Cours de M. Antoine Compagnon

Troisième leçon : Quelques textes phares


Pour prolonger notre entrée en matière dans la question de l'auteur, pour conclure notre mise en place de la problématique contemporaine à partir de laquelle nous tenterons ensuite l'histoire ou l'archéologie de la notion, je ne vois pas de meilleur relais que quelques textes phares pour la tradition moderne. J'en évoquerai quatre ou cinq, tous problématiques, afin, encore une fois, avant de reprendre les choses de plus loin et dans une perspective historique, de prendre la mesure des enjeux actuels.


1. D'abord le « Prologue de l'auteur » de Gargantua, texte ancien, connu, mais toujours troublant, qui rend perplexe. Nous aurons l'occasion d'y revenir à propos du débat sur le rôle de l'intention d'auteur comme référence pour l'interprétation. Ce texte est d'apparence paradoxale, puisque Rabelais a l'air de nous envoyer successivement dans deux directions opposées. Il paraît d'abord nous encourager à chercher le sens caché de son livre, le « plus hault sens », altior sensus, suivant toute une série d'images : le silène, Socrate, la boîte de drogue, « l'habit [qui] ne fait point le moine », l'os à moelle, les symboles de Pythagore ; il invite à « sucer la substantifique moelle », suivant l'ancienne doctrine de l'allégorie (derrière ou sous la lettre, chercher l'esprit du texte). Pourtant, il semble ensuite se moquer de la lecture allégorique, ou en tout cas de nous, lecteurs, si nous croyons encore à cette méthode médiévale qui a permis notamment de déchiffrer un sens chrétien chez Homère, Virgile et Ovide :


Croiez vous en vostre foy qu'oncques Homere escrivent l'Iliade et l'Odyssée, pensast es allegories, lesquelles de luy ont calfreté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie, Phornute [...] ? Si le croiez : vous n'approchez ne de pieds ne de mains à mon opinion : que decrete icelles aussi peu avoir esté songées d'Homere, que d'Ovide en ses Metamorphoses, les sacremens de l'evangile [...] Si ne le croiez: quel cause est, pourquoy autant n'en ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques ? Combien que [même si] les dictans n'y pensasse en plus que vous qui paradventure beviez comme moy.


            La perplexité ou le paradoxe - faut-il ou non lire allégoriquement Gargantua ? - se résout peut-être si l'on comprend que Rabelais ne rejette pas la lecture allégorique en son principe, mais la conteste quand elle prétend imputer à l'auteur, à son intention, le sens qu'elle révèle dans le texte. Rabelais soulignerait en revanche la puissance de l'inspiration, comme si Homère n'avait pas lui-même pensé à ce sens chrétien que nous y lisons, mais sans pourtant affirmer qu'il n'y soit pas. À moins que Rabelais, dans ce festival de sophismes, ne fasse que renvoyer le lecteur à sa propre responsabilité dans ses interprétations libres, et éventuellement subversives, du livre qu'il a entre les mains. Pour ou contre la lecture allégorique médiévale, pour ou contre la doctrine antique de l'inspiration, pour ou contre la responsabilité de l'auteur sur le sens du texte ? La thèse de l'auteur de Gargantua reste incertaine, et l'interprétation est encore ouverte ; il n'y a toujours pas d'accord entre les commentateurs sur l'intention de ce texte capital sur l'intention, comme si la question était sans issue.


2. Puis le Contre Sainte-Beuve de Proust, parce que ce titre - amorce, brouillon de 1908-1909 de la Recherche - a donné son nom moderne et aujourd'hui inévitable au problème de l'auteur et de l'intention en France, à la querelle sur le rôle à faire jouer à l'auteur par la critique littéraire. Proust y soutient, contre Sainte-Beuve, premier des critiques au xixe siècle, fondateur de la méthode biographique, que la biographie, le « portrait littéraire », n'explique pas l'oeuvre (première cause pour la critique du xixe siècle, avant la société, sur laquelle insistera Taine, puis le genre, que Brunetière mettra en avant). L'oeuvre, soutient Proust, est le produit d'un autre moi que le moi social, d'un moi profond irréductible à une intention consciente : « Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence... Je voudrais faire un article sur Sainte-Beuve, je voudrais montrer que sa méthode critique qu'on admire tant, est absurde... Cette méthode ... consiste à ne pas séparer l'homme de l'oeuvre. » Or, suivant Proust, « un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. »


Et pour ne pas avoir vu l'abîme qui sépare l'écrivain de l'homme du monde, pour n'avoir pas compris que l'écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu'il ne montre aux hommes du monde [...] qu'un homme du monde comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode qui, selon Taine, Bourget, tant d'autres, est sa gloire, et qui consiste à interroger avidement, pour comprendre un poète, un écrivain, ceux qui l'ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait sur l'article femmes, etc., c'est-à-dire précisément sur tous les points où le moi véritable du poète n'est pas en jeu.


Sainte-Beuve confond littérature et conversation ; or l'auteur biographique, social, mondain n'y est pour rien dans son oeuvre : ce sera toute la leçon des artistes imaginaires dans la Recherche, Bergotte, décevant quand le héros le rencontre chez les Swann, Elstir, commensal des plus vulgaires dans le salon Verdurin, Vinteuil enfin, petit professeur de piano de Combray, mais tous génies méconnus de leurs familiers. Toute la Recherche naît de cette intuition et vise à démontrer la proposition suivante : la mémoire involontaire, la sensation sont à l'origine de l'oeuvre, non l'intelligence. La polémique contre Sainte-Beuve fut donc bien la base théorique de la Recherche. Or on sait que Proust eut lui-même à souffrir du beuvisme ambiant, puisque Gide renonça à lire le manuscrit de Swann en raison de la réputation mondaine de son auteur, et s'excusa plus tard en ces termes : « Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F. [...] Pour moi vous étiez resté celui qui fréquente chez Mme X et Z - celui qui écrit dans le Figaro. Je vous croyais, vous l'avouerai-je ? « du côté de chez Verdurin » ; un snob, un mondain amateur. » Et la réception de la Recherche pâtit en France de l'image de Proust au moins jusqu'au début des années 1950, tant que des témoins survécurent. La thèse de Proust devait pourtant ébranler Lanson, qui fut conduit à atténuer sa doctrine de l'explication de texte, en principe à la recherche de ce que l'auteur a voulu dire, pour tenir compte de la dimension non préméditée, ou inconsciente, de l'intention d'auteur, sans aller pourtant comme Thibaudet qui, à la même époque, reconnaissait à la création, sur un mode bergsonien, un « élan vital » autonome.

 

3. Tertio, une célèbre et belle nouvelle de Henry James, « The Figure in the Carpet », ou « L'image dans le tapis », très à la mode du temps de la nouvelle critique des années 1960 et 1970, et commentée par tout le monde. Nombreuses sont les nouvelles de James qui parlent de la littérature, de la lecture, de la critique, de la vie, de la création littéraire, qui sont de vraies théories de la littérature. Ici, le grand romancier Vereker confie à un jeune critique - le narrateur, point de vue du récit - qui vient de publier « les fadaises habituelles » sur son dernier roman et qu'il a rencontré dans le monde : « ... il y a dans mon oeuvre une idée sans laquelle je ne me serais pas soucié le moins du monde de ce métier ... la plus fine et la plus dense des intentions qu'elle contient ... mon petit stratagème [this little trick of mine] ... la chose que la critique devrait trouver... un projet exquis... ». Cela excite évidemment le jeune critique, grand admirateur de son oeuvre, qui demande l'aide de l'écrivain pour déchiffrer son dessein : « Je lui [au public] ai hurlé mon dessein », réplique Vereker, qui ajoute que ce secret n'a rien d'un message ésotérique : « La chose est aussi concrète que l'oiseau dans la cage, l'appât sur l'hameçon, le bout de fromage dans la souricière. Elle est enfermée dans chaque volume comme votre pied dans sa chaussure. C'est ce qui régit chaque ligne, choisit chaque mot, met un point sur tous les i, distribue toutes les virgules. » Ni forme ni fond, ce dessein est comme le coeur dans le corps, l'organe de la vie. Le jeune critique se lance donc dans une recherche systématique de cette « intention d'ensemble », et échoue bien entendu dans sa quête du secret ; désespéré, il en parle à un ami, critique plus renommé, Corvick, puis retourne chez Vereker, à qui il avoue qu'il a trahi son secret, enfin, le secret du secret, qui est cette fois comparé à « quelque chose comme une image complexe dans un tapis persan » (l'image est celle du jeune critique), puis au « fil qui relie mes perles » (l'image est cette fois celle de l'écrivain). L'oeuvre, toute l'oeuvre contient une image, une figure de l'auteur, une silhouette, un dess(e)in, un motif tissé dans la trame du texte. Corvick, lui aussi gagné à son tour par la fièvre de la recherche, pense avoir découvert le secret, l'expose à l'écrivain, qui le lui aurait confirmé. Mais Corvick meurt dans un accident avant d'avoir révélé le secret de Vereker dans un article, non toutefois sans l'avoir confié, dit-elle, à sa femme, qui le garde pour elle, l'identifie à sa vie, et refuse de le communiquer au jeune critique, lequel se désintéresse alors de son écrivain préféré et en vient même à soupçonner qu'il n'y a en vérité nul secret. La femme de Corvick mourra à son tour, non sans, grâce au secret, au pouvoir du secret, avoir écrit à son tour une bon roman, puis Vereker, et le secret ne sera jamais élucidé, ni son existence avérée. Personne ne parle d'image de l'auteur, mais d'un motif secret qui unifie son oeuvre, et tous ceux qui touchent à ce motif meurent successivement. Une fois conscient de l'existence de ce motif, le jeune critique ne peut plus lire Vereker comme avant ; il est dès lors condamné à rechercher cette figure qui le fuit et l'empêche de lire librement. Comme souvent les nouvelles de James, celle-ci est dérangeante, parce qu'elle n'aboutit à aucune résolution, parce qu'elle se termine par une aporie : y a-t-il ou non un secret ? Autrement dit : existe-t-il un motif, une figure commune à toutes les oeuvres d'un écrivain, quelque chose comme une signature en filigrane, une marque de reconnaissance ? Et cette signature, est-elle délibérée ou profonde, inaliénable ? Ou encore, et plus simplement : qu'est-ce qu'un auteur ?


4. Quarto, l'apologue de Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », recueilli parmi le fables théoriques de Fictions. Bibliothécaire à l'époque, Borges y décrit le catalogue d'un écrivain imaginaire ; le texte se situe au bord de l'essai et de la fiction ; il fait de la critique une fiction. L'oeuvre de Ménard, parmi bien d'autres curiosités, « se compose des chapitres IX et XXXVIII de la première partie du Don Quichotte et d'un fragment du chapitre XXII. » L'apologue est joue donc avec le « thème de la totale identification avec un auteur déterminé ». Ménard a écrit strictement la même oeuvre que Cervantès : « Il ne  voulait pas composer un autre Quichotte - ce qui est facile - mais le Quichotte. Inutile d'ajouter qu'il n'envisagea jamais une transcription mécanique de l'original ; il ne se proposait pas de le copier. Son admirable ambition était de reproduire quelques pages qui coïncideraient - mot à mot et ligne à ligne - avec celles de Miguel de Cervantès. » Ménard se mit dans la position de réécrire Don Quichotte sans le recopier. Mais s'agit-il bien d'une identification à un autre écrivain ? Non, car Ménard se proposa un but plus subtil : « Être... Cervantès et arriver au Quichotte lui sembla moins ardu - par conséquent moins intéressant - que continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard. » Les deux texte sont donc rigoureusement identiques, mais les deux auteurs sans aucune ressemblance. La nouvelle, encore un texte troublant, donne enfin lieu à une réflexion sur la lecture, sur le rôle du temps, du retard, dans la réception d'une oeuvre : « Le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche. » En effet, le même texte a été écrit par deux auteurs distincts à plusieurs siècles d'intervalle. Ce sont donc les même textes mais aussi deux textes différents : par exemple le second est écrit dans un style archaïque. Et leurs sens peuvent même s'opposer, car les contextes et les intentions ont changé. Bref, qu'est-ce que le sens d'un texte, si un texte identique peut avoir des sens profondément différents selon le contexte de sa production, mais aussi - pourquoi pas ? - de sa réception ? Borges aboutit ainsi - c'est la chute, l'intention de la nouvelle - à la thèse paradoxale et anti-intentionnaliste de l'enrichissement de l'art de la lecture par « la technique de l'anachronisme délibéré et des attributions erronées ». Tous les textes peuvent être lus comme s'ils étaient l'oeuvre d'un Pierre Ménard et non celle de leur auteur originel. N'est-ce pas d'ailleurs ce que nous faisons couramment, sauf les philologues, qui croient pouvoir restituer le sens de l'auteur ? Mais les philologues eux-mêmes ne s'illusionnent-ils pas sur leur faculté faire abstraction de leurs propres temps et intention ? Pierre Ménard, c'est le lecteur éternel, et le conte de Borges, comme le prologue de Gargantua et la nouvelle de James, nous laisse sur un malaise.


5. Enfin, Les Mots de Sartre, parce qu'on y trouve le meilleur tableau de la religion des grands écrivains dans l'école républicaine - « c'étaient les Saints et les Prophètes » (53) -, et de la maladie de la littérature que cette religion de substitution provoqua chez lui jusqu'à un âge avancé. Seule l'écriture, le livre rend l'homme, la vie nécessaires, dans un univers où tout le reste est contingent. Sartre, du point de vue de l'engagement qui fut le sien après 1944, dénonce l'imposture de la religion du livre sous la IIIe République. Enfant, il n'a cessé de jouer à l'écrivain, mais il reconnaît après coup qu'il se livrait à des plagiats et des singeries : « Je suis né de l'écriture : avant elle, il n'y avait qu'un jeu de miroirs ; dès mon premier roman, je sus qu'un enfant s'était introduit dans le palais des glaces. Écrivant, j'existais » (126). Sartre s'en prend au mythe de la rédemption de la vie par la littérature, car c'est cela l'imposture qui détourne de l'action libre : « Sales fadaises : je les gobai sans trop les comprendre, j'y croyais encore à vingt ans. À cause d'elles j'ai tenu longtemps l'oeuvre d'art pour un événement métaphysique dont la naissance intéressait l'univers » (146). Sartre insiste sur le fait que le culte des grands écrivains et la religion du livre au xixe et xxe siècles ont eu un effet d'aliénation dont il fut dupe et souffrit jusqu'à la rencontre de la vie, la vraie vie, durant la guerre : « Exister, c'était posséder une appellation contrôlée » (149). Il fut donc longtemps sous l'emprise du fantasme mortifère de la publication : « du jour où je vois mon nom sur le journal, un ressort se brise, je suis fini ; je jouis tristement de mon renom mais je n'écris plus. [...] l'appétit d'écrire enveloppe un refus de vivre » (156). Réflexion qui me fait penser, je ne sais pourquoi, à ce fragment des journaux intimes de Baudelaire : « Le jour où le jeune écrivain corrige sa première épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de gagner sa première vérole » (Mon coeur mis à nu, 48) : il s'agit du fantasme de la première publication, à la fois signe de vie et de mort, de transfert de la vie dans l'immortalité du livre. Ainsi Sartre identifie l'écriture à la recherche de la mort, au fantasme de l'être-livre : « Mes os sont de cuir et de carton... je n'existe plus nulle part, je suis, enfin ! je suis partout » (159) ; « Je devins ma notice nécrologique » (168) ; « je regardais ma vie à travers mon décès » (189). Et il compare enocre l'écriture à l'entrée dans les ordres. Voilà donc un procès radical de la figure sociale de l'auteur, du fantasme de l'écrivain entretenu par l'école. Sartre juge que ce fantasme aliénant a déterminé longtemps son existence, et que même il n'en est jamais sorti : « J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire d'autre ? » (205).


Ces quelques textes littéraires posent un foule de questions ; ils les posent vivement, tragiquement, mieux que n'importe quel ouvrage critique : les questions de la biographie et de l'histoire littéraire, beuvienne ou lansonienne (l'homme et l'oeuvre), de intention (ce que l'auteur a voulu dire, consciemment ou inconsciemment, comme norme de l'interprétation), de l'auteur et du nom d'auteur (signature, secret, propriété, responsabilité pénale, censure, inquisition), enfin de l'investissement fantasmatique dans la la figure de l'auteur : « L'écrivain comme fantasme », comme disait Barthes dans son petit Roland Barthes, autre texte phare possible : « Sans doute n'y a-t-il plus un adolescent qui ait ce fantasme : être écrivain ! », regrette Barthes avec nostalgie, se souvenant d'avoir vu Gide « un jour de 1939, au fond de la brasserie Lutétia, mangeant une poire et lisant un livre » (81). L'auteur, le fantasme, c'était, suivant Barthes, « l'écrivain moins son oeuvre : forme suprême du sacré : la marque et le vide ». Ainsi la question de l'auteur est-elle une qustion théorique, mais aussi littéraire, existentielle, vécue ; elle est au coeur de la littérature : tout écrivain se la pose, et non seulement tout critique.

Bien sûr, il existe une « littérature sans auteurs » (la RHLF organise un colloque sur ce sujet à l'automne 2002), comme Genette, dans Fiction et diction, distinguait littérature « constitutive » et littérature « conditionnelle » : la littérature qui se pense en principe comme littérature et la littérature que nous tenons après coup pour littérature, par exemple des oeuvres aussi considérables que les Lettres de Mme de Sévigné et les Mémoires de Saint-Simon, publiés bien après leur mort, écrits sans projet d'auteur. Mais est-ce même bien sûr ?


Je voudrais conclure par la scène de l'article du Figaro dans Albertine disparue. La mère du narrateur le lui apporte un matin dans sa chambre, avec le courrier, avant de se retirer discrètement, sur la pointe des pieds, et de le « laisser seul » (148) pour découvrir son quotidien : « Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que j'aimais et qui écrivant rarement serait pour moi une surprise. » Mais sa mère l'a laissé seul pour qu'il se découvre lui-même pour la première fois publié, comme dans un plaisir solitaire, cette « première vérole » que Baudelaire évoquait : « J'ouvris Le Figaro. Quel ennui! Justement le premier article avait le même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru. Mais pas seulement le même titre, voici quelques mots absolument pareils. Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. [...] Mais ce n'était pas quelques mots, c'était tout, c'était ma signature... C'est mon article qui avait enfin paru. » La scène est étonnante : il s'agit d'un malentendu, puis d'une reconnaissance : c'est moi, c'est bien moi qui ai écrit cela, qui est maintenant publié, que d'autres vont lire. La révélation est suivie d'une longue réflexion sur le journal comme « pain spirituel », puis sur la lecture, la littérature, l'auteur, etc. : « Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article, non en auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal ; ce que je tenais en main ce n'était pas seulement ce que j'avais écrit, c'était le symbole de l'incarnation de tant d'esprtits », où l'on retrouve la religiosité que dénonçait Sartre. Bien sûr, Proust poursuit avec ironie. Le narrateur se rend chez les Guermantes pour voir l'effet de son article. Personne ne l'a remarqué : « Dans Le Figaro, vous êtes sûr ? Cela m'étonnerait bien », réplique le duc, « N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien », avant de se rendre tardivement à l'évidence, comme saint Thomas. Le narrateur a raté son début de carrière ; la littérature n'est pas dans le monde : « si je commançais à écrire, [...] mon plaisir ne serait plus dans le monde mais dans la littérature » (152).


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