Cours de M. Antoine Compagnon

Douzième leçon : L'auteur et le droit au respect


Durant cette dernière leçon, nous poursuivrons la réflexion sur l'intention d'auteur comme norme de l'interprétation entamée la semaine passée.

Mais quelques mots d'abord de l'examen, qui aura lieu le 31 mai dans l'après-midi, et dont je vous rappelle les conditions : deux heures pour la littérature plus une heure pour la langue (allemand, anglais, espagnol, russe). En littérature, vous aurez, comme prévu, un texte critique anonyme à analyser du point de vue de ses hypothèses relatives à la notion d'auteur. Vous vous souviendrez des mises en garde faites à la première leçon : nous n'attendons pas un commentaire de texte argumentatif, mais une discussion notionnelle, théorique et historique.

S'il avait été question de vous donner une dissertation à l'examen, on aurait trouvé sans peine de splendides sujets dans les Cahiers de Valéry, où les remarques sur l'auteur sont nombreuses et suggestives. J'en cite ici quelques-unes, qui vont nous permettre de rappeler les points les plus saillants du débat sur l'auteur et sur l'intention.

« L'objet d'un vrai critique devrait être de découvrir quel problème l'auteur s'est posé (sans le savoir ou le sachant) et de chercher s'il l'a résolu ou non » (t. II, p. 1191). Valéry, à la manière de Poe, Baudelaire et Mallarmé, suivant cette tradition, définit ici l'intention comme un problème, en termes quasiment mathématiques : l'œuvre répond à un problème que l'auteur se pose, comme un ingénieur. Le « vrai critique » n'est pas celui qui, noyé dans les petits faits de l'histoire littéraire, calcule indéfiniment « l'âge du capitaine », comme dit ailleurs Valéry, mais celui qui élucide le problème que l'œuvre pose et évalue la solution qu'elle lui apporte. La parenthèse ajoute cependant une difficulté : le problème peut être conscient ou inconscient ; l'auteur peut se poser un problème et résoudre un autre problème. On pourrait peut-être ajouter qu'une grande œuvre résout nécessairement d'autres problèmes que celui que son auteur s'est posé ; qu'une œuvre qui résout seulement le problème que son auteur s'est posé s'épuise avec la solution de ce problème.

« Lorsque l'ouvrage est paru, son interprétation par son auteur n'a pas plus d'autorité que toute interprétation de qui que ce soit. […] Mon intention n'est que mon intention, et l'œuvre est l'œuvre » (t. II, p. 1191). Ici, Valéry semble se déclarer pour la liberté de l'interprète contre l'autorité de l'auteur, ou pour l'autonomie de l'œuvre par rapport à l'intention. Cette attitude est conforme à son hostilité habituelle à l'histoire littéraire, et elle semble annoncer la Nouvelle Critique, qui s'en prendra dans les mêmes termes à l'auteur. L'auteur n'est qu'un interprète comme les autres, sans privilège herméneutique par rapport aux autres lecteurs.

« Il n'y a pas de véritable sens d'une œuvre produite, et l'auteur ne peut le révéler plus légitimement et sûrement que quiconque. C'est une autre œuvre qu'il ferait alors. […] Il ne faut pas se tourner vers l'auteur, mais demeurer sur l'œuvre et essayer de lui faire rendre t[ou]s les sens que soi-même on est capable d'atteindre au moyen d'elle » (t. II, p. 1203). Valéry pousse ici très loin la distinction du sens et de la signification ou de l'application de l'œuvre que je proposais la semaine passée ; et il prend parti pour la signification et contre le sens, pour la liberté de la lecture. Il n'y a pas de sens de l'œuvre, donc pas de norme pour l'interprétation, et l'œuvre devient pour le lecteur un moyen d'aller en tous sens. C'est peut-être aller un peu loin.

« La critique ne dit rien de bon tant qu'elle ne se figure pas toute l'indétermination de l'auteur. / C'est-à-dire le rapport qu'il a avec son œuvre. / Le rapport de l'œuvre à l'auteur est une des choses les plus curieuses. L'œuvre ne permet jamais de remonter au vrai auteur. Mais à un auteur fictif » (t. II, p. 1194). Voilà encore une formulation lumineuse. Contre les partisans de la détermination du sens de l'œuvre par l'intention de l'auteur, Valéry postule une intention d'auteur relativement indéterminée, ce qui le conduit à distinguer auteur réel ou empirique (biographique, historique), et « auteur fictif », ou « auteur implicite », comme on dira après les New Critics, ou « auteur modèle », comme dira Umberto Eco. L'œuvre est indépendante de l'auteur empirique, mais elle met en œuvre un rôle d'auteur.

« L'œuvre dure en tant qu'elle est capable de paraître tout autre que son auteur l'avait faite » (t. II, p. 1204). Valéry lie durée et faculté de transformation ou de métamorphose de l'œuvre pour l'interprète. La durée de l'œuvre est dépendante de sa puissance d'adaptation aux attentes des générations successives de lecteurs. L'œuvre qui dure est irréductible au projet, au sens ; l'œuvre réductible à l'intention de l'auteur, au problème qu'il s'est posé, s'épuise avec ses premiers lecteurs. « Quand l'œuvre de l'auteur correspond à l'intention de celui-ci, l'œuvre est mauvaise », aurait dit Borges, d'après l'un d'entre vous, qui m'interpelle dans une lettre communiquée à la sortie du dernier cours : « La grande œuvre transcende l'intention de l'auteur. Non ? » J'aurais tendance à lui répondre que oui. Mais l'auteur mérite quand même un certain respect. Il y a pour le lecteur, en particulier le lecteur savant (l'étudiant, le professeur), un devoir (épistémologique, éthique) d'aller aussi loin que possible vers le sens de l'auteur, fût-ce pour s'en écarter ensuite.

C'est vers cet impératif que je tendais dans le cours précédent en posant l'intention comme seule norme possible, voire comme seul but cohérent de l'interprétation. À condition de ne pas la réduire à une « intention claire et lucide », à une préméditation. Deux problèmes se posent à ce propos, que je voudrais aborder rapidement : le rapport de l'intention et de l'inconscient ; le problème des interprétations anachroniques. Traitons-les avant de conclure.

Intention et inconscient

Si je dis que l'intention de l'auteur est la seul critère cohérent, voire l'objet empirique de l'interprétation, peut-on m'opposer la psychanalyse et la contradiction du conscient et de l'inconscient ? Seulement si on s'attache à une définition étroite de l'intention qui était celle du biographisme beuvien, de l'histoire littéraire et des sources lansoniennes. Les philosophes qui ont réévalué l'intention en ont une notion plus compréhensive, non dépendante du dualisme de la pensée et du langage : l'intention ne préexiste pas au texte, elle ne coexiste pas à côté de lui, mais elle est en acte dans le texte. C'est cette intention en acte qui est l'objet de l'interprétation.

La critique phénoménologique était aussi intentionnaliste que la philologie, car elle cherchait à dégager d'une œuvre la structure d'une conscience profonde. La critique psychanalytique et la critique déconstructive elle-même ont besoin de la notion d'intention, puisque leur but est de montrer ce que dit le texte en dépit de lui-même : ces critiques dépendent donc du sens de l'auteur, que le texte subvertit. Elles opposent une autre intention (latente, poétique) à l'intention manifeste.

L'opposition conscient-inconscient n'est donc pas pertinente par rapport au rôle de l'intention d'auteur dans l'interprétation. Ne peut-on avancer qu'on interprète toujours des intentions, qu'une affirmation sur le sens d'un texte, même la plus ouvertement anti-intentionnaliste, est toujours, logiquement, une affirmation sur l'intention de l'auteur, intention qui ne se réduit pas à un dessein ou projet ?

On distingue parfois l'acte illocutoire original intentionnel d'un énoncé et son sens réalisé non intentionnel (Juhl). On doit toutefois inclure dans l'intentionnel le sens appelé couramment non intentionnel, mais qui est intentionnel à un autre niveau, plus profond, plus complexe, latent, sans réduire l'intentionnel au conscient et prémédité, car il n'est pas antérieur à, ni séparé de l'énonciation. Nos intentions se forment dans le processus de formulation des phrases que nous prononçons. Nous ne disons pas pour autant que tout ce que nous disons est non intentionnel, ou que nous ne voulions pas dire ce que nous avons dit. Quand j'analyse les implications d'un vers, le poète ne pensait pas à toutes ces implications, mais je rends explicite ce qu'il avait derrière la tête. Dans un cas de tension entre deux sens, on dira ainsi volontiers qu'un auteur s'est trompé sur son intention, plutôt que d'admettre que le sens résulte du hasard.

Une proposition sur l'intention aujourd'hui ne peut pas ne pas tenir compte de la psychanalyse ou de la poétique, qui rendent compte d'autres forces à l'œuvre dans le langage que l'intention claire et lucide. Mais n'appelons pas ces forces non intentionnelles, car elles le sont à un autre niveau.

Aboutit-on à une proposition triviale ? Ou à une pétition de principe ? Il ne me semble pas. Le sens d'un texte est déterminé par l'intention de l'auteur, à condition d'y comprendre ce dont il n'avait pas l'intention, ou ce que son intention avait d'indéterminé, comme disait Valéry. L'intention est le seul critère acceptable de cohérence du sens, et sans doute le seul objet empirique de toute interprétation. Il y aurait donc une seule interprétation correcte d'un texte, identique à l'intention, au sens non dualiste de cette notion. Certes, rejoindre cette intention est un idéal inaccessible, mais cela n'empêche pas qu'elle soit notre seul critère pour départager les interprétations plus ou moins bonnes.

Légitimité de l'interprétation anachronique

Si l'intention est le critère du sens, a-t-on le droit (épistémologique, éthique) de faire une interprétation d'un texte ancien suivant un modèle nouveau, un modèle que l'auteur n'aurait pas pu connaître, qu'il n'aurait pas admis, qui n'a rien à voir avec son époque ? Une interprétation anachronique est-elle infidèle à l'intention ?

On peut d'abord remarquer que cela se fait tout le temps. En un sens, on ne fait même que cela. D'ailleurs, une interprétation anachronique est souvent plus riche, plus séduisante, plus complète, plus intéressante qu'une interprétation philologique. Et en tout cas on ne peut pas l'interdire : il n'y a pas de police de l'analyse littéraire ; on ne poursuit pas les abus de la critique, ce qui serait pourtant concevable, au nom du droit moral des auteurs, qui est perpétuel. Il n'en importe pas moins de savoir ce qu'on fait lorsqu'on lit un texte suivant un modèle inconnu du vivant de l'auteur. On est alors sous le contrôle notamment de l'université, qui valide ou invalide les interprétations à un moment donné, et qui invalide peut-être aujourd'hui ce qu'elle validera demain, ou même ce qu'elle recommandera et exigera : pensez à ce qu'on demande de vous à présent dans les concours, par contraste avec ce qu'on demandait aux membres de vos jurys quand ils passaient les mêmes concours.

Le problème illustre à merveille la notion de précompréhension suivant la phénoménologie : je lis immanquablement une œuvre du passé à partir d'un horizon de compréhension différent. Trois conceptions du cercle herméneutique liant passé et présent, œuvre et interprétation, sont possibles, à partir de mon intuition initiale de son sens, comparée à un acte de divination. Ce cercle, allant du tout aux parties et des parties au tout, est méthodique ; il s'achève avec la reconstruction du sens de l'autre, du sens de l'auteur (Schleiermacher). Ce cercle correspond à un dialogue indéfini du passé et du présent ; il donne lieu à une fusion dialectique du même et de l'autre (Gadamer). Ce cercle commence avec un préjugé insurmontable relatif à l'autre, et je ne sors jamais de moi-même ; toute compréhension est une mécompréhension (Heidegger). Le cercle philologique de Schleiermacher, tendant à la reconstruction du sens de l'auteur, n'est pas favorable aux modèles d'interprétation anachronique ; le cercle de la déconstruction suivant Heidegger postule que toute interprétation est anachronique. C'est pour une conception dialectique de l'interprétation que le problème se pose vraiment.

Certains critiques s'imposent l'épreuve suivante, explicitement ou implicitement : mon interprétation est-elle de celles que je peux, que j'aurais pu proposer à l'auteur et lui faire accepter ? Comme on parle à un auteur vivant qu'on rencontre à la Fnac. Comme si je pouvais demander à Baudelaire ou Mallarmé : est-ce bien ce que vous avez voulu dire ? Je ne peux pas leur téléphoner pour leur demander leur avis, d'ailleurs leur avis ne résoudrait rien, et jamais une interprétation ne peut être donnée pour le sens (ni de l'auteur, ni du texte), mais le test en question n'en est pas moins courant, sans qu'il soit formulé aussi nettement que par Paul Bénichou :

« Si j'ose parfois déceler dans les œuvres ce que les auteurs peut-être n'y ont pas mis à bon escient, c'est avec l'espoir qu'ils accepteraient de l'y découvrir s'ils étaient présents, en admettant qu'ils voulussent bien prêter attention à mes efforts et à mon langage […]. Je ne me consolerais pas de leur désaveu » (L'Écrivain et ses travaux, Corti, 1967).

Ce passage explicite une attitude courante. Bénichou ne réduit nullement l'intention à la préméditation : il y a dans les œuvres des sens qui n'y ont pas été mis « à bon escient ». La plupart des textes révèlent des attitudes, hypothèses et croyances non reconnues par l'auteur. Elles font partie du sens si leur présence dans le texte peut s'expliquer par l'hypothèse que l'auteur, sans en être conscient, avait l'intention de les exprimer. On devrait donc pouvoir les lui soumettre et recueillir son approbation s'il est vivant, ou en tout cas s'interdire, s'il est mort, toute interprétation dont on pense qu'il n'y adhérerait pas. Suivant Bénichou, un critère ou une limite de l'interprétation serait donc ce que l'auteur accepterait si je pouvais communiquer avec lui. Celle supposerait tout un processus. Il faudrait au préalable que je lui fournisse le cadre de mon interprétation, ce qui pourrait mener loin dans le cas d'une interprétation historique, idéologique, psychologique, psychanalytique. etc. Je devrais faire à l'auteur tout un cours sur ce qui s'est passé depuis son temps. En dépit des changements historiques, Bénichou n'en fait pas moins une hypothèse forte et humaniste sur la permanence de la nature humaine : j'interprète un texte comme si je pouvais dialoguer avec son auteur. Son principe de précaution explique en tout cas qu'il ait été un spécialiste de l'histoire des idées littéraires, cherchant à mettre au jour les cadres intellectuels dans lesquels évoluent les auteurs, cadres implicites dans une œuvre littéraire mais explicites dans d'autres documents contemporains qui pourraient idéalement être montrés à un auteur pour le convaincre de l'évidence du sens de son œuvre. Ainsi ne nous désavouerait-il pas.

Refusant apparemment le principe de Bénichou, Umbert Eco distingue dans un texte l'« auteur empirique » et l'« auteur modèle ». Il fait peu de cas de l'intention de l'auteur empirique, inutile et non pertinente par rapport aux droits du texte. Mais toute interprétation présuppose à ses yeux un auteur modèle, et la norme herméneutique devient alors le respect de l'auteur modèle. Est-ce si différent de ce que proposait Bénichou ? Dans la communication de tous les jours, l'intention empirique importe, et un interlocuteur peut toujours préciser : « Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. » Quand j'ai une conversation avec un ami, je m'intéresse à son intention, ou quand il m'envoie une lettre. Que faisons-nous cependant d'un auteur vivant qui réagit à notre interprétation en disant : « Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. » Maintenons-nous notre interprétation ? Le texte in absentia est comme une bouteille à la mer, soumis aux compétences des lecteurs (leur langage, encyclopédie, culture, répertoire, horizon, y compris la contribution du texte en question à cet horizon). Le devoir de tenir compte de l'état de la langue à l'époque de l'auteur s'impose quasiment à tous, et la critique d'attribution se fonde sur de tels éléments. C'est le début d'une prise en compte de l'intention. Mais au-delà de cette exigence minimale, l'interprétation est une interaction entre la compétence du lecteur et l'intention de l'auteur modèle reconnue dans le texte.

Certains critiques parlent encore d'un auteur « liminal », « intermédiaire » entre l'intention de l'auteur empirique et les associations linguistiques, potentielles et inconscientes, des mots du texte : c'est l'indétermination dont parlait Valéry. Dans le cas d'un auteur vivant, on peut l'interroger sur son degré de conscience de ces associations : non pour valider ou invalider les interprétations, mais pour montrer les écarts entre l'intention empirique et les potentialités du texte, ses effets de sens. Il répondrait idéalement : « Non, je n'ai pas voulu dire cela, mais je vous accorde que le texte le dit, et je vous remercie de m'en avoir rendu conscient. » Ainsi, comme le demande Bénichou, nous ne serions pas désavoués. Paul Morand note dans son Journal : « Dans Montherlant : "Une amie vénale vous laisse tomber." Aucune femme ne laisse jamais tomber un homme ; ça n'existe pas ; il s'agit, évidemment, d'un garçon. / C'est […] comme quand Proust fait mettre à sa Prisonnière les mains dans la poche de la robe de chambre, oubliant que les peignoirs de femmes n'en ont pas ! » Montherlant, Proust auraient-ils accepté ces interprétations ? Ou Baudelaire, le Baudelaire de Sartre, si malveillant pour son échec ?

Tout cela montre que, lisant et interprétant, nous faisons nécessairement des hypothèses sur l'auteur. Tous n'auraient pas l'attitude libérale de Montaigne, quand il parlait du « suffisant lecteur » qui lisait dans les Essais plus qu'il n'était conscient d'y avoir mis : « Un suffisant lecteur découvre souvent ès écrits d'autrui des perfections autres que celles que l'auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches. » Montaigne n'était pas scandalisé par ce supplément de sens découvert par l'interprétation. Il admettait qu'on comprît (parfois, souvent, toujours) mieux un texte que ses premiers lecteurs, avec le recul historique, à l'aide de nouveaux savoirs.

Le critère de Bénichou est donc de nature éthique plus qu'épistémologique. C'est un conseil de prudence : ne proposons pas d'interprétation à laquelle l'auteur ne consentirait évidemment pas si on pouvait la lui soumettre et la lui expliquer. Mais Bénichou ne fait qu'expliciter sa propre conception de la critique comme reconstruction des mentalités contemporaines, comme histoire de idées.

Malgré leur générosité, il est toutefois impossible de réduire le sens au critère humaniste de Montaigne ou de Bénichou. Un texte peut en dire plus que son auteur n'en était conscient, mais aussi plus qu'on ne pouvait le concevoir en son temps. Mais peut-il en dire plus, ou dire autre chose, que ce que l'auteur reconnaîtrait si nous pouvions nous expliquer franchement avec lui ? Nous resterons sur cette question, qui est à l'horizon de toute interprétation.

Conclusion

Où en est aujourd'hui l'auteur, du point de vue de l'interprétation, et du point de vue de l'institution, puisque ce sont les deux fils que nous avons tenté de suivre dans ce cours.

Du point de vue de l'institution, la tension actuelle est évidente. L'auteur, le droit d'auteur sont mis en cause par les nouvelles technologies, la culture numérique et logicielle. Mais en même temps, résultat paradoxal de ces contestations, on n'y a jamais été aussi sensible.

Et d'un autre côté jamais les manuscrits ne se sont vendus aussi chers. En mai 2001, à une vente de manuscrits et de lettres autographes à Drouot, le manuscrit de Voyage au bout de la nuit de Céline a coûté onze millions de francs à la Bibliothèque nationale de France ; un poème de Rimbaud est parti à 900.000 francs, une lettre de Maupassant disant : « J'ai la vérole ! Enfin ! la vraie !! » à 245.000 francs, une page de dessins de Proust envoyés à Reynaldo Hahn à 125.000 francs. Mais Larbaud, Bloy, Gide ont atteint de petits prix. La canon, la hiérarchie sont nets, sans appel, entre les grands écrivains et les autres. Il est difficile de dire après cela que l'auteur est mort.

Du côté de l'interprétation, ce qui est sans doute plus important pour nous, je reviendrai pour finir sur l'idée que l'auteur (l'intention de l'auteur, mais aussi la mort de l'auteur) est le nom des interprétations jugées légitimes à une date donnée, c'est-à-dire validées par l'institution (universitaire). Le texte, c'était encore l'auteur : l'auteur modèle, l'auteur liminal, l'auteur mort. L'auteur désigne, peut-être mal, maladroitement, la nécessité d'une épistémologie et d'une éthique de la lecture ; l'auteur est le nom d'une norme pour l'interprétation.

Laissez-moi donc finir avec Barthes : « Comme institution, écrivait-il dans Le Plaisir du texte, l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n'exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit. » Il ajoutait cependant : « Mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à "babiller"). » Je désire l'auteur, j'ai besoin de sa figure. L'auteur : cette figure que je désire, dont j'ai besoin. Je ne lis pas une texte comme s'il était sans auteur.


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