en fonction des genres et des époques » (p. 28) : après le chapitre que Véronique Lochert consacre au théâtre, pour interroger les liens entre représentation et réception, Enrica Zanin aborde la fiction narrative Sun, 29 Sep 2024 12:32:19 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18569 acta La zone à défendre de la théorie littéraire https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18548 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18548/Delusier.jpg" width="100px" />Après l’ouvrage de Justine Huppe, La Littérature embarquée (préface de Jean-François Hamel, Paris : Éditions Amsterdam, 2023) ou celui de Joseph Andras et Kaoutar Harchi, Littérature et révolution (Quimper, éditions Divergentes, 2024), Florent Coste, avec L’Ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ? (La Fabrique, mars 2024), est le troisième cette année à proposer une réflexion sociocritique sur les liens entre littérature et rapports de domination marchande et sociale. Cette fois-ci, c’est par le biais de la théorie littéraire que le médiéviste nous invite à poursuivre ces observations contemporaines. L’Ordinaire de la littéraire est un essai qui pose la question si futile et pourtant si fondamentale de ce que peut la théorie littéraire aujourd’hui. Depuis l’établissement du structuralisme dans les années 1950, l’analyse se précise particulièrement sur l’emprise du néolibéralisme apparu au début des années 1970 dans les champs critiques universitaires et éditoriaux. Dans ses généralités, l’ouvrage de Florent Coste est structuré en cinq grandes parties qui répondent toutes à l’influence généralisée ou non du libéralisme dans les champs de la littérature, que ce soit dans les pratiques scripturaires contemporaines, dans la façon dont ces pratiques sont depuis une trentaine d’années théorisées, mais aussi dans la façon dont les maisons d’édition ont été et demeurent poreuses à leur libéralisme marchand : « Les intérêts de la théorie littéraire » (p. 7-14), les « Conditions de la théorie littéraire » (p. 15-48), « Le prix de l’autonomie » (p. 49-84), « La littérature et ses fétiches » (p. 85-124) et « La littérature dans la division du travail » (p. 125-162). Libéralisme autoritaire de la théorie littéraire Dès ses premières pages, l’auteur de l’ouvrage nous invite à questionner les grands fondements de la critique moderne : que ce soit à travers le roman « moderne », par le « bovarysme » ou le pacte autobiographique (avec le théoricien Philippe Lejeune, p. 12), les formes établies par leur théorie ont souvent depuis changé et se sont « socialisées » à d’autres formes littéraires, à d’autres pratiques d’écriture plus collectives (Florent Coste prend notamment pour exemple la Revue de Littérature générale publiée chez P.O.L entre 1995 et 1996 par Pierre Alferi et Olivier Cadiot). Auraient pu aussi apparaître les travaux de traduction collective de Philippe Brunet, helléniste et traducteur de l’Iliade et de l’Odyssée, ou ceux oraux Sun, 22 Sep 2024 21:02:31 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18548 acta À la conquête de nouveaux territoires https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18551 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18551/Couv_Feller.jpg" width="100px" />Il semble que dans le domaine des sciences humaines le conflit des territoires demeure irrésolu, et qu’il sous-tende implicitement la légitimité du propos, si ce n’est le propos lui-même. En intitulant son dernier ouvrage Le Troisième continent, Ivan Jablonka reprend implicitement cette question des territoires même si c’est, comme il le précise d’emblée dans son introduction, pour tenter de la dépasser et de dessiner une « nouvelle cartographie des écritures » (p. 7). Il reprend ici le propos soutenu et développé dans un précédent essai, L’Histoire est une littérature contemporaine, paru en 2014 et dont Elara Bertho a donné un compte-rendu dans Acta Fabula1. On peut s’interroger sur ce qui a motivé Ivan Jablonka à publier ce nouvel ouvrage, composé d’articles, entretiens et autres pièces hétérogènes écrites sur près de vingt ans (2002-2022) et initialement parus dans des sources elles-mêmes très diverses — de Télérama à La Vie des idées, de la revue Mémoires en jeu au Dictionnaire historique de la comparaison. Mélanges en l’honneur de Christophe Charle en passant par le journal Le Monde ou l’hebdomadaire Sciences humaines. Dès lors que l’historien a déjà exposé sa réflexion épistémologique dans l’ouvrage précité — qu’il présente lui-même comme le prolongement et l’explicitation méthodologique du travail qu’il a mené dans son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus2, on peut s’interroger sur l’enjeu d’une telle publication. Le fait est que nombre de ces textes se font écho, et répètent la même antienne, ce qui n’est pas le moindre inconvénient de ce choix du recueil ; pourtant ce dernier s’impose finalement comme d’autant plus pertinent qu’il est cohérent avec la démarche proposée : Ivan Jablonka ne cesse en effet de rappeler tout au long de ses articles le passage qui s’opère d’un genre à l’autre – du roman à l’enquête, du récit à la bande dessinée – et d’un champ disciplinaire à l’autre – de l’histoire à la littérature notamment, et inversement. Quoi de plus légitime dès lors que le « discours de la méthode » (titre de l’un des articles) de l’historien trouve lui aussi à s’exprimer sous différentes formes, dans différents contextes, de l’article de presse quotidienne ou hebdomadaire au format plus universitaire d’une revue interdisciplinaire en passant par la rédaction pour Simone Weil de discours officiels ? Mieux encore : la diversité des formes choisies, pour dire et redire la conviction fondamentale, n’est-elle pas le meilleur moyen d’en assu Sun, 22 Sep 2024 21:04:37 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18551 acta De la poésie dans la prose : « un espace de transcendance dans l’in-signifiance du réel » https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18556 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18556/Couv Duverne_HUYNH.jpg" width="100px" />Dans Poètes, poésie, poéticité dans l’œuvre d’Honoré de Balzac, version remaniée de sa thèse de doctorat, Céline Duverne se propose de « comprendre les avatars » de l’« obsession étonnamment persistante » (p. 7) du père de La Comédie humaine envers le fait poétique, réputé étranger au prosateur en apparence soucieux d’établir son empire sur la prose à travers la conquête du roman. Pour substituer au mythe de l’antithèse prose/poésie un modèle d’« interaction fructueuse » (p. 386) faite de « tensions fécondes » (p. 320), décliné sur les modes de la « rivalité complexée » (p. 86), de « l’immixtion » (p. 374), de la « fusion cacophonique » (p. 375), la chercheuse se donne un objet trifrons : la figure du poète, englobant écrivain réel et imaginaire, statut social et mythologie collective ; le genre de la poésie, tel qu’il se situe dans l’horizon esthétique, éthique et métaphysique d’un romantisme l’élevant au rang de « nouvel hypergenre » (p. 281), concurrencé dans sa visée totalisante au xixe siècle par le roman, prophète et acteur d’une obsolescence stratégiquement programmée ; le concept de poéticité, d’emblée donné comme une « fiction théorique » (p. 12) à valeur moins descriptive qu’heuristique, qui suit les mutations de l’idée de poésie, du lyrisme romantique à la « poésie de la grimace » (p. 372) pré-baudelairienne, pour saisir le rôle de cet absolu frelaté chargé de dire la « modernité fracassée de 1820-1850 » (p. 385) dans une œuvre hantée par le fantasme de l’impossible unité. Ces trois fils, qui sont autant de nœuds où se renégocient les rapports conflictuels et productifs de Balzac à la « chose poétique », sont tenus ensemble tout au long d’une réflexion en quatre temps, animée d’un mouvement dialectique toujours enté sur le contexte littéraire et historique, et dont la cohérence ne se fait jamais au prix de l’uniformisation d’une Comédie humaine méandreuse, qui met à mal toute lecture trop linéaire ou systématique. Pour prendre la mesure d’une thèse qui tire sa force de la netteté de sa démonstration, servie par la virtuosité d’une plume d’une intelligence vive, seront d’abord résumées les étapes de l’ouvrage, dont on dégagera ensuite les propositions fortes, amenées à renouveler par bien des aspects la recherche balzacienne. De la crise de vers à l’intuition du poème en prose Partant du fantasme générationnel du poète, auquel Balzac n’est pas insensible, les « prolégomènes » examinent les usages du lexique poétique, vidé à force d’extension de s Mon, 23 Sep 2024 09:29:09 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18556 acta La cohérence en questions : rhétorique de la composition https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18488 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18488/vignette Collège de France.jpg" width="100px" />Voir la conférence en vidéo… Avant que d’entrer plus avant dans l’exploration des textes comme dispositifs pluriels, dynamiques et ouverts, il est cependant une objection que j’aurais mauvaise grâce d’esquiver : quel intérêt y a-t-il à tout cela, sous-entendu, y a-t-il vraiment un intérêt autre que de produire une énième lecture hyperspécialisée, pour ne pas dire archi-sophistiquée ? Entrer dans la technique de la dispositio, c’est en quelque sorte entrer dans l’atelier du texte, dans la fabrique de son montage, dans les techniques d’attention aux dispositifs, c’est à la fois analyser et inventer (des possibles), décrire et produire : mais voilà, quel besoin, quelle urgence, quelle légitimité ? Une première légitimité, la plus forte, la plus partageable est d’ordre épistémologique. L’on sait que la finalité du geste critique en général, c’est de construire un savoir sur le texte, de son établissement à son commentaire – sur ce qu’il dit et sur ce qu’il fait, sur ce qu’il engage et sur ce qu’il propose, sur ses manières d’habiter le monde et d’habiter les mots. À partir de là, le champ ne se structure pas par accumulation (de compartiments critiques) mais par décision, prévalence d’une option critique, engagement dans une famille de questionnements et d’intérêts1. Et qu’il y ait un intérêt à expérimenter les dispositifs compositionnels possibles, c’est-à-dire à opter pour une investigation technique qui engage à la fois la description et la compréhension du texte comme dispositif, est précisément ce qui est au cœur ici de ma démarche. Une deuxième légitimité peut être convoquée, plus faible à mon avis, moins convaincante, à savoir la légitimité politique : c’est l’idée que l’analyse ouverte et dynamique de la composition serait en prise avec telle ou telle pratique sociale de valeur, par exemple qu’elle serait un exercice de l’attention au service d’une éducation citoyenne, confer Yves Citton2 ; ou encore qu’elle serait une pratique critique interventionniste, favorisant une pédagogie ludique et inventive de la littérature, confer Sophie Rabau, Florian Pennanech ou Marc Escola3 ; ou enfin qu’elle serait une entreprise de revitalisation d’un trésor national risquant de devenir lettre morte. Qu’une théorie de la composition puisse sauver ici l’éthique démocratique, là l’enseignement des lettres, et là encore le patrimoine national n’est certes pas à négliger, mais peut-être n’est-ce pas tout à fait juste, ni tout à fait pertinent – la pratique de l’attention, Fri, 30 Aug 2024 22:40:06 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18488 acta Ad personam : pour une théorie du récit à la deuxième personne https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18527 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18527/Couv_Kalms-Oliveira.jpg" width="100px" />« C’est ta première grossesse. Ou bien, c’est la première grossesse dont tu auras eu conscience1. » À l’exorde du roman de Suzanne Duval, nul ne saurait échapper à l’interpellation supposée par le pronom d’adresse tu ; interpellation feinte toutefois, car, sauf coïncidence extraordinaire, la singularité de la situation décrite l’emporte très vite sur l’impression de sollicitation : « Il y a une semaine, tu rêvais que ta meilleure amie était enceinte d’un garçon roux. Elle dormait sur une plage de l’île de Groix, mais la Bretagne ressemblait à une côte africaine2 ». De ces deux citations une évidence se fait jour. Si c’est bien l’histoire d’un tu qui se déploie dans le récit, le lecteur sera rapidement forcé d’admettre que ce tu n’est pas lui, mais un protagoniste. Un paradoxe émerge de ce double statut communicationnel : le récit à la deuxième personne, en tant qu’objet-livre publié, est fait pour être lu par des lecteurs qui, récepteurs effectifs, ne sont en réalité pas les allocutaires véritables de l’énonciation en tu/vous (p. 57). Irradiation de ce paradoxe pragmatique jusqu’aux préoccupations thématiques de l’œuvre : pour parler de l’avortement, la forme adressée est vraisemblablement apparue comme la plus propice pour évoquer une difficulté du dire. Forme marginale, certes, que l’on aurait pourtant tort de cantonner à l’écriture des marges. Si dès la toute fin du xxe siècle s’observe une floraison importante de ce type de récit, en réaction à l’épuisement des formes traditionnelles de la prose romanesque, c’est surtout pour les libertés que la deuxième personne peut prendre dans le texte via l’espace d’expérimentations énonciatives qu’elle ouvre, contingentes au tournant « discursiviste3 » de la littérature autour des années 1980. On notera toutefois l’existence d’œuvres antérieures, précurseurs d’un tel changement de paradigme : La Modification de Michel Butor (1957) et Un homme qui dort de Georges Perec (1967) font de la deuxième personne leur régime narratif principal et contournent ainsi les écueils (supposés) d’une narration à la première ou la troisième personne. Daniel Seixas Oliveira dégage de ces observations un questionnement binaire qui s’articule de la manière suivante : peut-on expliquer l’intérêt grandissant des auteurs pour ce mode narratif encore récemment inédit et, rétrospectivement, peut-on dire pourquoi la forme du récit à la deuxième personne n’a-t-elle pas été investie plus tôt et plus massivement par les écrivains (p. 13) ? À p Sat, 07 Sep 2024 09:55:01 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18527 acta La Bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18520 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18520/Despoix Warburg.jpg" width="100px" />K.B.W. La bibliothèque Warburg, laboratoire de pensée intermédiale est un ouvrage qui fera date dans les études warburgiennes, tout spécialement en français. Philippe Despoix livre là une somme savante qui devrait permettre au lecteur de se doter d’une vision renouvelée de cet auteur décisif. Alors que des configurations comme « l’Atlas », que des syntagmes comme « formule de pathos » et « survivance de l’antique » sont devenus en quelque sorte un bien commun, si commun que ce qui en est fait ou dit ne s’embarrasse souvent ni de rigueur conceptuelle ni de souci philologique, cet ouvrage propose de reconstruire nos évidences : par sa méthode, intermédiale, par son matériau, au plus près des archives, et par son souci de saisir le projet de Warburg par et dans la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, un laboratoire qui ne saurait se réduire à la personnalité, aussi impressionnante soit-elle, de son fondateur. Le fil rouge est donc ce que Despoix appelle « la congruence intermédiale ». L’intermédialité, au sens de ce que l’école de Montréal a proposé, notamment dans la revue intitulée Intermédialités. Histoire des théories des arts, des lettres et des techniques. Elle s’inspire du dispositif foucaldien et de sa dimension archéologique mais le déplace, se proposant de saisir non un concept seul mais des procédures de questionnements, des pratiques, des institutions, non un medium seul mais des mediums en combinaison réciproque, non une technique seule mais les gestes qu’elle permet, induit et renouvelle (p. 8). C’est pourquoi l’ouvrage est construit autour de verbes clés (comme le fait d’ailleurs la revue Intermédialités) qui constituent autant de chapitres : reproduire, dénommer, cartographier, projeter, construire, exposer. Tous convergent vers une analyse approfondie, nous y reviendrons, du projet Mnemosyne. Il y a donc une prise de position sur le projet warburgien : loin de rabattre Warburg sur un hypothétique iconic turn, le livre récuse de faire de l’image son paradigme exclusif (p. 13). La congruence intermédiale désenclave la KBW, et par là-même désenclave le projet de l’Atlas du seul problème de l’image, tout simplement parce que l’image n’y est jamais seule, jamais isolée du mot, jamais isolée non plus de ce qui la rend signifiante, à savoir des techniques et des stratégies qui rendent visible pour nous ce qui reste sinon en-deçà de notre seuil de vigilance. La bibliothèque et la photothèque se pensent ensemble et pensent un même problème, el Sat, 07 Sep 2024 09:52:42 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18520 acta La verve du contournement, ou Théophile Gautier « critique-spectateur » https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18533 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18533/Couv_Angard_Gautierjpg.jpg" width="100px" />Le remarquable travail d’édition des Œuvres complètes de Théophile Gautier entrepris par Patrick Berthier voici plusieurs années arrive (presque) à son terme. Il semblait d’abord qu’une vingtaine de volumes pût présenter l’ensemble de la critique théâtrale, distribuée en plusieurs livres. Le volume qui paraît comme les précédents aux éditions Honoré Champion est déjà… le dix-neuvième. Il retrace seulement deux années, correspondant aux articles publiés par le « critique-spectateur1 » dans le Moniteur, de juin 1867 à la fin de l’année 1868, et le Journal officiel, de janvier à mai 1869. Les feuilletons, plus ou moins longs, se déploient sur plus de 700 pages. Patrick Berthier justifie l’importance du volume, en précisant dans son introduction : « Si deux ans tiennent en un seul volume, c’est moins à cause de lacunes dans le nombre des feuilletons (en août 1868, pour cause de vacances à Genève chez Carlotta Grisi2) que parce que certains d’entre eux sont plus courts, et/ou partagés entre le théâtre et d’autres sujets, artistiques ou littéraires » (p. 9). Et d’ajouter : « le passage de 1868 à 1869 est marqué par le “déménagement” apparent de Gautier feuilletoniste, qui passe du Moniteur universel au Journal officiel de l’Empire français » (ibid.). Il note enfin qu’en octobre 1868, Théophile Gautier devient le bibliothécaire particulier de la princesse Mathilde, « suite au décès de François Ponsard qui occupait la fonction » (ibid.). Ponsard, dont on lit la « Nécrologie » (p. 51), mais aussi celles de Félicien Mallefille3 (p. 165) ou de Berlioz, cette « gloire éclatante » (p. 623), car ils disparaissent tous à cette période : « Comme le siècle se dépeuple ! et combien de ceux qui se sont mis en marche avec lui sont restés sur le bord du chemin ! » (ibid.). Lui-même se rend compte que sa santé décline et que la lassitude s’installe entre les lignes. Si sa plume est pourtant toujours aussi alerte, sa verve de critique-spectateur4 contourne les propos attendus : les lecteurs surprennent des notices nécrologiques au milieu de recensions théâtrales ; des éloges au miroir des désaveux ; des propos tranchés à la place de la nuance qui caractérisait les feuilletons précédents ; des conseils pour ne pas heurter le public français (p. 177)5 « qui réclame, avant tout, de l’action, une intrigue, des décors, des costumes et des maillots roses » (p. 234). Public, ajoute-t-il quand il rédige le feuilleton sur la Lucrèce de Ponsard (3 mai 1869), qui est « naturellement classi Sat, 07 Sep 2024 10:03:57 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18533 acta Nouvelles perspectives sur le personnage : usages, circulations, populations https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18464 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18464/vignette Collège de France.jpg" width="100px" />Une première version de cet article est parue dans la revue Pegasus, 1, 2024. Voir la conférence en vidéo… Comment pourrait-il ne pas y avoir du nouveau sur les personnages ? Depuis un siècle, ces « vivants sans entrailles » pour reprendre les termes galvaudés, mais plus profonds qu’il n’y parait, de Paul Valéry1, ont connu une révolution après l’autre. En introduction, plutôt que de me livrer à un historique un peu ennuyeux, je vais me contenter de commenter une date : 1957. Celle-ci cristallise de façon exemplaire les évolutions divergentes dont a été l’objet la conception du personnage. Se sont alors croisées trois tendances qui représentent des courants théoriques, des chercheurs et des auteurs qui ne se connaissaient et ne se parlaient pas. En 1957, Alain Robbe-Grillet (qui, la même année, avait publié La Jalousie, où le nom des personnages se réduisait à des lettres) écrivit un texte au titre fracassant : « Sur quelques notions périmées. » Même si, en définitive, toutes les propositions qui s’y trouvent se sont trouvées infirmées, il aura eu en partie l’effet recherché, ne serait-ce que du point de vue de la notoriété. Republié en 1963 dans Pour un Nouveau roman, traduit en anglais en 1970, réédité plusieurs fois (la dernière en 2013), il a fourni d’innombrables sujets de dissertation aux lycéens français. Ce sont justement les passages qui concernent le personnage qui ont attiré le plus l’attention : Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! […] Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. […] Un personnage doit avoir un nom propre […]. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. […] Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? […] Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu. Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. […] Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros2. Cette démolition du personnage se prévaut de considérations bien dans l’air Fri, 30 Aug 2024 16:08:24 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18464 acta Une poétique des textes possibles https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18456 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18456/vignette Collège de France.jpg" width="100px" />Voir la conférence en vidéo… Si la poétique doit se donner pour objet « tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen » (Valéry, 2023 : I, 761), elle suppose une définition de l’art que Paul Valéry a voulu, pour le Cours de poétique, la plus générale possible : il n’y a d’art que dès lors qu’il existe plusieurs manières de faire. S’il n’y a qu’une manière de faire, on ne parlera jamais du mot art. Mais lorsqu’il y a plusieurs manières de faire, le mot art pourra s’employer pour désigner l’une quelconque de ces manières. — 2 févr. 1945 (Valéry, 2023 : II, 543). La définition la plus simple et la plus générale que l’on peut donner en matière de l’art, c’est qu’il est une manière de faire entre autres manières de faire. Ce qui suppose une sorte de possibilités diverses présentées. — 13 janv. 1945 (Valéry, 2023 : II, 4182). C’est pourquoi le montage d’une armoire Ikea ne fera pas de vous un artiste, alors même que l’ébénisterie est un art. Dès lors qu’elle traite des œuvres de l’esprit, la poétique doit prendre acte de ce fait patent, qui est pour un poète comme Paul Valéry une douloureuse évidence : toute œuvre s’élabore dans une « sorte de possibilités diverses présentées », ce qui signifie que le processus créateur a toujours affaire à plusieurs œuvres d’abord également possibles, parmi lesquelles il s’agit à tout instant de choisir, c’est-à-dire aussi de refuser — avec le risque tout aussi constant de se tromper, l’art emportant logiquement l’échec comme condition de sa possibilité. C’est cette même évidence qui a toujours rendu la pratique de l’explication de texte insupportable à Paul Valéry, depuis un épisode fameux de la vie académique des années 1930 : « l’essai d’explication du Cimetière marin » que le professeur Gustave Cohen avait convié le poète à entendre en 1932 depuis les bancs de la Sorbonne. Lors de cette mémorable leçon, le poète redevenu étudiant avait fait l’expérience d’une dissociation entre deux « modes d’existence » du poème : D’une part, mon poème étudié comme un fait accompli, révélant à l’expert sa composition, ses intentions, ses moyens d’action, sa situation dans le système de l’histoire littéraire ; ses attaches, et l’état probable de l’esprit de son auteur […].D’autre part, la mémoire de mes essais, de mes tâtonnements, des déchiffrements intérieurs, de ces illuminations verbales très impérieuses qui imposent tout à coup une certaine combinaison de mots [… Fri, 30 Aug 2024 12:57:56 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18456 acta L’enfant trouvé ou comment combler les lacunes de l’histoire https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18453 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18453/vignette Collège de France.jpg" width="100px" />Voir la conférence en vidéo… « Je suis un enfant trouvé. » La phrase est prononcée par un personnage familier à nombre d’entre nous, soit grâce à des lectures enfantines, soit parce que les adaptations pour grand écran et en dessin animé lui ont permis, avec Joli-Cœur, Vitalis et les Barberin, de peupler notre imagination : Rémi, le héros de Sans famille, le roman d’Hector Malot, paru en 1878. Dans les récits fondateurs religieux et politiques, l’enfant trouvé joue un rôle central. Songez à Moïse, à Cyrus ou à Romulus et Remus. Il figure dans la tradition littéraire dès les origines avec la Sémiramis de Diodore de Sicile ou Théagène et Chariclée d’Héliodore. Parmi les enfants trouvés littéraires du XVIIIe siècle, la période dont je m’occupe le plus souvent, il y a Tom Jones, héros éponyme de Fielding. Son histoire a marqué l’Europe grâce à la version française de La Place, best-seller des Lumières. Un frontispice de Gravelot, gravé par Pasquier, ouvre l’édition de 1750. Un homme en robe de chambre et bonnet de nuit et une domestique munie d’un bougeoir entourent un lit. Un bébé qui s’accroche au doigt de l’homme y repose. De tels personnages, à l’origine de la plus romanesque des fictions, ont leur source dans la réalité. Je vais m’appuyer sur des textes littéraires et des recherches dans les archives pour tracer certains parallèles. J’évoquerai, en me concentrant sur le XVIIIe siècle, sans m’interdire des incursions vers d’autres périodes, le lieu de découverte des enfants, les raisons de leur abandon, la manière dont on les identifie, avant d’envisager certaines raisons pour lesquelles l’enfant trouvé constitue une figure paradigmatique de la littérature1. Je partirai de l’enfant dont nous avons connaissance lors de sa découverte. Le nom même d’enfant trouvé, ainsi que son équivalent dans d’autres langues – foundling en anglais, Findling en allemand, trovatello en italien, par exemple –, est un premier marqueur de chance sur la trajectoire de l’enfant, qui n’a pas simplement disparu, sans laisser de trace. Les lieux de la découverte Tom Jones est trouvé douillettement dans un lit. Les enfants sont parfois placés dans une église, sur un autel ou un banc, voire dans un confessionnal. Ils sont au chaud (plus qu’à l’extérieur) et devraient, suppose-t-on, bénéficier de la protection de Dieu comme de ceux qui les découvrent dans un lieu saint. On trouve à l’occasion un enfant dans une auberge, lieu de passage par excellence, ou à la porte d’un commissaire ou d Fri, 30 Aug 2024 12:40:55 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18453 acta Créer un canon littéraire international. Roger Caillois et le programme des « Œuvres représentatives » de l’Unesco https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18468 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18468/vignette Collège de France.jpg" width="100px" />Voir la conférence en vidéo… Au lendemain de la Première Guerre mondiale fut fondée la Société des nations qui visait à pacifier les relations internationales. Un rôle particulier était dévolu au travail intellectuel en vue de la réalisation de cet objectif : une commission de coopération intellectuelle fut mise en place, ainsi qu’un Institut international de coopération intellectuelle. Paul Valéry fit partie des experts sollicités (Cattani, 2019). Qui mieux que lui pouvait incarner cet idéal ? Lui qui ne cessait de marteler que « La Société des nations suppose une Société des esprits ». Pour créer cette Société des esprits, il fallait pouvoir se connaître. En 1931 fut créé l’Index Translationum de l’Unesco, qui visait à recenser annuellement les traductions dans le monde entier. Le centre de gravité du marché de la traduction était alors l’Europe. Valéry assignait d’ailleurs à l’Europe un rôle tout particulier dans la formation de cette Société des esprits. On comprend d’autant plus son désarroi face au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas un hasard s’il consacre ses premiers cours du Collège de France en 1940 aux « réserves intellectuelles de l’Europe », en rapport avec les circonstances, comme il le précise. Ces réserves requièrent selon lui « la présence, l’action de présence de créateurs » (Valéry, 2023, 12 janvier 1940 : 603). Or cet objectif de favoriser les échanges interculturels fut repris après la guerre par l’Unesco, qui était l’héritier de l’Institut international de coopération intellectuelle (Maurel, 2010). Refondé sous l’égide des États-Unis, l’Unesco déplaçait cependant les objectifs de l’Institut de deux façons : en promouvant une conception moins élitiste de la culture ; en internationalisant les échanges par-delà l’Europe. Le programme des « œuvres représentatives » lancé en 1947 visait non seulement à recenser mais aussi à soutenir les traductions d’œuvres littéraires, en particulier à partir des langues non occidentales. Ce projet, dont la gestion fut confiée à un autre écrivain français, Roger Caillois, allait accélérer le remplacement du canon européen gréco-latin des classiques par un canon des littératures vernaculaires modernes, contribuant ainsi à l’unification d’un champ littéraire mondial ou, pour reprendre le titre du livre de Pascale Casanova (1999) d’une « République mondiale des lettres ». L’étude présentée ici fait partie d’une recherche sur le rôle des intermédiaires et médiateurs culturels dans la c Fri, 30 Aug 2024 16:56:51 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18468 acta La littérature là où on ne la cherche pas. Le cas des juristes lettrés de la Renaissance https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18480 <img src="https://www.fabula.org/lodel/acta/docannexe/image/18480/vignette Collège de France.jpg" width="100px" />Voir la conférence en vidéo… Position du problème Il y a quelque temps de cela, j’ai donné à mes étudiants de Tours, étudiants qui préparent les concours de l’enseignement, un sujet de dissertation : « L’Histoire d’un voyage faict en la terre de Bresil de Jean de Léry est-elle une œuvre littéraire ? » Cela a provoqué la perplexité et peut-être l’effroi de certains de mes étudiants. La question mérite pourtant d’être posée tout simplement parce que, à l’évidence, cette question serait moins possible, et moins admissible même, pour un recueil de sonnets de Ronsard ou pour un roman de Rabelais. Majoritairement, la réponse des étudiants consista à dire que bien entendu c’était de la littérature et notamment parce qu’il s’agissait d’une œuvre mise au programme de l’Agrégation et du Capes de Lettres. L’argument n’est pas si petit qu’il y parait de prime abord mais le serpent se mord tout de même un peu la queue. Le Voyage au Bresil serait un texte littéraire parce qu’il est reconnu comme tel par une institution aussi prestigieuse que le jury de l’agrégation, docte cénacle qui appose ainsi en quelque sorte une sorte de « Nihil obstat » sur la première page. Comme le dit d’ailleurs William Marx dans une tribune récente donnée au Monde : Un canon est une liste d’œuvres, hiérarchisée ou non, établie explicitement par une autorité ou admise par consensus plus ou moins tacite, destinée à servir de référence pour un usage particulier au sein d’une communauté donnée. […] Plus la communauté interrogée est professionnellement ou sociologiquement homogène, plus la réponse aura d’autorité canonique et validera une certaine échelle de valeurs dans la communauté concernée. Pour ma part je pense qu’il y a fort à parier que sans les travaux d’ethnologie de Claude Lévi-Strauss sur les Tupinambous du Brésil et sans les efforts constants de Frank Lestringant, professeur de littérature française de la Renaissance à la Sorbonne, cette œuvre aurait pu connaître un tout autre destin. Loin de moi bien entendu l’idée de dire que ce texte n’a aucune valeur littéraire. Je ne le pense pas du tout. En revanche ce texte peut être pris, je crois, comme modèle des œuvres plus ou moins périphériques du champ littéraire, œuvres qui, pour des raisons contingentes et circonstancielles, acquièrent ou non le statut d’œuvres littéraires de plein droit. Œuvre périphérique, dis-je, car le récit de Léry est, qu’on le veuille ou non, perçu comme moins « littéraire » qu’une œuvre de Ronsard ou de Rabelais Fri, 30 Aug 2024 17:28:48 +0200 https://www.fabula.org:443/lodel/acta/index.php?id=18480