Cours de M. Antoine Compagnon

Dixième leçon : La disparition élocutoire du poète


Nous abordons aujourd’hui la troisième partie du cours. Dans un premier temps, j’ai tenté de mettre en place l’horizon contemporain à partir duquel la question de l’auteur nous était posée, c’est-à-dire de problématiser la notion d’auteur qui nous est familière, et comme naturelle, depuis le début du XIXe siècle ; dans un deuxième temps, j’ai cherché à retracer la préhistoire de cette notion, c’est-à-dire à présenter quelques grands moments antérieurs à l’émergence de l’auteur au sens moderne entre 1750 et le début du XIXe siècle. Il s’agit à présent, dans les trois dernières leçons, après en avoir fait la généalogie, de revenir à la notion moderne d’auteur et d’analyser ses transgressions et ses perversions, soit d’examiner la notion d’auteur à travers ses contestations à partir du moment où elle est devenue dominante. Aujourd’hui, j’évoquerai deux aspects de cette mise en cause de l’auteur, sa négation et sa neutralisation.

Plagiat et supposition d’auteur

La négation du droit d’auteur né sous les Lumières, de la fonction-auteur de Foucault, ou encore du code romantique de l’auteur, a pris deux formes bien connues et évidentes à partir du moment où ce droit, cette fonction, ce code sont devenus dominants au début du XIXe siècle : le plagiat et la « supposition d’auteur ». Suivant le dictionnaire Larousse du XIXe siècle, à l’article « Supercheries littéraires », terme le plus général pour désigner les trangressions de l’auteur, la supercherie a lieu sous deux formes : soit l’auteur donne comme sienne l’œuvre d’un autre, soit il place ses propres élucubrations sous le nom d’un autre ; dans le premier cas, on parlera de plagiat, dans le second, de « supposition d’auteur ». Examinons-les successivement.

La plagiat a été la grande affaire du XIXe siècle. Certes, les mots étaient apparus peu à peu en français : plagiaire comme nom d’agent sur le modèle de plagiarius (1560) ; plagiarisme de préférence à plagiat (1679) pour désigner l’action du plagiaire au xviie siècle ; enfin le verbe plagier, seulement au début du XIXe siècle (1801), une fois la propriété littéraire instituée sous la Révolution.

Littré rappelle l’étymologie latine : le plagiaire est « au sens propre, celui qui détourne les enfants d’autrui, qui débauche et vole les esclaves d’autrui », et mentionne la loi de Constantin contre les plagiaires. Non sans humour, Michelet utilise encore le mot au sens propre contre les jésuites, « ces plagiaires impitoyables qui les enlevaient [les enfants] à leurs mères ». Au sens figuré, introduit, comme on l’a vu, par Martial, suivant une métaphore devenue catachrèse, le plagiaire est « celui qui prend, dans un ouvrage qu’il ne cite pas, des pensées, des expressions remarquables, ou même des morceaux entiers ». Comme exemple, Littré cite une rime de La Fontaine :

Il est assez de geais à deux pieds comme lui

Qui se parent souvent des dépouilles d’autrui,

Et que l’on nomme plagiaires (Fables, iv, 9).

Sous « Plagiat », Littré donne l’étymologie plagium, crime de débaucher les esclaves, de plagios, oblique : celui qui met de côté, qui détourne, avant de passer au sens littéraire, et de citer l’opinion alors commune : « Le plagiat est incontestablement un des délits les plus graves qui se puissent commettre dans la république des lettres, et il y faudrait un tribunal souverain pour le juger. » La définition de référence chez Littré, comme tout au long du XIXe siècle, est celle que donnait Voltaire dans le Dictionnaire philosophique, à l’article « Plagiat », article littéraire sans incidence juridique :

« Quand un auteur vend les pensées d’un autre pour les siennes, ce larcin s’appelle plagiat. On pourrait appeler plagiaires tous les compilateurs, tous les faiseurs de dictionnaires, qui ne font que répéter à tort et à travers les opinions, les erreurs, les impostures, les vérités déjà imprimées dans des dictionnaires précédents ; mais ce sont du moins des plagiaires de bonne foi, ils ne s’arrogent point le mérite de l’invention. Ils ne prétendent pas même à celui d’avoir déterré chez les anciens les matériaux qu’ils ont assemblés ; ils n’ont fait que copier les laborieux compilateurs du xvie siècle. Ils vous vendent en in-quarto ce que vous aviez déjà en in-folio. Appelez-les, si vous voulez, libraires, et non pas auteurs. Rangez-les plutôt dans la classe des fripiers que dans celle des plagiaires.
Le véritable plagiat est de donner pour vôtres les ouvrages d’autrui, de coudre dans vos rapsodies de longs passages d’un bon livre avec quelques petits changements. Mais le lecteur éclairé, voyant ce morceau de drap d’or sur un habit de bure, reconnaît bientôt le voleur maladroit. »

Voltaire, auprès des fripiers qui rapetassent les livres, définissait les vrais plagiaires, suivant une démarche classificatrice qui se répandra au XIXe siècle et témoigne de la phobie de ce délit.

Dans le dictionnaire de Larousse, sous « Plagiaire », il est rappelé que Martial fut le premier à appliquer plagium et plagiarius au vol littéraire, avant que le mot ne se répandît aux xvie et xviie siècles. Les vers cités évoquent encore la même rime :

Allez, fripier d’écrits, impudent plagiaire. Molière.
Je hais comme la mort l’état de plagiaire. Musset.

Sous « Plagiarisme », terme d’abord employé au XVIIe siècle, Larousse limite le sens au plagiat érigé en procédé littéraire, suivant une invention de l’abbé de Richesource au xviie siècle : « Le plagiarisme est l’art de changer ou déguiser toutes sortes de discours, de telle sorte qu’il devienne impossible à l’auteur lui-même de reconnaître son propre ouvrage. » Le terme a disparu ensuite.

Voltaire est encore cité pour définir le plagiat, mais les sources se sont désormais multipliées depuis que le délit de contrefaçon a été introduit dans la loi, et la référence habituelle est à présent Questions de littérature légale :Du plagiat, de la supposition d’auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres (1812 et 1828), de Charles Nodier, poète et bibliographe, romantique et érudit : cette double qualité tendra à caractériser tous ceux qui s’intéresseront au plagiat, souvent à la fois comme théoriciens et comme praticiens. Cet ouvrage est une vraie entreprise de théorie littéraire qui vise à distinguer le noyau dur du plagiat auprès de toute une série de notions voisines, comme le lieu commun, la citation, l’allusion, la rencontre, la réminiscence – « La mémoire fait faire des plagiats involontaires », donc excusables, juge ainsi Nodier –, la traduction, la transposition, l’appropriation, etc. Le piquant est que Nodier joua lui-même avec ces notions, et le résultat fut qu’il fut à son tour accusé de plagiat.

Certes, la notion existait dans l’Antiquité, au Moyen Âge, à la Renaissance, à l’âge classique, mais on y était infiniment moins sensible lorsque l’esthétique littéraire se fondait sur la notion d’imitation, et donc de fonds littéraire commun et disponible à tous. Sénèque jugeait que « tout ce qui a été bien dit par quelqu’un est mien » ; Virgile disait avoir tiré des perles d’un fumier en empruntant des vers à Ennius, d’où l’expression « le fumier d’Ennius » ; Shakespeare et Molière étaient fiers de leurs plagiats, rappelle Larousse. Au xviie siècle encore, la naturalisation dans le domaine français des grandes œuvres du passé ne posait aucun problème à La Fontaine ni à Corneille. Suivant le mot de Scudéry, que cite l’Encyclopédie de Diderot : « Le cavalier Marin disait que prendre sur ceux de sa nation, c’était larcin ; mais que prendre sur les étrangers, c’était conquête. » Nodier estime de même que « le plagiat commis sur les auteurs modernes, de quelque pays qu’ils soient, a déjà un degré d’innocence de moins que le plagiat commis sur les anciens ». On voit comment la sensibilité s’accroît, jugeant comme plagiat les emprunts aux contemporains dans sa langue, puis aux contemporains dans une autre langue, enfin aux auteurs anciens. Voltaire était encore peu sévère. Mais le larcin littéraire constitue une atteinte manifeste à la propriété une fois que la loi reconnaît à un auteur l’entière propriété de ses productions intellectuelles, avec la loi Le Chapelier (1791), qui consacre le droit d’auteur en déclarant que « la plus sacrée et la plus personnelle de toutes les propriétés est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain ». Le plagiat quitte alors le plan strictement littéraire et tombe dans le domaine juridique, où il s’appelle « contrefaçon ».

La vogue (la maladie) du plagiat date du premier quart du XIXe siècle, de l’esthétique de l’originalité, de la nouveauté et du génie promue par le romantisme, mais elle fut aussi amplifiée par la montée de la philologie, du positivisme et de la critique professionnelle, critique d’attribution, critique d’authenticité qui entend mettre de l’ordre dans les bibliographies, débusquer les erreurs et délits, et constituer une véritable police des lettres. Jamais n’a-t-on dénoncé autant de plagiaires, toute la littérature française y passant peu à peu : Ronsard et du Bellay, Rabelais et Montaigne, Pascal, La Fontaine, Corneille et Racine, Voltaire bien sûr, Diderot, puis Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Nerval, Lamartine, jusqu’à Dumas, professionnel du plagiat, qui affirmait : « Ce sont les hommes, et non pas l’homme, qui invente », et qui empruntait à Schiller, Scott, Chateaubriand. Auprès du livre de Nodier, l’autre ouvrage de référence est alors Les Supercheries littéraires dévoilées de Quérard, trois gros volumes publiés au milieu du siècle, dont l’ambition proclamée, caractéristique de l’esprit positif et canonique du temps, était de débarrasser les lettres des « pygmées littéraires [...] qui surchargent nos dictionnaires », suivant l’Avant-propos, et qui consacre trente pages à dénoncer les plagiats de Dumas.

Autre transgression symétrique du plagiat comme négation de l’auteur, la « supposition d’auteur » était abordée par Larousse sous les « Supercheries littéraires », avec le même positivisme. Si les fausses attributions, estime-t-il, étaient concevables au Moyen Âge, en raison de l’ignorance régnante, les supercheries délibérées datent de la Renaissance, où elles sont devenues un jeu humaniste. Au xviiie siècle, la plus célèbre, modèle de toutes les mystifications littéraires à venir, est relative à Ossian, barde écossais légendaire, sous le nom duquel le poète James Macpherson publia en 1760 des Fragments de poésie ancienne, censément traduits du gaélique et de l’erse, dont l’influence fut considérable sur la littérature romantique. La répétition du cas Ossian sera constamment redoutée, et, au XIXe siècle, les faux se multiplièrent, fausse fables de La Fontaine, fausse lettres de Mme de Sévigné, etc.

On effleure ici l’immense continent des « mystifications littéraires », que nous ne ferons que signaler pour mémoire et qui a tant obsédé le XIXe siècle, entre romantisme et positivisme, sacralisant l’originalité et l’authenticité. Ce domaine contient de nombreuses notions, telles les pseudonymie, pastiche, apocryphe, traduction supposée, et le corpus est vaste. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on parle de « supercherie », comme chez Larousse, pour désigner l’ensemble des tromperies ayant rapport aux livres, « substitutions du faux à l’authentique » ayant trait principalement à la transgression du code de l’auteur.

Sur le modèle d’Ossian, les écrits censément rédigés dans des langues étrangères prolifèrent. Le dramaturge ibérique Clara Gazul et le barde illyrien Hyacinthe Maglanovich doivent leur vie et leur œuvre à Mérimée, érudit et écrivain, comme Nodier, combinaison propice à la mystification. Des Élégies de la poétesse grecque Bilitis furent transposées par Pierre Louÿs dans Les Chanson de Bilitis (1895), auxquelles certains universitaires se laissèrent prendre. Louvigné du Dézert, Joseph Delorme, Adoré Floupette, André Walter, Vernon Sullivan (Boris Vian), Sally Mara (Queneau), Émile Ajar (Romain Gary) tracent ainsi toute une généalogie alternative de la littérature française, jusqu’à ce jour, dans une série de textes composés en français par des auteurs réels, mais imputés soit à des compatriotes soit à des étrangers.

En général, il s’agit de berner les professionnels de la littérature que sont les critiques, les bibliographes et les professeurs, comme dans l’affaire du faux Rimbaud, La Chasse spirituelle, publié en 1949, et qui trompa même Pascal Pia qui le préfaça : c’était l’arroseur arrosé, car Pia, encore un écrivain et un érudit, avait auparavant publié de faux Baudelaire, Apollinaire et Pierre Louÿs. Le faussaire prend plaisir à troubler les savants, à susciter des fiches erronées dans les bibliothèques ; il joue avec la fonction-auteur et met en défaut les techniques d’authentification.

Dans l’ensemble complexe de la pseudonymie, le XIXe siècle a cherché à répertorier toutes les anomalies, distinguent par exemple l’allonyme, qui emprunte le nom d’une écrivain (supercherie typique), le polyonyme, qui jongle avec plusieurs signatures (Pessoa), l’hétéronyme, qui laisse croire que c’est le vrai nom d’un individu, l’anagramme (Alcofribas Nasier). Certes, il s’agit d’un grand jeu qui coïncide avec les plus beaux jours de l’auteur, mais la mise en ordre avait quand même commencé plus tôt. Les dictionnaires d’anonymes et de pseudonymes étaient apparus à la Bibliothèque royale au xviie sièle (1650), résultant alors de deux déterminations : l’inquiétude relatives aux hérésies et aux identités ; le trouble jeté par le déguisement. Il s’agissait de listes et de commentaires, tel l’ouvrage de Vincent Placcius, De scriptis et scriptoribus anonymis atque pseudonymis syntagma, Hamburg (1674) ; ou surtout celui d’Adrien Baillet, Auteurs déguisez sous des noms étrangers ; Empruntez, Supposez, Feints à plaisir, Chiffrez, Renversez, Retournez, ou Changez d’une langue en une autre (1690). Baillet, dans cet ouvrage célèbre, dénonce la fourberie des faussaires. Le sous-titre était le suivant : « Réflexions sur les changements de noms […] ; Motifs que les auteurs ont eus, ou pu avoir, pour changer leurs noms, et pour se déguiser ; Manières différentes dont les auteurs ont usé dans ce changement ; Inconveniens que le changement de nom dans les Auteurs a causez dans le monde, dans l’Église, mais particulièrement dans ce qui s’appelle République des Lettres. » Suivait une liste de 1.636 entrées. Baillet devait ensuite renoncer à publier un Recueil françois des auteurs déguisés, livrant au public leurs vrais noms.

Mais c’est bien entendu au XIXe siècle, âge des dictionnaires, que ce genre d’ouvrages va proliférer, comme celui d’Antoine-Alexandre Barbier, Le Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes (1806-1808, 1822-1827), qui contient 12.403 entrées, ou surtout celui de Joseph-Marie Quérard, déjà cité, Les Auteurs déguisés de la littérature française au XIXe siècle (1845), et Les Supercheries littéraires dévoilées, « Galerie des auteurs apocryphes, supposés, déguisés, plagiaires… » (1847-1853), avec 9.430 entrées. Il seront suivis d’une réédition conjointe du Barbier (anonymes) et du Quérard (supercheries) en 1889.

Comme on le constate, du xviie au XIXe siècle, on se méfie des anonymes et pseudonymes, auquels sont imputées des intentions maléfiques. La situation a changé aujourd’hui, et le psudonyme n’est plus entendu nécessairement comme une tromperie. Suivant la définition traditionnelle, pseudo renvoyait à la fois au faux et au mensonger. Chez Furetière, le pseudonyme est le « nom que les critiques ont donné aux auteurs qui ont fait des livres sous de faux noms, comme ils ont donné celui de Cryptonyme à ceux qui les avoient mis sous des noms cachez ou desguisez » ; chez Littré encore : « Les ouvrages pseudonymes proprement dits paraissent sous un nom fait à plaisir. Les cryptonymes offrent le nom véritable sous la forme d’un anagramme. Les hétéronymes portent le nom véritable d’une autre personne ». Mais suivant Robert aujourd’hui, l’accent n’est plus mis sur le faux ni sur le mensonge, mais sur la liberté de la création : « De nos jours, dénomination librement choisie par une personne pour masquer son identité dans sa vie artistique, littéraire, commerciale, ou dans toute autre branche de son activité. » Le mot a été arraché à son origine infamante, au mensonge du pseudo, et il renvoie à l’affirmation du sujet dans un nom propre comme temps fort de sa liberté créatrice. Mais la manie classificatrice perdure : Gérard Genette distingue ainsi onymat (l’auteur signe de son nom d’état civil), anonymat, et pseudonymat (l’apocryphe, le plagiaire, l’auteur supposé, le nègre). Par opposition au surnom, création de l’entourage qui désigne toute la personne, le pseudonyme, créé par celui qui le porte, désigne seulement un aspect choisi de la personne : l’écrivain, l’artiste, l’acteur, le combattant, le bandit. Dans l’effacement du patronyme et le choix d’un pseudonyme, résulterait un pouvoir de liberté créatrice.

L’effet du pseudonyme, transgressif par rapport au code de l’auteur, consiste donc en une coupure libératrice entre l’homme privé et l’homme public, ou entre divers rôles sociaux. Balzac passa ainsi par des pseudonymes (Horace de Saint-Aubin, lord R’Hoone) avant de revenir à son patronyme (à la particule près), une fois que son œuvre eut pris forme. Au xxe siècle encore, le pseudonyme joue ce rôle : Cécil Saint-Laurent sera l’auteur de Caroline chérie, tandis que Jacques Laurent signera une production plus ambitieuse ; Saint-John Perse sera poète, tandis qu’Alexis Léger est fonctionnaire diplomate. Le choix du pseudonyme cache sans doute mais il montre aussi quelque chose du sujet ; il est plus vrai que le nom propre, car il est motivé. D’ailleurs, l’auteur choisit souvent un nom proche de son intimité : un village natal, un matronyme. L’étrangeté et la proximité s’y combinent : Crayencour donne Yourcenar, Destouches choisit Céline, le prénom de sa mère, Laurent (nom de sa mère) donne Nerval.

D’autres atteintes au code de l’auteur devraient encore être évoquées, comme le pastiche, lui aussi à la mode au XIXe siècle, et qui s’oppose au plagiat comme la supposition d’auteur à l’apocryphe. Pasticcio, c’est un « pâté » en italien. Le pastiche se situe entre, d’une part, la parodie, la charge et le travestissement, tous genres satiriques, et, d’autre part, l’imitation, recommandée par Quintilien et par toute la tradition rhétorique : il est « critique en action » comme l’appelait Proust. Mais il touche aussi au faux et au plagiat : Proust propose de traiter la maladie de l’influence, donc du plagiat involontaire, par le mimétisme délibéré afin de s’en guérir. Sans « contrat de pastiche », suivant Genette, le pastiche devient une mystification, car il donne l’illusion d’authenticité, par exemple aux Poèmes d’Ossian ou à La Chasse spirituelle. Le pastiche se situe donc à la frontière entre contrefaçon et tradition.

Dernière supercherie ou mystification que je voudrais mentionner, l’anagramme, car avec lui on passe de ce que j’ai appelé la négation à la neutralisation de l’auteur. Jean Baudrillard (cité par Laugaa) y voyait en 1976 l’équivalent de « la mise à mort du dieu ou du héros dans le sacrifice » : « dépecé, dispersé en ses éléments phonématiques […], le nom du dieu hante le poème ». L’anagramme, plus que toutes les autres formes de la supercherie, touche ainsi à la mort ou à la dissémination de l’auteur, et il a été une transgression très à la mode dans les années 1960 et 1970, époque où les anagrammes de Ferdinand de Saussure ont été analysés par Jean Starobinski dans Les Mots sous les mots (1971). Suivant Saussure, par ailleurs indo-européaniste et linguiste généraliste, il y a un secret dans la poésie latine et grecque. Sous les mots d’un poème, figure le nom d’un dieu, d’un héros ou d’un chef de guerre. Et Saussure a passé sa vie à des déchiffrements maniaques, comme celui de Scipion dans ce vers : « Taurasia Cisauna samnIO CePit », jouant sur les phonèmes et non sur les lettres. L’anagramme n’est, suivant Saussure et ses disciples, ni l’effet du hasard ni une procédé conscient, mais résulte du « travail inconscient du sujet soumis à une régularité interne au processus de la parole ». (Laugaa). Autrement dit, si l’anagramme touche par un côté au jeu et à la mystification, par un autre côté, plus profond, il relève du texte et de la théorie du texte, suivant Roman Jakobson ou Julia Kristeva. L’anagramme est l’indice d’un autonomie signifiante de la langue, c’est-à-dire du fait que la poésie excède le signe. Suivant Jakobson, « l’anagramme poétique franchit les deux “lois fondamentales du mot humain” proclamées par Saussure […], celle du lien codifié entre le signifiant et son signifié, et celle de la linéarités des signifiants ».

L’anagramme ou le paragramme illustre la présence, sous la forme stable du poème, de la loi de la dissémination de la lettre qui fait que le texte fonctionne comme l’amplification du signifiant ou des phonèmes du nom. Il indique que l’expérience littéraire est capable de modifier l’identité d’un sujet dans et par l’écriture. Contre la loi et la norme de l’identité propre et stable, l’anagramme affiche la série des métamorphoses subjectives sur lesquelles repose la littérature. La normalisation apparente désignée par la signature dans le commerce du livre camoufle une perte d’identité accomplie par l’écriture, mais le jeu anagrammatique confirme le paradoxe de l’identité divisée et fuyante dans l’expérience littéraire, qui travaille à faire et à défaire le nom, qui montre et cache les opérations du sujet sur la langue. Dans l’anagramme, le paragramme, la chute de l’identité symbolique se réalise dans le texte.

Depuis l’imprimerie, nous parions sur l’équivalence supposée entre le nom d’auteur et le signature, dont témoigne la couverture du livre. L’auteur signe le livre achevé, qui reconnaît son identité juridique et institutionnelle. Suivant Philippe Lejeune, la signature est constitutive d’un pacte avec le lecteur dans le genre de l’autobiographie : elle garantit l’identité de l’auteur et du héros par le truchement du nom. Mais toutes les transgressions montrent que la loi du texte n’est peut-être pas là, et des signatures singulières sont aussi présentes dans le texte, suivant des pratiques anciennes ; sans le faire figurer à la page de titre, elle conduisent à insérer le nom ailleurs (notamment à l’incipit ou excipit). La signature pouvait apparaître dans le vers final au Moyen Âge, et c’est une pratique de la textualité qu’on retrouve chez Ponge, à la clôture du Pré :

Messieurs les typographes,
Placez donc ici, je vous prie, le trait final,
Puis, dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom,
Pris dans le bas de casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr,
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus

                                    Francis Ponge

Modernité et effacement de l’auteur

L’anagramme, le paragramme nous ont déjà conduit à une autre forme de déviation par rapport au code de l’auteur, que j’ai nommée neutralisation ou dissolution de l’auteur, par contraste avec sa négation, typique dans le plagiat comme délit. Les noms de Mallarmé et de Lautréamont sont associés à ce mouvement de la disparition moderne de l’auteur, menant à Beckett et à Blanchot, dont Le Livre à venir (1959) retrace cette lignée.

À l’auteur comme principe producteur et explicateur du texte, cette tradition a substitué le langage, impersonnel et anonyme, peu à peu revendiqué comme matière exclusive de la littérature par Mallarmé, Valéry, Proust, le surréalisme, et enfin par la linguistique, pour laquelle, comme le rappelait Barthes dans « La mort de l’auteur », « l’auteur n’est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui qui dit je » (p. 63). Mallarmé posait déjà dans « Crise de vers » : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots » (p. 366). Le but idéal du poème, c’est d’« omettre l’auteur » (p. 366), afin que l’œuvre soit « le paraphe amplifié du génie, anonyme et parfait comme une existence d’art » (p. 367). On retrouve là les composantes de l’œuvre comme anagramme ou paragramme, non sans une alliance de termes dans le « paraphe anonyme ».

L’auteur, suivant Mallarmé, doit s’effacer du texte : « L’écrivain, de ses maux, dragons qu’il a choyés, ou d’une allégresse, doit s’instituer, au texte, le spirituel histrion » (« Quant au livre », p. 370). Suivant la formule la plus nette : « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant. Le sens enseveli se meut et dispose, en chœur, des feuillets » (p. 372). La littérature moderne aurait vu peu à peu la disparition, l’effacement de l’auteur, depuis Mallarmé – « admis le volume ne comporter aucun signataire » (« Le livre, instrument sirituel », p. 378) – à Beckett et à Blanchot.

Soulignons toutefois que cette disparition de l’auteur n’a rien d’une mort violente, et ce serait un contresens de l’entendre ainsi, car « La mort de l’auteur », telle que Barthes la célèbre comme exécution, revient encore à sacraliser l’auteur, fût-ce comme martyr. Il s’agit tout au contraire d’un lent travail pour parvenir à l’impersonnalité du texte, tel que cette impersonnalité est incarnée dans le style laborieux de Flaubert, dans la technè de Vinci admirée par Valéry, ou dans l’art de Degas, autre idole de Valéry, artistes parfaits. Par opposition à l’intériorité et à l’expressivité de l’art moderne, recherchée du romantisme au surréalisme, l’impersonnalité flaubertienne ou mallarméene est concertée, produite par un travail inlassable, résultat d’une longue ascèse. Le livre mallarméen ne s’écrit pas tout seul, il est au plus loin de l’écriture automatique comme avatar du romantisme et de l’inspiration. La disparition de l’auteur est tout le contraire d’une muse qui serait le langage même ; elle est le point de fuite de l’écriture, non son point de départ ; elle n’est jamais finie, mais toujours à recommencer.

Pour Mallarmé, et plus encore pour Valéry, la littérature est vécue comme une chute, et le vrai écrivain est donc celui qui n’écrit pas. Aucun texte n’illustre mieux cette retraite de la vraie littérature que La Soirée avec Monsieur Teste (1896), à ajouter aux livres phares que je vous avais indiqués dans une des premières leçons. À la suite de d’Edgar Poe, Valéry privilégie aux dépens de l’œuvre le pur pouvoir de l’accomplir, pouvoir de l’Esprit, souverain chez Léonard de Vinci, virtuel et caché, en réserve, chez Teste, génie inconnu, héros de la conscience pure faisant de la pensée le tout de son existence. Chez lui, seule la banalité est visible, tandis que la qualité est en puissance. Teste est donc le héros emblématique du refus moderne de la littérature, car, comme Valéry l’écrit dans Tel Quel, « tout produit littéraire est un produit impur » (Œuvres, t. II, p. 581). Teste représente la crise de la conscience occidentale et la tragédie de l’aventure littéraire et intellectuelle du xxe siècle, après Rimbaud et Mallarmé.

Il y a en Teste toute une ébauche de roman, mais cet homme refuse d’agir : « […] s’il eût tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit, rien ne lui eût résisté » (Œuvres, t. II, p. 19). Dans son garni médiocre, il « a tué la marionnette », réduit en lui toute personnalité, se voit se voir, tandis que rien ne lui arrive : « Je n’ai envie que de pouvoir » (p. 1383). En lui, on assiste à l’achèvement, à l’apogée de la maîtrise abstraite, à la souveraine utopie de se posséder, mais pour se détruire, pour gouverner sa fin. Suivant Blanchot : « Tous les héros de Valéry se ressemblent en ce sens que, maîtres du possible, ils n’ont plus rien à faire. Leur œuvre est de demeurer désœuvrés […] Monsieur Teste […] le plus haut pouvoir d’agir, lié à la plus complète maîtrise de lui-même » (La Part du feu). L’œuvre idéale est désœuvrée. Ainsi Teste représente-t-il l’adieu à la littérature, sa fin indéfinie : « La littérature, dit Valéy, est pleine de gens qui ne savent au juste que dire, mais qui sont forts de leur besoin d’écrire » (Tel Quel, Œuvres, t. II, p. 575). C’est l’« à quoi bon » de Rimbaud, le dégoût d’écrire chez Valéry avant qu’il se remette à l’œuvre et qui l’inspirera à son retour à la littérature après un long silence : « Toute œuvre moderne [est] hantée par la possibilité de son propre silence », dit Genette à propos de Valéry (Figures I). Or l’attitude de Valéry est bien dictée par une radicale neutralisation de l’auteur : « Toute œuvre est l’œuvre de bien d’autres choses qu’un “auteur” » (Tel Quel, Œuvres, t. II, p. 629).

Chez Beckett, dans la trilogie Molloy, Malone meurt et L’Innommable, telle que Blanchot en rend compte dans Le Livre à venir, on assiste à la lente mise en scène de la mort de l’auteur, cette mort longue, ascétique, indéfinie, qui s’entend bien plus comme une annulation dans la neutralité de la parole. L’écriture est à la recherche du neutre final d’une parole sans commencement ni fin, de l’impersonnalité comme forme du vide, du manque et de l’absence de sens. L’auteur s’absente, dans un dissolution progressive, non plus le silence de Rimbaud ou de Valéry, mais l’abondance inlassable des mots, comme encore dans Le Bavard de Louis-René des Forêts, autre texte emblématique de la neutralisation de l’auteur dans la parole.

De Mallarmé à Beckett, la neutralisation de l’auteur aura ainsi été la fin de la littérature.

Bibliographie complémentaire

Michel Schneider, Voleurs de mots : Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, 1985.

Christian Vandendorpe (sous la dir. de), Le Plagiat, Presses Universitaires d’Ottawa, 1992.

Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, PUF, 1999.

Maurice Laugaa, La Pensée du pseudonyme, PUF, 1986.

–, « Anagramme », Atlas des littératures, Encyclopædia Universalis.

Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification : Tactique et stratégie littéraires, Éd. de Minuit, 1994.

Gérard Genette, Palimpsestes, Éd. du Seuil, 1982.

Jean Starobinski, Les Mots sous les mots : Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Gallimard, 1971.

Mallarmé, Œuvres complètes, Pléiade, 1945.

Valéry, Œuvres, Pléiade, 1957-1960, 2 vol.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir (1959), Gallimard, Folio.


[ Leçon précédente ] [ Leçon suivante ] [ Retour au sommaire ]