Thomas Pavel, Fiction et perplexité morale

Conférence «Marc Bloch» (École des Hautes Études en Sciences Sociales) prononcée le 10 juin 2003.


Permettez-moi de commencer par exprimer ma profonde reconnaissance envers l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et son président, Monsieur Jacques Revel, pour cette invitation qui représente pour moi la réalisation d’un rêve d’autant plus beau que je n’ai jamais vraiment osé le faire. L’École est mon alma mater, et je n’oublierai jamais son hospitalité, il y a trente-quatre ans, lorsque le regretté Algirdas Greimas m’a accepté comme étudiant au doctorat après un simple entretien et sans autres formalités administratives. C’est grâce à cette hospitalité et à cette atmosphère de confiance que j’ai réussi, à peine arrivé de Roumanie, à continuer mes études et mes recherches. Algirdas Greimas, avec sa générosité caractéristique, m’a soutenu bien qu’il ait tout de suite vu que je n’allais jamais maîtriser les détails de son système. J’ai pourtant été, à ma façon, son disciple ainsi que celui de la poétique structurale développée à l’École et au sein du CRAL (qui à l’époque s’appelait encore le CETSAS) par la génération des fondateurs: Claude Bremond, Gérard Genette et Tzvetan Todorov, et, parmi les disparus, Roland Barthes, Michel de Certeau et Louis Marin. Je leur dois l’élan initial qui a animé mes travaux.

C’est à l’École, grâce à l’enseignement et à l’amitié de Claude Bremond, que j’ai par la suite appris à apprécier l’importance de la thématique dans les études littéraires. Mes amis du Centre Europe, Yves Hersant et Philippe Roger m’ont apporté leur soutien et m’ont fait part de leurs précieuses suggestions concernant mes recherches sur l’histoire de la fiction. Au CRAL, les travaux des Jean-Marie Schaeffer et du regretté Rainer Rochlitz m’ont ouvert de nouvelles perspectives sur la réflexion esthétique. Je suis profondément redevable aux travaux de Marcel Gauchet, de Pierre Manent et de Pierre Rosanvallon sur l’histoire de la liberté, ainsi qu’à la réflexion de Vincent Descombes sur l’esprit objectif. Grâce aux ouvrages de Luc Boltanski et Laurent Thévenot j’ai compris que les mondes humains, donc ceux de la littérature, sont en dernière instance organisés par des valeurs d’ordre moral. Viviane Alleton a été, au long des années, une admirable interlocutrice. Bref, les considérations qui suivent n’auraient pas été possibles en dehors des courants vivifiants de pensée qui ont vu le jour dans cette École et qui ont rayonné depuis la France partout dans le monde.

C’est en effet sous les auspices de l’École que les fondateurs du structuralisme français ont fait la lumière sur l’organisation formelle des œuvres d’art. Et c’est toujours à l’École qu’ont été posésles premiers jalons d’une réflexion sur les univers évoqués par ces œuvres. Le chemin d’une telle réflexion est particulièrement ardu et semé d’embûches: alors que les chercheurs qui ont abordé la description des phénomènes narratifs et discursifs avaient à leur disposition un grand choix de modèles linguistiques et rhétoriques prêts à faciliter la construction de systèmes explicatifs satisfaisants, le sens des œuvres littéraires et artistiques s’est révélé beaucoup plus difficile à cerner. Préoccupé par cette question, j’ai participé aux travaux qui ont tenté d’éclairer la notion d’univers de fiction et contribué à montrer comment s’organise le contenu littéraire. Il n’en reste pas moins que la nature même de ce contenu et, à plus forte raison, le motif pour lequel les êtres humains s’y intéressent n’ont pas encore reçu toute l’attention qu’ils méritent. Ces recherches ne se sont pas toujours posé avec suffisamment de clarté les questions du quoi et du pourquoi de la fiction.

Plaisir du texte et reflet du monde

Les questions du quoi et du pourquoi sont par ailleurs intimement liées, car si la fiction littéraire était, comme l’ont soutenu depuis plus d’un siècle les partisans de l’esthétisme, parfaitement indépendante d’un réel dont elle ne cesserait pas de se détourner, pourquoi les lecteurs s’y intéresseraient-ils? Et si, en revanche, la fiction offre un miroir à la réalité ambiante, comme le pensent les partisans du réalisme littéraire, la question se pose de savoir pourquoi, au lieu de contempler tout simplement cette réalité ou de lire les ouvrages qui la décrivent de manière simple et fiable, les lecteurs s’en remettent au miroir des récits qui, de toute évidence, déforment leurs objets.

J’avoue que la réponse de l’esthétisme n’arrive pas à me convaincre lorsqu’elle affirme que la lecture des œuvres littéraires a pour fin l’appréciation de leur réussite formelle. Cette réponse ne me convainc pas non parce qu’elle serait fausse (elle ne l’est assurément pas), mais parce qu’elle me semble irrémédiablement incomplète. En insistant sur le plaisir procuré par l’écriture et par la composition formelle, elle ne tient pas compte assez de la satisfaction que chaque lecteur tire de la substance anecdotique des histoires racontées. Dans L’Éducation sentimentale, Flaubert atteint une parfaite maîtrise du mouvement syntaxique, dont l’amateur averti apprécie avec plaisir l’extraordinaire fluidité. Mais ce qui intéresse au fond la plupart des lecteurs (y compris les plus subtils) c’est le saisissant récit du destin de Frédéric Moreau et de ses amis.

Serait-il plus sûr de se rabattre sur la réponse du réalisme, qui voit dans la fiction une véritable introduction à la réalité sociale d’une époque? Cette réponse n’est pas fausse non plus, à condition qu’on la cerne de plus près et qu’on la nuance. Car il s’agit de décider si la littérature narrative présente la réalité sociale dans sa vérité ultime, si cette réalité est saisie par la littérature selon un angle de vue nécessairement limité et trompeur, ou encore si la littérature, loin de présenter la société elle-même dans son véritable fonctionnement, exprime plutôt les doutes et les craintes que l’organisation de cette société ne cesse d’engendrer. Le roman de l’adultère au XIXe siècle dévoile-t-il la triste vérité empirique de la famille bourgeoise, infléchit-il cette vérité selon la perspective idéologique de l’auteur, ou s’attarde-t-il sur des situations insolites – le divorce, par exemple, fort commun dans les romans, mais fort rare dans la réalité de l’époque – mettant ainsi en évidence les points les plus vulnérables du tissu social, comme l’a soutenu de manière convaincante Nathalie Heinich[1]? Placer une œuvre dans son contexte est une démarche absolument nécessaire pour en comprendre la substance. Je ne réussis pas à me persuader cependant que cette démarche soit suffisante.

Car elle doit faire face à deux types d’objections. D’abord, les œuvres littéraires ne peignent la réalité du monde dans lequel elles ont vu le jour que de manière fort approximative et sporadique. Sporadique: considéré à l’échelle des millénaires, le roman réaliste du XIXe siècle n’a représenté qu’un moment, précédé par de longs siècles pendant lesquels l’invraisemblance romanesque a été la règle, et suivi par une véritable explosion d’esthétisme anti-réaliste. De Homère à Rousseau, les poètes etles écrivains ont surtout créé des œuvres qui s’éloignaient délibérément de la réalité empirique. Cet art de l’éloignement (dont j’ai esquissé les traits dans un ouvrage précédent) procédait par idéalisation plutôt que par description fidèle, il se proposait de détacher le lecteur de la réalité vécue plutôt que de l’y plonger. Nous verrons bientôt quel était le sens de cette ambition, qui a été tenue pour acquise tant que le but des œuvres littéraires et artistiques a été de provoquer chez le lecteur le transport accompagné d’une certaine lucidité d’ordre moral, plutôt que la prise de conscience des conditions sociales concrètes dans lesquelles il vivait. Mais il est essentiel de noter que même chez les romanciers réalistes, une telle prise de conscience demeure approximative. Balzac, comme Dickens, est un des plus grands observateurs de la vérité sociale, mais il est également l’exemple le plus éloquent du visionnaire romantique à la poursuite de ses chimères. Et chez des auteurs comme Kafka, Camus ou Garcia Marquez, il est vain de chercher le réalisme social.

Pour reprendre un vieux truisme, les œuvres narratives ne considèrent pas la société en tant que totalité indépendante des êtres qui la composent, mais s’intéressent surtout à l’expérience individuelle. Un écart difficile à combler sépare notre enracinement social et notre expérience intime de l’existence. Des œuvres comme La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette, La Vie de Marianne de Marivaux ou Manon Lescaut de l’abbé Prévost, loin de peindre des êtres humains modelés par l’histoire et par la société, se proposent de décrire l’expérience humaine indépendamment de ces facteurs. Affirmer que les destins individuels racontés par une œuvre de fiction sont toujours et nécessairement envisagés par le biais de l’ordre social et historique c’est faire comme si toute la littérature avait été écrite par Balzac, Tolstoï et Zola, c’est donc souscrire à un point de vue qui est lui-même clairement circonscrit dans l’évolution de la création littéraire.

Entre la substance anecdotique de l’œuvre de fiction et l’histoire sociale et politique s’ouvre ainsi un double écart: l’un qui mesure la distance séparant les univers de la fiction du monde qui nous entoure, l’autre qui tient à la relative indépendance dont jouit l’expérience individuelle par rapport à l’ambiance sociale et historique.

L’art du langage est ipso facto celui des inférences

Ce que j’ai appelé l’art de l’éloignement dépend surtout des rapports entre la fiction littéraire et deux propriétés essentielles du langage naturel et donc de la pensée: la généralité catégorielle du langage et sa portée inférentielle. Dans un ouvrage récent, Hélène Merlin-Kajman cite et commente admirablement une phrase célèbre de Maurice Blanchot[2]:

Le mot, dit Blanchot, donne ce qu’il signifie, mais d’abord il le supprime. Pour que je puisse dire: cette femme, il faut que d’une manière ou d’une autre je lui retire sa réalité d’os et de chair, la rende absente et l’anéantisse.
(Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 325)

Rassurons-nous. En prononçant les mots «cette femme», je n’«anéantis» pas la femme devant moi. Blanchot, avec son âme de poète, dramatise une situation bien connue, selon laquelle le langage ne saisit pas la particularité irréductible des objets dont il parle, mais vise leur généralité. Abstrait de par sa nature, mon énoncé ne réussit pas à capter la présence en chair et en os de cette femme. Il n’est pas enchaîné à l’existence concrète d’un objet particulier. Il serait par ailleurs difficile d’imaginer, étant données les capacités du cerveau humain, un langage qui aurait besoin d’un nouveau nom pour chaque chose nouvelle. C’est précisément l’indépendance du langage à l’égard de l’individuel concret qui le rend tant soit peu efficace dans un univers inépuisable, mais dont les objets se laissent ordonner, avec plus ou moins de bonne volonté, en catégories.

C’est cette même indépendance qui, en nous permettant de discourir de choses qui n’ont pas de corrélat extérieur immédiat, sert de fondement, comme Blanchot l’a bien senti, à la poésie et à la fiction. Celles-ci ne se soumettent pas à l’épreuve du visible ni à celle du palpable et n’ont pas besoin, pour convaincre leurs lecteurs, de leur tendre le piège de la vraisemblance empirique. L’ouvrage de fiction le moins fiable est tout aussi bien reçu et compris que celui qui s’efforce d’évoquer scrupuleusement le visage du concret. Du XVIe au XVIIIe siècle, Amadis de Gaule a connu un succès immense, à peine surpassé plus tard par celui de Don Quichotte, qui en parodie l’invraisemblance. Et si depuis déjà un certain temps les romans de chevalerie se sont fait rares, les grands romans populaires (des Mystères de Paris au Chevalier Pardaillan) et, plus récemment, les films comme La Guerre des Étoiles et Le Seigneur des Anneaux s’empressent de prendre leur place.

Étant donné que le langage n’est pas conçu pour s’accrocher et rester attaché aux objets qui nous entourent, il est vain de toujours vouloir en mesurer l’efficacité à l’aune de la référence. Les importants travaux de Robert Brandom ont montré que le sens des propositions que nous énonçons ne dépend pas tant de notre capacité d’identifier leurs référents, que de celle d’en saisir le contenu conceptuel afin d’inférer d’autres propositions.[3] Pour reprendre l’exemple de Blanchot, lorsque j’utilise l’expression «cette femme», en disant, mettons, «Cette femme est ma sœur», ma phrase possède une signification dans la mesure où elle autorise la formulation d’inférences comme «Le locuteur est le frère de la femme en question», «La femme en question n’est pas la fille du locuteur», etc. Parler de ce qui est là, devant nous, opérer une saisie référentielle fondée sur la perception directe de l’objet mentionné, n’est ni le point de départ ni le point d’arrêt de la pensée discursive. Son domaine propre est la prolifération des inférences. Et comme le déficit référentiel ne compromet absolument pas le sens d’un énoncé tant qu’à partir de cet énoncé il est possible de tirer des conclusions significatives, les œuvres de fiction, souvent dépourvues de référent dans l’univers tenu pour réel, peuvent être porteuses de sens au même titre que les énoncés non fictionnels, à condition qu’elles servent de point de départ pour des inférences révélatrices. Peu importe que des personnages comme Amadis de Gaule, Don Quichotte ou Emma Bovary n’aient pas d’équivalents dans le monde réel; les mésaventures de ces êtres imaginaires sont lourdes de conséquences pour les lecteurs de roman.

La généralité catégorielle du langage détache ainsi le discours des objets immédiatement palpables, alors que son caractère inférentiel nous permet de produire du sens, quand bien même nous parlerions de choses qui n’existent pas. Grâce à la généralité du langage, l’éloignement de la littérature narrative par rapport au monde tenu pour réel n’est ni un défaut, ni une exception aberrante, ni le résultat d’une maladresse ou celui d’une esthétique encore balbutiante, mais constitue, au contraire, sa condition naturelle, dont il est non seulement fort malaisé, mais également inutile de vouloir la sortir. Le caractère inférentiel, pour sa part, assure aux œuvres de fiction, même à celles qui semblent les plus éloignées du monde empirique, la capacité de signifier de manière aussi pertinente que les autres formes de discours. L’action convergente des deux propriétés libère d’une part l’imagination fictionnelle des chaînes du donné, en lui permettant de jouer à son gré avec le matériel offert par le monde qui nous entoure. D’autre part, cette action ouvre à la fiction un horizon d’inférences plus vaste que celui offert par l’expérience. L’art du langage étant donc ipso facto celui de la généralité et des inférences, la fiction participe en égale mesure de la liberté de l’invention et du souci de pertinence. Loin d’être un discours déficitaire, voire dangereux de par son incapacité à établir des rapports fiables avec la réalité environnante, la fiction rachète en réalité le laisser-aller de ces rapports par la prolifération d’inférences significatives.

Pour revenir au contexte historique, politique et social des œuvres de fiction, il est indéniable que la pertinence inférentielle de la fiction prend très souvent un caractère historique, social et politique. Dans Illusions perdues de Balzac, par exemple, la réflexion sur la société post-Révolutionnaire, sur l’argent, sur l’artiste, sur l’inventeur, sur la justice et sur la presse, forme un des objectifs explicitement formulés de l’entreprise balzacienne. L’auteur de la Comédie humaine parie sur ce qu’on pourrait appeler «la vraisemblance dense» (en reprenant ainsi un terme mis en circulation par l’anthropologue Clifford Geertz). Afin de rendre plausible l’invention fictionnelle et de donner un poids supplémentaire aux inférences qu’elle occasionne, Walter Scott en Angleterre, Balzac en France et à leur suite un grand nombre de romanciers réalistes ont délibérément introduit dans l’équation romanesque les variables historiques, sociales et politiques. Il s’agit chez eux non pas d’une nécessité permanente de l’invention fictionnelle, mais d’un élargissement remarquablement fertile de sa portée, élargissement opéré à un certain moment, pour répondre à certains besoins, impérieux sans doute, passagers peut-être. Universaliser ce genre d’inférences c’est généraliser à l’ensemble de la littérature les intérêts, par ailleurs parfaitement justifiés, d’une seule période. Croire à la pertinence universelle du souci réaliste c’est négliger précisément une des découvertes les plus importantes du réalisme, qui est la spécificité du visage de chaque époque.

Lorsque nous considérons donc les œuvres de fiction par le biais de la référence à l’univers dans lequel nous vivons, nous sommes en proie à une double tentation: celle, d’abord, qui consiste à définir la fiction comme discours non-référentiel ou auto-référentiel (et je n’entre pas ici dans les détails de ces approches peu fructueuses), celle, ensuite, qui consiste à se dire qu’au fond et après tout la fiction doit quand même renvoyer à quelque réalité palpable qu’il s’agirait de découvrir, de préférence dans la vie personnelle de l’auteur ou dans l’organisation sociale et politique de son monde.

Si, en revanche, nous renonçons à l’approche référentielle pour nous rabattre sur la force inférentielle de la fiction, il en résultera une image fort différente de sa nature et de ses fonctions. Admettre que le sens de la fiction vient, comme celui de tout acte de langage, des inférences qu’elle rend possibles, c’est accepter également que la spécificité de la fiction réside dans le genre d’inférences qu’elle encourage. L’étude de ce genre d’inférences nous permettrait de trouver une réponse à la question que je viens de signaler plus haut: pourquoi lisons-nous des œuvres de fiction?

Participation, raisons, valeurs

Arrivé à ce point, j’ai le plaisir de reconnaître ma dette envers les récents travaux de Jean-Marie Schaeffer, qui ont le mérite d’avoir soulevé cette question et d’y avoir apporté une solution qui en éclaire à la fois les aspects externes et internes[4]. Selon Schaeffer, le propre du cerveau humain étant l’extraordinaire richesse de ses ressources, il n’est pas étonnant de voir qu’il imagine sans cesse des situations qui débordent les impressions produites par l’ambiance dans laquelle nous vivons. Comme ces situations imaginaires demeurent cependant étroitement liées à l’univers qui nous entoure, la capacité de les concevoir acquiert une véritable fonction cognitive. Elles proposent, nous dit Schaeffer, des modèles cognitifs approximatifs (ou analogiques) de la réalité. La fiction, elle, ne serait rien d’autre que la codification culturelle de cette activité dont les origines sont, pour ainsi dire, biologiques. La principale fonction de la fiction serait donc d’imiter le monde afin de mettre à la disposition des lecteurs une multitude de modèles cognitifs.

Pour les partisans des approches externes, l’avantage de cette explication réside dans sa grande portée anthropologique. Pour des raisons d’ordre éthologique, l’homme, nous rappelle Schaeffer, est un animal dont la survie dépend de la production de récits dont le rôle consiste à élargir et à enrichir le champ de l’expérience individuelle. En ajoutant à cette vision des choses une dimension historique, on dira que le rôle dela fiction consiste à faciliter la survie de l’homme en tant que membre d’une communauté historique donnée.

Pour ceux d’entre nous qui cherchent, en revanche, à comprendre les rapports intimes entre le lecteur et l’œuvre de fiction, la solution de Schaeffer est précieuse parce qu’elle nous invite à réfléchir sur la nature de l’expérience individuelle suscitée par la littérature lorsque celle-ci convie le lecteur à assister au déploiement d’une multitude de modèles analogiques de l’univers réel. Envisagés par le biais de l’expérience du lecteur, ces modèles ne provoquent cependant pas toujours des effets d’ordre strictement cognitif. Car il n’est pas sûr que la fiction se contente de nous proposer une représentation du monde, à la manière des cartes géographiques, ni que cette représentation aspire à rendre sensible la stabilité, la fiabilité, du monde représenté. La fiction évoque également le vécu dans sa vivacité, dans la perplexité et dans l’incertitude de ses choix.

Pour le lecteur en train de lire, pour le spectateur qui assiste à un spectacle théâtral, les œuvres qu’il lit ou qu’il regarde n’offrent pas des tableaux du monde. Nous savons depuis Lessing que la poésie, art de la temporalité, ne ressemble pas à la peinture, qui se déploie dans l’espace. Ce qu’il faudrait souligner encore c’est que, pour le lecteur, l’appréhension temporelle de la littérature narrative et de la représentation théâtrale ne se résume pas à la contemplation successive des phrases et des tropes qu’elles lui offrent. (Par ailleurs, grâce aux travaux de Louis Marin nous savons également que le spectateur regardant un tableau ou une sculpture procède, lui aussi, par mouvements successifs, que l’œuvre contemplée guide discrètement.) La fiction littéraire et théâtrale éveille en nous quelque chose d’autre que cette pure temporalité contemplative. Elle se propose d’attirer le public dans le dédale de l’histoire racontée, de l’y faire entrer, de l’y garder, de l’obliger à suivre la trajectoire des personnages, de le faire participer au déroulement de leurs actions. Comme l’a bien montré l’esthéticien américain Kendall Walton, lire un ouvrage de fiction, tout comme assister à un spectacle dramatique ou cinématographique, ce n’est pas uniquement en prendre connaissance en tant que spectateur, c’est aussi et surtout déléguer un «moi» fictif à titre de témoin chargé de participer en silence à l’action. Nous ne nous contentons guère d’observer les personnages des œuvres de fiction et leurs mouvements. Par le biais du moi fictif, nous leur emboîtons le pas, nous faisons nôtres leurs soucis, nous nous enfonçons dans le labyrinthe de leur destin. Nous éprouvons à l’égard de ces personnages une solidarité qui nous rend déraisonnablement sensibles à leurs difficultés, à leurs choix, à leurs réussites et à leurs échecs.

Plus précisément, nous entrons, en tant que lecteurs, dans un univers certes fictif, mais qui, à l’instar du monde réel, est gouverné par des coutumes, animé par des intérêts et traversé par des passions que nous comprenons et que nous adoptons quasi immédiatement. Nous en saisissons la teneur et les enjeux non pas nécessairement parce que ces intérêts, ces coutumes et ces passions ressembleraient aux nôtres (car le plus souvent ils n’y ressemblent guère), mais parce qu’ils aiguisent notre curiosité et sollicitent notre sympathie. En lisant un roman, en assistant à une représentation dramatique, nous ne nous contentons pas de suivre l’intrigue, d’observer, l’une après l’autre, les actions des personnages, mais nous nous mettons pour ainsi dire à la place de ces personnages, nous intériorisons leurs raisons d’agir et nous pesons les alternatives qui s’offrent à eux.

Examinés de loin et dans une perspective externe, les éléments d’une intrigue sont certes ce que les spécialistes de la narratologie y ont découvert, à savoir des fonctions narratives abstraites (Manque, Transgression, Réparation, etc.) qui obéissent à une logique, tout aussi abstraite, articulée en Tentatives, Obstacles, Secours et Résultats (et je renvoie aux travaux bien connus de Barthes, de Bremond et de Todorov). Dans Le Cid de Corneille, le Comte brigue la fonction de précepteur de l’Infant d’Espagne: Manque. Il insulte Don Diègue, son rival, qui a reçu cette charge: Transgression. Rodrigue provoque le Comte au duel: Réparation. Chimène, la fille du Comte, est la fiancée de Rodrigue: Obstacle.

Considérés en revanche du point de vue du lecteur qui s’engage aux côtés des personnages, ces exploits sont autant d’actions qui demeurent incompréhensibles tant qu’on les sépare des raisons qui les sous-tendent. Au début du Cid j’aperçois un monsieur d’un certain âge qui gifle un autre monsieur plus âgé que lui. Dois-je faire attention à cet incident? Aura-t-il une importance quelconque pour le déroulement de l’intrigue? Il en aura certainement une, car le vieux monsieur semble très fâché. Dois-je rire de sa colère? Y compatir? L’action à laquelle je viens d’assister, qui éveille mon intérêt et qui, de cette manière, transforme une partie de moi-même en témoin (fictif), n’a de sens que rapportée à l’enjeu du geste. Et cet enjeu, qui consiste à déshonorer un rival, n’est compréhensible qu’à partir des normes et des valeurs qui gouvernent le monde habité par les personnages. L’analyse structurale observait avec raison que la gifle en question agit comme une Transgression. Il reste à savoir pour quelle raison cette gifle constitue une Transgression et pourquoi cette Transgression est d’une gravité incomparable.

Les historiens de la littérature et des mentalités nous apprennent que pour saisir les enjeux du geste du Comte, il est indispensable de comprendre la morale aristocratique, qui accordait une place considérable à l’honneur, défini comme invulnérabilité visible; qu’au long du XVIIe siècle cette morale a peu à peu été abandonnée en faveur d’une autre, qui mettait l’accent sur le mérite, à savoir une vertu qui est à tour de rôle manifeste et invisible, et qu’enfin, le siècle suivant a assisté à l’avènement de la morale du devoir, dont l’opération demeure ensevelie dans les profondeurs de l’intériorité.

Indispensables pour éclairer la relecture et l’étude approfondie de l’œuvre de Corneille, ces distinctions échappent à la plupart des spectateurs qui, au théâtre, dans le feu de l’action, saisissent pourtant merveilleusement bien le sens du geste du Comte et celui de la détresse de Don Diègue. Les spectateurs découvrent par eux-mêmes les maximes qui gouvernent le comportement des personnages et flairent instantanément la nature des valeurs qui l’orientent. Ils devinent sans peine que la gifle en question, étant une insulte, justifie la vengeance, et que, pour des gens qui portent des armes, la vengeance consiste à faire disparaître l’auteur de l’insulte. Les spectateurs savent fort bien que le choix d’une conduite dépend non seulement des intérêts et des passions que ressentent les acteurs, mais également de la possibilité de justifier ce choix par des maximes parfois explicites, le plus souvent implicites, et dont la portée va au-delà de ces intérêts et de ces passions. Ces maximes, contradictoires et malaisées à appliquer, ne se suffisent d’ailleurs pas à elles-mêmes, mais acquièrent à leur tour leur relief grâce à l’existence d’un horizon plus fondamental, dont la puissance secrète forme l’ultime ressort du spectacle[5].

«Une gifle est un affront à l’honneur qui doit être vengé par la mort de son auteur», voilà la maxime qui rend compréhensible la colère de don Diègue dans Le Cid et qui lui confère une portée générale. Cette maxime, par ailleurs, n’acquiert son sens que grâce à l’assurance sous-jacente que «L’honneur est le plus grand bien dans ce monde», c’est-à-dire grâce à l’affirmation, dans ce cas inconditionnelle, d’un Bien. La conduite de don Diègue et celle de son fils Rodrigue trouvent leur source dans les intérêts et dans les passions de ces personnages (préserver la réputation de la famille, donner cours à la colère), telles qu’elles sont filtrées et légitimées par les maximes de conduite, celles-ci dépendant elles-mêmes de l’affirmation d’un bien d’un ordre plus général, dans ce cas la primauté de l’honneur. La primauté de ce bien découle à son tour d’une vision encore plus générale et plus complète des valeurs qui éclairent la vie et les gestes des acteurs. L’honneur est vénéré de manière inconditionnelle uniquement là où la vie n’est pas la valeur suprême, là où elle ne vaut pas d’être vécue toujours et dans n’importe quelles conditions. Dans un tel monde, la personne humaine est digne de ce nom uniquement dans la mesure où elle réalise devant les yeux et la mémoire de ses semblables une image idéale. C’est le rayonnement de cette vision qui donne un sens pour ainsi dire final (mais non moins mystérieux) à l’action du Cid, en sorte que la réussite de l’œuvre, et donc l’art de l’auteur, consiste à bien articuler les liens entre la vision fondatrice, les biens justificatifs, les maximes qui gouvernent les hommes et les passions et les intérêts de ces derniers.

Dans la tragédie dont nous sommes témoins, nous découvrons ainsi plusieurs niveaux de motivation et de justification[6], à savoir le niveau immédiat des pulsions et des projets (humilier un adversaire, venger un affront), celui des maximes qui guident les actions auxquelles conduisent ces pulsions et ces projets («un affront est lavé dans le sang de son auteur»), derrière ces maximes, la panoplie des biens qui les justifient (l’honneur) et, enfin, soutenant ces biens, les valeurs fondatrices (dans ce cas, la conviction selon laquelle certaines choses, et en particulier la réputation, sont plus précieuses que la vie).

Chez Corneille, ces motivations et ces justifications sont explicitement formulées, pesées et débattues. L’action de la tragédie ne se réduit pas pour autant à la mécanique de la délibération. Les valeurs fondatrices imprègnent silencieusement les personnages, l’éclat des biens les éblouit, le mouvement des maximes les entraîne, les passions les bouleversent. Les tirades et les dialogues cornéliens décrivent avec une précision inégalée le va-et-vient entre le vécu du personnage et l’ensemble de valeurs qui le soutient. Elles soulignent la violence et la complexité de l’investissement des personnages dans leurs actions, et c’est précisément cet investissement et, lorsqu’elles sont présentes, la motivation et les justifications qu’il comporte, qui exercent sur les spectateurs un véritable effet d’envoûtement. Le mouvement des pulsions, des maximes, des biens et des valeurs fondatrices qui animent les personnages captive et entraîne également le moi fictif du spectateur. Si ce dernier saisit l’action de cette œuvre, ce n’est pas simplement parce qu’il perçoit les événements qui la composent et en déchiffre les enjeux, mais parce que ces enjeux deviennent, d’une certaine manière, les siens. Par le biais du moi fictif, je me laisse volontiers impliquer dans les complexités de l’intrigue et, par là même, dans la charpente axiologique de l’œuvre. J’entre de la sorte dans un jeu de simulacre, au sens donné à ce terme par Roger Caillois, et dont le principe consiste à «se faire autre et [à] paraître autre par le mirage d’un appel nouveau, [à] voir le prochain autre qu’il n’est et dans ce kaléidoscope de métamorphoses et d’illusions [à] confondre l’autre avec sa représentation, et même [à] s’identifier soi-même avec l’effigie de l’autre»[7].

Dans ce jeu de simulacre, la réalité (au sens de l’allemand Wirklichkeit ou de l’anglais actuality) risque de faire défaut tant aux personnages qu’à leurs actions, mais ce déficit de vérité empirique ne diminue en aucune manière l’intérêt que je leur porte, tant que la charpente des valeurs tient bon. Car c’est elle qui valide l’univers simulé, c’est elle qui le rend intéressant à nos yeux, digne d’être pris en considération, apte à former le point de départ pour une multitude d’inférences significatives. Don Diègue et le Comte peuvent bien ne pas avoir existé tels que nous les présente Corneille, et pourtant leurs actions, les maximes sur lesquelles ces dernières s’appuient et les biens qui justifient ces maximes sont susceptibles d’engendrer une multitude d’interrogations et de conclusions, qui nous paraissent (et donc, à ce niveau, sont) parfaitement valables.

Autant dire que la prise en considération dont je parle et qui accompagne ma participation à l’action figurée par l’œuvre ne saurait pas se laisser réduire à un simple processus cognitif. Prendre conscience d’une maxime, d’un bien, d’une valeur fondatrice, ce n’est pas tout simplement «connaître». Au sein de l’ordre normatif, le verbe «connaître» devrait plutôt être pris dans un sens proche du sens biblique du terme: c’est ressentir la joie d’une possession, c’est incorporer, c’est faire mien un principe qui a une importance viscérale pour moi et pour mes semblables. C’est avoir confiance que mes actions autant que celles de ceux qui m’entourent ont un sens, une valeur et, ce qui revient au même, c’est être convaincu que le doute et l’estimation auxquels ces actions sont sujettes aboutiront à une décision et, respectivement, à la formulation d’un prix.

L’énigme du destin

Qu’on ne s’imagine pas cependant qu’il suffise de prendre conscience d’une maxime, d’un bien, d’une valeur fondatrice pour que la découverte de leurs conséquences et de leurs prix aille de soi. Ces conséquences et le prix que nous y attachons demeurent toujours volatils, indécis, problématiques. Et si nous tirons parfois des leçons fort explicites des œuvres littéraires, il n’en est pas moins vrai que le simulacre du vécu, l’identification ludique avec l’illusion à laquelle nous assistons ne s’accompagnent le plus souvent pas de certitudes, mais de pressentiments contradictoires, d’attitudes silencieuses et vite abandonnées, d’éclairs d’admiration et de crainte, dont nous ne pouvons tirer commodément ni des sentiments dépourvus d’ambiguïté, ni des conclusions verbales toujours nettes. Comme l’a si bien écrit Antoine Compagnon à la toute fin de son ouvrage sur la théorie littéraire, «La perplexité est la seule morale littéraire»[8]. Plus généralement, l’ordre axiologique lui-même n’est pas celui de la certitude, mais celui de la perplexité.

Je dirais même qu’il est celui des perplexités, au pluriel, à commencer par la plus ancienne et la plus frappante: l’étonnement teinté de révolte et de terreur que nous éprouvons devant l’imperfection morale du destin. Le succès et les conséquences de nos actions, d’abord, sont le plus souvent imprévisibles. La vie étant ce qui advient, c’est-à-dire aventure, nous envisageons l’à - venir avec une inquiétude qu’ont peine à dissiper les religions qui prêchent la résignation, les philosophies qui enseignent la tranquillité de l’âme ou les politiques qui garantissent la sécurité. Cette inquiétude concernant les normes et les valeurs est l’objet privilégié de la littérature. Elle se retrouve à l’origine de nombreux procédés narratifs et éclaire le sens de certains genres littéraires.

Le suspense, par exemple, à la fois convoque et exorcise les démons de l’impatience et de l’inquiétude. À bout de souffle, je suis les péripéties d’Oliver Twist poursuivi par ses persécuteurs, je talonne Jean Valjean traqué par le commissaire Javert, j’accompagne le détective Marlowe à la recherche du secret de la dame du lac. Le suspense m’incite à une sorte de «degré zéro» d’identification avec les personnages de fiction, comme si, indépendamment de tout souci d’ordre moral, la seule chose qui me préoccupait était leur survie au milieu des dangers. C’est grâce à ce genre d’identification à l’état brut que nous pouvons être fascinés non seulement par les aventures des personnages pour lesquels nous éprouvons une véritable sympathie, mais aussi par celles des criminels et des scélérats – qui, comme nous, et encore plus que nous, doivent affronter la surprise et les menaces de l’existence.

Les infortunes de la vertu nous émeuvent encore plus. Dès Les Éthiopiques d’Héliodore, le suspense est réalisé au moyen de grandes catastrophes imméritées qui affligent les protagonistes: naufrages, captures par les pirates, emprisonnements injustes, tentatives de mise à mort. Elles évoquent la difficulté de faire face à un monde qui, gouverné par la contingence, indifférent au courage et à l’amour, prend plaisir à mettre la perfection morale à l’épreuve. Beaucoup plus tard, au XVIIIe siècle, Samuel Richardson découvrira une nouvelle manière de tenir les lecteurs en haleine en représentant non pas l’accumulation d’infortunes qui arrivent véritablement, mais l’affolement intime causé par le pressentiment de ces malheurs. Dans Pamela, la belle servante persécutée par un maître libidineux se penche, seule dans sa chambre, sur les innombrables pages qu’elle couvre de son écriture rapide pour raconter la peur d’horribles sévices qu’elle anticipe et qui ne manquent pas d’émouvoir outre mesure le lecteur, bien qu’en réalité la plupart de ces appréhensions ne se réalisent jamais.

Nous sommes tout aussi perplexes devant l’injustice accomplie, l’on dirait réfléchie, du destin. Le Livre de Job en examine l’horreur:

Les maisons des voleurs publics sont dans l’abondance, et ils s’élèvent audacieusement contre Dieu…
Tout ce que j’ai dit se réduit à ce principe: Dieu afflige le juste aussi bien que l’impie…
(Job, XII, 6; IX, 22).

Les exemples littéraires d’une telle injustice abondent et tout un genre leur est consacré, la tragédie, dont la plus insupportable est, nul doute, celle de Cordélia, dans le Roi Lear de Shakespeare. Nous consentons, non sans difficulté, à la chute, aux tribulations et à la mort de l’orgueilleux monarque qui n’a pas su distinguer entre hypocrisie et affection filiale. Nous nous résignons aux souffrances du fidèle Kent et à celles du bon Edgar, surtout que le destin finit par leur mettre un terme. Mais comment accepter la mort imméritée de Cordélia, véritable incarnation de l’innocence et de la générosité? Le désespoir de Lear portant le cadavre de sa fille est celui de chaque spectateur, qui a envie de crier avec lui:

LEAR: Hurlez, hurlez, hurlez donc! Êtes-vous des hommes de pierre!
Si j’avais vos langues, vos yeux, je les emploierais si bien
Que la voûte du ciel se disloquerait!
(Shakespeare, Le Roi Lear, V, iii, trad. Yves Bonnefoy)

Au XVIIIe siècle, on trouvait ce dénouement tellement intolérable qu’en Angleterre un habile auteur l’a modifié, sauvant Cordélia de la mort et la donnant en mariage à Edgar.

Réciproquement, dans le registre comique, les picaros et les tricksters échappent le plus souvent à la punition qu’ils méritent. Si leur invulnérabilité ne nous révolte guère, c’est que la précarité de leur condition nous inspire la compassion, et que leurs stratagèmes et subterfuges provoquent le rire et l’indulgence. Nous suivons avec plaisir les tricheries de Lazarillo de Tormes, les mensonges de Sganarelle, les amours volages de Tom Jones, parce que ces transgressions impunies nous font espérer que nos propres peccadilles ne sont pas pendables. Les biens poursuivis par ces personnages sont des biens transitoires, peu respectables: l’acquisition d’une bouchée de pain et d’un abri pour la nuit, le service d’un maître capricieux, la conquête d’une beauté volage. Les maximes qu’ils suivent contredisent à la fois l’idéalisme et la prudence. Elles affichent un souci éhonté de l’utilité immédiate et tirent leur force de l’espoir que personne d’autre n’oserait les suivre. Pour bien duper, un fourbe doit être entouré d’honnêtes gens, et pour qu’une imposture soit efficace, il faut que les yeux des autres restent rivés sur les étoiles. La comédie nous étonne en nous dévoilant l’existence de maximes dont la force dépend précisément de leur dissimulation. En m’identifiant à Tom Jones, je saisis dans moi-même ce que la vie parmi les autres m’oblige à surmonter ou pour le moins à cacher. Cette saisie me fait rire parce que le destin, loin de punir l’insuffisance morale des personnages comiques (et, en lisant Tom Jones, j’en deviens un), les réintègre généreusement dans la communauté des hommes.

La bizarrerie du cœur humain

Ce genre d’insuffisance normative est pris au sérieux par les œuvres de fiction qui racontent le conflit entre, d’une part, l’évidence des normes et des biens qui les justifient, et, d’autre part, le peu de pouvoir effectif que ces normes et ces biens exercent sur les êtres humains. Dans l’Avis qui précède L’histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, l’abbé Prévost décrit cette situation en termes saisissants:

On ne peut pas réfléchir sur les préceptes de la morale, sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés; et on se demande la raison de cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfection, dont il s’éloigne dans la pratique.
(Abbé Prévost, Manon Lescaut, Folio Classique, Gallimard, 2001, p. 36)

Video meliora proboque, deteriora sequor. Loin d’être simplement une formule ressassée interminablement par la critique larmoyante, ce vieil adage repris par Prévost se trouve, comme j’ai tenté de le montrer dans un ouvrage récent, au cœur même du développement historique de la prose narrative. La question que celle-ci soulève est de savoir si l’idéal moral – en d’autres termes les maximes qui doivent orienter nos choix, les biens qui justifient ces normes et les valeurs fondatrices – fait partie de l’ordre du monde: car, si la réponse à cette question est l’affirmative, comment se fait-il que le monde soit, du moins en apparence, si éloigné de cet idéal, et si l’idéal en question est étranger au monde, pourquoi sa valeur normative s’impose-t-elle avec une telle évidence à tous les membres de la communauté humaine?[9]

J’ai appelé paradoxe axiologique l’incompréhensible divorce entre la force idéale de la norme morale et la faiblesse notoire de son règne. La littérature ne l’a découvert que relativement tard, l’épopée ayant pris comme sujet l’action héroïque dans la pureté de son élan, et la tragédie, le conflit irréconciliable entre destin et justice. C’est dans la comédie, comme je viens de le suggérer, que le contraste entre l’évidence de la norme et les aléas de son influence a été d’abord mis en scène, la fragilité humaine y étant l’objet d’un mépris amusé et d’une indulgence moqueuse. Dans les romans hellénistiques, en revanche, le paradoxe en question occupe le centre de la scène et donne lieu à une réflexion d’une remarquable gravité. Pour éviter les écueils de la comédie et celui de la prose comique (personnages pitoyables, situations cocasses), le roman hellénistique se refuse d’attaquer l’imperfection humaine de front et donc de peindre des personnages incapables de vivre selon les préceptes de l’idéal moral. Dans les œuvres appartenant à cette famille on assiste, au contraire, à une véritable division du travail moral, les protagonistes incarnant à eux seuls les normes et les biens dans toute leur perfection, alors que l’hostilité et la corruption du milieu ambiant y figurent l’impuissance de ces normes à gouverner le monde humain dans son ensemble. Le résultat de cette division est le contraste brutal, trop brutal peut-être pour la sensibilité moderne, entre la perfection des héros et la surprise toujours renouvelée de l’hostilité qui les entoure.

Art invraisemblable, fruste, grossier, inculte, incapable de voir et d’imiter les choses telles qu’elles sont! se sont exclamés beaucoup de critiques, dont notamment Mikhail Bakhtine. Je ne suis pas d’accord avec cette condamnation. La vérité de la représentation artistique n’implique pas nécessairement l’exactitude empirique. «L’art, pensait George Sand, n’est pas une étude de la réalité empirique; c’est une recherche de la vérité idéale.» Du moins l’est-il dans les cas où la représentation prend pour objet non pas la vérité des hommes, mais celles des valeurs qu’ils respectent. Les protagonistes des Ethiopiques, Chariclée et Théagène, ont beau ne pas avoir de vrais modèles dans la nature – car leur perfection est assurément invraisemblable –, les idéaux qu’ils incarnent, la fermeté, la fidélité, la chasteté, sont admirablement rendus, et le lecteur les reconnaît sans difficulté. Le même procédé met en valeur les figures de scélérats, toujours plus horribles que nature, telle la redoutable Arsacé, qui, dans le même roman, tyrannise la ville de Memphis et fait condamner Chariclée au bûcher.

Cette méthode artistique, qui consiste à représenter des idéaux plutôt que des individus, est demeurée vivante jusqu’à très tard dans l’histoire du genre romanesque. La splendeur morale de Julie d’Étange dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau, l’innocence d’Oliver Twist, le personnage de Dickens, la dévotion de Quasimodo dans Notre Dame de Paris de Victor Hugo ne procèdent pas du travail sur le motif, mais de l’idéalisation de vertus qui, sans jamais exister à l’état pur, sont néanmoins faciles à repérer et à apprécier. Le procédé est encore à l’honneur dans Salammbô de Flaubert, et la littérature la plus exigeante et la plus sévère envers elle-même n’arrive à l’abandonner que très tard, lors de l’essor du modernisme qui, lui, brisera les derniers liens rattachant l’art à la représentation de l’idéal. Au XXe siècle, seul le roman populaire, continuant la grande tradition d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue, de Ponson du Terrail et de Paul Féval, se permet encore le luxe de peindre des personnages qui incarnent des qualités morales faciles à détecter.

Une tradition rivale, celle de la nouvelle sérieuse et tragique, représente le paradoxe axiologique (le contraste entre la force idéale de la norme et la faiblesse de son règne) par le biais de personnages contradictoires, victimes de passions violentes et souvent incompréhensibles. Dans Le Curieux impertinent, nouvelle de Cervantès qui a connu un immense succès en France au XVIIe siècle, le protagoniste, voulant mettre à l’épreuve la vertu de sa femme, oblige son meilleur ami à la courtiser. La jeune femme résiste vaillamment, mais le mari, s’entêtant, multiplie les occasions favorables à la trahison, la rendant ainsi inévitable. Dans La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette, l’héroïne, mariée à un homme qui l’adore, tombé amoureuse d’un personnage qui au fond ne la mérite pas. N’arrivant pas à maîtriser sa passion, elle l’avoue à son mari, qui meurt de chagrin.

Le but de telles œuvres n’est pas d’étonner le lecteur en lui présentant les valeurs morales les plus sûres dans d’improbables incarnations (comme c’est le cas pour le roman hellénistique et pour sa descendance moderne), mais, au contraire, de l’alarmer et de l’ébranler en lui apprenant les aventures de personnages minés par des passions vertigineuses. L’énigme de La Nouvelle Héloïse consiste à savoir pourquoi la perfection de Julie, de Saint-Preux, de Wolmar, perfection si évidente et si facile à reconnaître dans l’univers imaginaire de la fiction, ne saurait exister dans le monde réel. Le lecteur de La Princesse de Clèves, en revanche, est troublé de voir que la contradiction entre la norme idéale et l’imperfection humaine éclate au sein même des personnages. Noble et vertueuse à souhait, l’héroïne de ce roman n’est pas entièrement à l’abri des passions illégitimes et, tout en incarnant les bonnes maximes, elle se laisse tenter par les mauvaises. Elle commet surtout l’erreur de croire que son époux, dont l’amour généreux lui inspire un profond respect, appartient à la famille de héros parfaits, lumineux, invulnérables. Profonde méprise! Étant, comme elle, sujet aux passions dégradantes, il se laisse dévorer par une jalousie dont la violence lui enlève jusqu’au désir de vivre. Le rapport entre pulsions, maximes, biens et valeurs fondatrices est ici doublement perturbé par les passions et par la méconnaissance de soi et des autres. Les passions échappent au régime des bonnes maximes, elles ne s’accordent ni aux véritables biens, ni aux valeurs fondatrices. En résulte un profond déséquilibre du moi, qui perd la capacité de gérer son rapport à l’idéal. Le bien qui attire le personnage de nouvelle est un faux bien, qui n’en exerce pas moins une attraction irrésistible. Comment cela est-il possible?

La réponse de la nouvelle, à savoir l’étonnement et l’aveu d’ignorance, sera pendant longtemps considéré comme le sommet de la sagesse en matière de morale littéraire. Elle finira par gêner les écrivains du XIXe siècle, qui, enhardis par les prodigieux succès des recherches historiques, tenteront de fournir des explications plus robustes à l’étrangeté du cœur humain. Celle-ci sera mise à tour de rôle en rapport avec la spécificité historique du pays et de l’état social du personnage, l’ensemble de ces variables étant censé éclairer dans chaque cas la nature des difficultés concernant les normes et les valeurs. Par ailleurs, les mêmes écrivains tenteront de rendre vraisemblables les personnages qui incarnent l’idéal moral dans toute sa pureté en les rattachant, eux aussi, à leur pays, à leur milieu et à leur moment historique. La folie du curieux impertinent et la maladresse de la princesse de Clèves témoignent de l’étrangeté pour ainsi dire métaphysique de l’âme humaine; chez Balzac, la passion du père Goriot, les malheurs de Mme de Beauséant, la force d’un Daniel d’Arthez, d’un Benassis et d’une Modeste Mignon jaillissent autant des profondeurs des personnages que du temps et du milieu où ils vivent.

L’indétermination axiologique

On a parfois soutenu que le réalisme social et historique du XIXe siècle aurait effectué une percée décisive, libérant une fois pour toutes l’art narratif du poids de la rhétorique et du schématisme moral. Le progrès marqué a certes été indéniable, mais loin de se détourner de la thématique morale propre à la littérature antérieure, la prose narrative du XIXe siècle a continué à s’en occuper, avec des moyens nouveaux et d’une puissance sans précédent. Notamment, la prose narrative réaliste s’est penchée sur une des plus anciennes questions existentielles, qui est la difficulté d’assigner des raisons et un sens précis à nos comportements et à ceux de nos semblables. Car la fameuse bizarrerie du cœur humain ne se résume pas au double jeu qui consiste à respecter et en même temps à négliger les normes morales. Un obstacle plus redoutable encore entrave nos choix et nos jugements.

Nous sommes rarement capables d’établir des liens certains entre les passions qui nous animent et les comportements auxquels elles donnent lieu. La nature d’un bien ne détermine pas non plus de manière automatique les actions au moyen desquelles nous le poursuivons. Cette sous-détermination des rapports entre nos actions et les biens et les valeurs fondatrices qui les gouvernent, a depuis toujours attiré l’attention de la littérature narrative. Au début de l’Iliade, Agamemnon, devant rendre sa proie de guerre, la belle Chryséis, au père de celle-ci, enlève à Achille la jeune Briséis, sa prisonnière. La colère, la jalousie, l’irritation du guerrier vexé et la fureur du jeune homme auquel on vient d’enlever sa maîtresse se partagent l’âme d’Achille. L’action de l’Iliade tire presque toute son énergie de ce tourbillon pulsionnel. La manifestation et les conséquences des passions d’Achille, qui, pour montrer à ses compagnons d’armes que son bras est indispensable, refuse de se battre, sont imprévisibles et majestueuses, comme le poète nous invite à découvrir dès les premiers vers:

Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à l’Hadès tant d’âmes fières de héros…
(Homère, Iliade, traduction Paul Mazon, Folio, Gallimard, 1975, p.35.)

Les conséquences de la colère d’Achille sont inattendues, mais la nature de cette passion ne l’est guère. Elle se montre au grand jour et les guerriers grecs comprennent bien ce qu’éprouve le fils de Pélée. Dans la littérature ancienne, les âmes sont lisibles et le résultat de cette lecture est, en principe, accessible à tous. Même lorsqu’il s’agit d’une passion trouble ou peu commune, comme, par exemple, celle de Médée, le comportement qu’engendre cette passion, aussi monstrueux qu’il soit, peut facilement être mis au compte de la jalousie et du désir de vengeance. Les actions de Médée sont est encore plus singulières, étonnantes et imprévisibles que ceux racontés par l’Iliade, leur intérêt venant précisément de ce qu’elles témoignent de manière encore plus poignante de l’indétermination des rapports entre pulsions et comportements. Ce que la poétique ancienne appelait hybris n’est sans doute autre chose que l’imprévisibilité foncière de l’action humaine, l’impossibilité d’en mesurer la portée à l’avance.

Réciproquement, chacune de nos actions est susceptible de recevoir une multiplicité d’interprétations et de justifications. La nouvelle de l’âge classique exploite volontiers ce filon. Quel est le sens des caprices de Manon, dans la nouvelle de l’abbé Prévost? Pourquoi le curieux impertinent, chez Cervantès, poursuit-il sa chimère? Comment désigner les faux biens poursuivis par de tels personnages? Concernant la situation du curieux impertinent nous avons à notre disposition un terme moral– la curiosité, précisément –, terme qui nous permet sinon d’épuiser le sens du comportement du personnage, du moins d’en signaler la présence. Il reste que derrière la curiosité se cache quelque chose d’autre, un défaut sans nom (diabolique pensait-on à l’époque de Cervantès), qui consterne les personnages et remplit d’angoisse le lecteur.

La difficulté de rattacher le comportement visible du curieux impertinent à quelque vice ou vertu bien définis ne se confond par avec l’obstacle bien connu posé par la ruse, l’hypocrisie et le mensonge. En permettant aux acteurs de dissimuler la véritable fin de leurs actions et la nature des maximes qui les gouvernent, la ruse, le mensonge et l’hypocrisie mettent pour ainsi dire à profit la sous-détermination des rapports entre, d’une part, pulsions et maximes et, d’autre part, les comportements qui les manifestent, cet abus étant clairement perçu comme tel et renforçant à sa manière l’idéal d’un univers moralement transparent. Les mensonges d’Ulysse dans Philoctète de Sophocle comme ceux de Iago dans Othello de Shakespeare, l’hypocrisie de Tartuffe dans la comédie de Molière comme celle de Valmont dans Les Liaisons dangereuses de Laclos sont chaque fois senties comme d’horribles transgressions. La découverte de la tromperie s’accompagne dans chacun de ces cas d’une juste révolte.

Cette révolte n’est pas simplement et toujours d’ordre moral. Et c’est l’immense mérite du réalisme du XIXe siècle d’avoir prouvé que la bizarrerie du cœur humain participe d’une axiologie sociale. Si l’hypocrisie de Iago est celle d’un caractère au sens classique du terme, celle de l’abbé Troubert dans Le Curé de Tours prend ses racines dans les circonstances sociales et politiques que Balzac a mises attentivement en lumière. De même, la faiblesse de Manon tient à l’imperfection naturelle du personnage, mais c’est la terrible condition des classes laborieuses qui éclaire celle de Gervaise dans L’assommoir de Zola. Si le curieux impertinent dans Cervantès est affligé d’un vice sans nom et sans cause, la perversité de Bel-ami dans le roman de Maupassant naît et prospère grâce à l’organisation injuste de la société. Les exemples pourraient être multipliés. Pour mon propos il suffit de noter qu’en décrivant dans tous ses détails l’horizon social de l’action, le réalisme s’est évertué à réduire la sous-détermination axiologique, voire à l’éliminer complètement. L’avarice du père Grandet, l’arrivisme de Julien Sorel, la dépravation de Becky Sharp dans La Foire aux vanités de Thackeray, l’inconstance de Frédéric Moreau chez Flaubert, la méchanceté des Messieurs Gologliov dans le roman de Saltykov-Chtchedrine manifestent chaque fois la perversion de la société autant que celle du protagoniste.

Il reste qu’avec toute sa virtuosité analytique, le réalisme social n’a pas véritablement eu l’ambition d’éclaircir de manière définitive le sens des comportements humains, et que, loin de poser toujours et partout des liens stables et entre ceux-ci et la société et les valeurs qui l’orientent, il a continué de témoigner de la grande, de l’ancienne perplexité devant l’imprévisibilité des choix moraux. Quelle est l’origine de la grandeur de Vautrin et de la faiblesse de Lucien de Rubempré, chez Balzac, pourquoi Julien Sorel est-il si impulsif et Dorothea Brooke, dans Middlemarch de George Eliot, si généreuse? Comment expliquer, dans le roman de Fontane, la chute d’Effi Briest et plus tard, sa parfaite résignation devant la sévérité excessive de sa punition? La force de ces œuvres vient précisément de ce que de telles questions y restent sans réponse, ou pour le moins sans réponse d’ordre sociologique.

À la fin du XIXe siècle, l’esthétisme a accusé le roman réaliste et naturaliste d’avoir réduit l’être humain à la socialité, voire à l’animalité. L’accusation identifie un méfait dont ni le réalisme ni le naturalisme n’ont été coupables. Les analyses qu’ils ont proposées soulignent, il est vrai, l’importance des facteurs sociaux et biologiques dans l’explication du comportement humain, mais, du même coup, elles mettent patiemment à jour une liberté infinitésimale, une grâce imperceptible qui finissent par alléger le poids du déterminisme. Cette manière de voir les choses, qui attribue à la causalité sociale une puissance considérable et réduit l’énigme moral (sans l’exclure) à des dimensions à peine visibles n’a pourtant pas satisfait les partisans de l’esthétisme, qui aspiraient, quant à eux, à dégagerle comportement individuel des chaînes censées entraver sa liberté. Dans leurs œuvres, tout comme plus tard dans celles des modernistes, l’indétermination de nos rapports aux normes et aux valeurs a de nouveau réclamé ses droits, tant et si bien que, tout au long du XXe siècle, le roman s’est évertué à décrire, mieux, à justifier, la faiblesse des liens qui rattachent l’individu à son milieu, aux biens, aux maximes et aux valeurs partagées.

Dans cette nouvelle étape de son histoire, le roman renonce d’emblée à l’ambition de saisir la causalité sociale qui donne sa force aux biens et aux maximes, en se concentrant en revanche sur les incertitudes et les errements de l’individu. Pour mieux souligner l’indépendance de celui-ci à l’égard de la vie et des normes communes, le roman esthétisant et moderniste se concentre sur le for intérieur des personnages, qu’il présente non pas sous le biais de la délibération morale (rompant ainsi avec une longue tradition), mais sous celui des impressions fugitives, de la divagation et des obsessions personnelles. Chez Proust, il est vrai, les rêves, les souvenirs, les sensations et les états d’âme du protagoniste, racontés interminablement à la première personne comme s’ils étaient la chose au monde la plus intéressante, n’acquièrent leur plein relief que par contraste avec l’insuffisance morale du protagoniste. Un examen attentif, digne de la plume d’un nouvelliste du XVIIe ou du XVIIIe siècle, dévoile l’aveuglement de la passion, l’impossibilité de se comprendre soi-même et celle de saisir le secret du prochain.

Proust, le plus classique parmi les modernes, n’en est pas nécessairement le plus typique. Fatigués de peindre toujours plus exactement la complexité du cœur humain dans ses détails sociologiques et psychologiques, d’autres écrivains ont tenté de saisir notre désarroi moral «directement», pour ainsi dire, en le dégageant de l’horizon normatif qui, dans la littérature des époques précédentes, lui donnait son relief. Pour réaliser cet exploit, certains des romanciers modernistes ont amplifié outre mesure la capacité de décision individuelle des personnages, alors que d’autres en ont minimisé la faculté de délibération. Dans les deux cas, la pertinence de la vie et des normes communes n’a cessé de diminuer, soit que l’individu les méprise, soit que, tout simplement, il les ignore. La première option anime le culte du moi (Barrès), l’apologie de l’acte gratuit (Gide) et l’exaltation de l’intellectuel clairvoyant en rupture avec l’opacité du monde (Musil). L’idéal de liberté sartrien appartient à la même famille. Dans les romans de Sartre, où les normes communes sont uniformément flétries pour leur inauthenticité, l’individu révolté se retrouve devant une seule option, celle de s’engager sans délibération dans un camp dont il apprécie spontanément les valeurs, sans posséder les moyens de les justifier. Démasquée, l’idée générale de bien et de perfection s’évanouit, emportant avec elle la raison de l’hésitation morale. Tout appel à des critères autres que la décision individuelle ayant été ainsi désamorcé, un sentiment écrasant de supériorité envahit l’individu et ne l’abandonne plus.

L’option complémentaire consiste à enlever à la conscience individuelle la capacité de réflexion sur les normes et les valeurs. La conscience cesse alors d’avoir accès aux maximes qu’elle suit et aux biens qui les rendent valides, et, se voyant plongée dans un océan d’impressions chaotiques et des clichés langagiers, n’agit que sous l’impulsion de forces obscures, dont elle ne saisit ni l’origine, ni l’orientation. De Joyce à Nathalie Sarraute, en passant par Faulkner et par Virginia Woolfe, le roman des modernistes «purs et durs» s’est consacré à la description d’individus sur lesquels les biens, les maximes et les valeurs communes n’exercent plus d’attrait direct. Cette littérature a immensément intéressé les critiques littéraires et les philosophes, mais, à presque un siècle après sa naissance, il est difficile d’imaginer que le monde qu’elle décrit soit autre chose que le fruit de l’imagination tournée contre elle-même.

La perplexité morale continue cependant à hanter les amateurs de littérature, comme le prouve l’extraordinaire succès du roman policier, genre qui se consacre à l’analyse de toutes les formes imaginables de tension entre violence et norme morale. Et à bien regarder le travail de quelques écrivains contemporains, de John Koetzee à Don de Lillo et de Milan Kundera à Pierre Michon, Jean Rouaud, Richard Millet, Françoise Chandernagor, Benoît Duteurtre ou Michel Houellebecq, on se rend bien compte qu’ils continuent, chacun à sa façon, de mettre au centre de leur attention créatrice l’inépuisable domaine des difficultés axiologiques. C’est vers ce domaine que la réflexion sur la littérature a intérêt à se tourner, pour autant qu’elle souhaite saisir la véritable nature de son objet et le sens de son histoire.


Thomas Pavel
Texte publié sur Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur


Thomas Pavel enseigne la littérature française et comparée à l’Université de Chicago. Il est notamment l’auteur de L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique (Folio Essais, Gallimard, 1996), La Pensée du roman (NRF Essais, Gallimard, 2003) et La Sixième branche, roman (Fayard, 2003).


[1] Nathalie Heinich, États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, NRF Essais, Gallimard, 1996.

[2] Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste?, Seuil, 2003, p. 198-202.

[3] Robert Brandom, Making It Explicit: Reasoning, Representing, & Discursive Commitment, Harvard University Press, 1994.

[4] Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Seuil, 1999.

[5] Les lecteurs des Sources du soi de Charles Taylor, Seuil, 1998, ont reconnu ici, sous un autre nom, les «hyper-biens» décrits par le philosophe canadien. Ils apercevront par la suite, ma dette envers Modernité et morale de Charles Larmore, PUF, 1993 et de Henry James & Modern Moral Life de Robert B. Pippin, Cambridge University Press, 2000.

[6] Je reprends ici une notion lancée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification. Les économies de la grandeur, NRF Essais, Gallimard, 1991.

[7] André Villiers, Jeux de simulacre, in Jeux et sports, sous la direction de Roger Caillois, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 599.

[8] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, 1998, p. 283.

[9] Thomas Pavel, La Pensée du roman, NRF Essais, Gallimard, 2003, p. 47.