Colloques en ligne

Jean Rime

Les visages littéraires de la presse au XIXe siècle

1Tout au long du XIXe siècle, les personnages provenant d’œuvres littéraires ou de productions culturelles apparentées, notamment de l’Ancien Régime, comme Figaro, Gil Blas ou Arlequin, constituent un vivier privilégié pour incarner les journaux, en particulier ceux relevant de la « petite presse ». Ils totalisent, pour reprendre la formule de Jean-Didier Wagneur, « une collection de frontispices dont l’emblématique est forte »1. Considéré dans sa généralité, ce réinvestissement médiatique articule deux imaginaires : d’une part, un « imaginaire […] de la littérature », ou un « romanesque des lettres », notion souple mais heuristique développée par Michel Murat pour désigner l’ensemble « des interférences et des modélisations réciproques entre la littérature et la vie », coextensives selon lui au « siècle de la presse » en raison de « l’idée romantique de la littérature » qu’elles supposeraient2 ; et, d’autre part, la « littérarité générale » de l’imaginaire social théorisée par Pierre Popovic, dont les rédactions exploitent à des fins de positionnement idéologique ou de marketing éditorial les différentes modalités : narrativité, poéticité, cognitivité, théâtralité et iconicité3. Si les premières catégories, sur lesquelles on ne s’attardera pas, sont aisément transposables d’un support textuel à un autre (par exemple à travers des articles prenant la forme de saynètes inter- ou hypertextuelles4), c’est sur la dernière d’entre elles, l’iconicité, que cette contribution s’arrêtera principalement, conformément à l’objet du colloque dont elle est issue ; elle le fera toutefois en retournant la dynamique décrite par Popovic : alors que le geste sociocritique cherche habituellement à interpréter la façon dont les représentations littéraires ou artistiques travaillent la sémiosis sociale, la démarche inverse que l’on proposera consiste à en évaluer la contrepartie, à savoir la façon dont le discours collectif, et plus particulièrement celui de la presse en l’occurrence, vient se nourrir des figurations littéraires, et la façon dont celles-ci rayonnent par la réfraction conjointe d’un double étrangement par rapport à leur milieu d’incubation : celui du support (de l’œuvre au journal) et celui du code (du texte à l’image).

2S’il faut reconnaître que l’argumentaire ébauché par Popovic pour inclure l’iconicité à sa « littérarité » apparaît quelque peu équivoque, on en retiendra l’idée forte qu’« il n’est d’image, quelle qu’elle soit, qui ne soit directement branchée et parlée sur et par des mots »5, dans une relation d’ancrage explicite ou implicite, que l’on pourrait du reste renverser : il n’est point non plus de mots, ou du moins de texte élaboré, qui ne produise des images, simplement mentales ou secondairement matérialisées (par des illustrations, des adaptations théâtrales ou cinématographiques, des produits dérivés, etc.). C’est dans cette optique que s’inscrit la problématique des migrations transmédiatiques des univers de fiction, et notamment de leurs protagonistes marquants6. À l’encontre d’une approche structurale et textualiste qui a longtemps dominé, on s’accorde désormais sur l’hypothèse que le personnage n’est « ni un artefact verbal, ni un objet textuel », mais une « représentation mentale » qui serait alimentée, pour satisfaire au besoin quasi anthropologique d’entretenir ce compagnonnage de la fiction, par une diversité de « représentations privées ou publiques, orales ou matérielles », c’est-à-dire à travers une « migration entre les lecteurs, entre les époques et les cultures » qui dévoilerait même « le mieux » les propriétés d’une figure donnée7.

3Le corpus ouvert de journaux, par ailleurs très variés, que nous qualifions d’éponymiques participe de et à cette dissémination des univers de fiction, parmi de multiples autres déclinaisons, insignes ou infâmes, de la littérature8. Toutefois, cette articulation entre l’imaginaire littéraire et l’imaginaire social dans sa globalité est contrainte par un troisième terme : l’imaginaire médiatique, par quoi nous entendons, en suivant Guillaume Pinson, non pas les représentations sociales véhiculées par les journaux, mais les représentations du médium lui-même, et notamment de ses composantes visuelles9. Nous examinerons successivement cette triangulation (fig. 1) et ses effets à l’intérieur des périodiques puis, plus brièvement, à travers leurs images dérivées.

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Fig. 1 Schéma représentant la triangulation des imaginaires en jeu dans cet article.

Les visages du journal dans le journal

4La place du visuel dans la construction d’une identité médiatique intéresse depuis plusieurs décennies les historiens de la presse. En 1990, Jean-François Tétu voyait ainsi, dans les « oreilles » du Matin, en forme de poteaux télégraphiques, l’affirmation que le titre était « “branché” sur le monde, un monde où l’accélération du transport des nouvelles fait oublier la voix qui les dit ou les nomme »10. Il en faisait même le symptôme d’une transition de la presse d’opinion vers l’américanisation de l’information. En cherchant à imprimer dans la rétine du lecteur « le fil spécial qu’il possède avec Londres » et qui « lui apportera durant toute la nuit, jusqu’à sept heures du matin, les nouvelles les plus fraîches et les plus authentiques qui parviennent en Angleterre de tous les points du globe », ainsi qu’il l’explicite au seuil de son numéro inaugural, le quotidien entend en tout cas rendre sensible l’idéal d’un journal « absolument indépendant », au bénéfice d’une « forme précise, claire, alerte et concise, absolument neuve » parce qu’anti-littéraire : la rédaction s’affranchit expressément du feuilleton et prétend s’épargner les compromissions des « coteries littéraires »11. Jour après jour, la manchette réactualisera la profession de modernité développée dans le premier numéro, selon ce procédé de monstration consistant à suggérer l’immédiateté au moyen d’une médiation technique plutôt qu’humaine. Le Matin n’est pas seul à suivre cette voie dans la seconde moitié du XIXe siècle : Le Ballon-Poste, par exemple,met en avant le mode d’acheminement aérien de ses exemplaires dans une vignette qui redouble le message de son titre12.

5D’autres assument au contraire une représentation plus traditionnelle de l’énonciation éditoriale. Dans une mise en page élaborée, L’Indicateur universel « s’indique » lui-même, en pied, en prenant le visage et le costume d’un messager pseudo-médiéval ; son épithète est communiquée au moyen d’un rébus (U – nid – verre – selle), et la composition remotive même les colonnes structurant la page, assimilées aux calicots que tend à chaque bras l’Indicateur figuré13 (fig. 2).

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Fig. 2 L’Indicateur universel, 5 mars 1850. Source : Benoît Prot, Trésors de presse, Paris, La Martinière, 2013, p. 213.

6Mutatis mutandis, cette anthropomorphisation du titre vaut pour les journaux éponymiques, à ceci près que faire revivre un personnage dans l’espace du journal implique de réactiver une visualité préexistante, parfois latente, laquelle dépend d’attributs accrédités par les textes, voire d’incarnations intermédiaires, le plus souvent scéniques, dont Figaro serait un parangon14. Figure extrêmement plastique dont la force migratoire a été prédestinée par la trilogie de Beaumarchais et ses représentations puis ses dérivations, il est doté d’un corps et d’une image prêtés par le comédien qui joue son rôle. La vignette originelle de 1826 montre ainsi un personnage fidèle à la description du Barbier de Séville (acte I, scène 2), « une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban », mais présente surtout la déclinaison d’une gravure de 1786 représentant l’acteur Dazincourt en costume (fig. 3 et fig. 4). De même, la vignette d’un Diable boiteux de 1857 traduit un certain anachronisme : sans reproduire directement – du moins à notre connaissance – des illustrations antérieures du roman de Lesage, elle en récupère les attributs essentiels : l’apparition du diable, la stupéfaction de son interlocuteur, le globe terrestre, etc.15.

7Or cet héritage iconographique entre en tension avec l’instanciation nouvelle et la réactualisation du personnage dans le journal. Le dessin qui succède en 1827 au premier Figaro montre ce dernier se relever pour tancer Basile qui reçoit les traits anguleux du « roi jésuite » Charles X (fig. 5). En 1830, le journal profite de la révolution de Juillet pour moduler la devise extraite de la première scène du Mariage de Figaro : en plus d’être un « mignon », Basile se mue en « faiseur de coups d’état » et l’optatif « si jamais volée de bois vert » devient un présentatif « en voici, du bois vert » dont le caractère performatif sera accentué, les jours suivants, par le corps grossi de la fonte sur le déictique, mimant une oralisation du slogan (fig. 6). Le journal se mue en un théâtre médiatique où la référence littéraire exprime un imaginaire politique contemporain, par le texte, par l’image, et même par l’image du texte.

8Cette nécessaire adaptation d’un référent passé à un contexte sans cesse renouvelé implique quelques pirouettes énonciatives. L’aporie se concrétise dans le slogan du Figaro de 1835 – « je rajeunis ! », alors même qu’il prend de l’âge – et dans une vignette qui évoque davantage les divertissements de salon que la correction des mœurs16. On en trouve un traitement tout différent dans un Gil Blas pyrénéen de 1866 lorsque, faute de pouvoir « continuer à utiliser l’ancien bois »17 (pour une raison que l’on ignore : usure ou interdiction), le changement de vignette fait le lendemain l’objet d’un long éditorial intitulé « Mon nouveau portrait », qui tente de concilier privilège de la maturité et cure de jouvence :

Me voilà vieux de huit mois : ma figure n’a plus la beauté efféminée de l’adolescent, mais la physionomie virile de l’homme fait, déjà mûri par l’expérience. Mon front se colore encore d’une ardeur juvénile et si je n’ai plus la fougue et l’imprudence irréfléchie du jeune homme, mes yeux savent lire dans le cœur humain, mon regard profond sait observer et traduire18.

9Et glissant du portrait physique de la figure au portrait moral du journal, Gil Blas harangue le lecteur, conformément à la nouvelle vignette qui le montre se dirigeant vers son allocutaire : « Étudiez mon allure, vous y découvrirez un mélange de noblesse et de fierté qui commande le respect »19.

10L’alliance de la vignette et du texte instaure une relation plurisensorielle au lecteur, puisqu’elle mêle subjectivité de la parole censément proférée et objectivation de la visualisation. On trouve également cette dialectique dans un Diable boiteux insistant sur la translation de son action de Madrid vers Paris (fig. 7) – procédé par ailleurs habituel dans ce type de réinvestissement journalistique20 – en doublant le décor reconnaissable de la capitale par une banderole explicite que renforce le discours programmatique : « Venez donc tous m’écouter ; venez à moi, et vous verrez que je suis le seul, le véritable Asmodée, le dieu […] de la gaieté gauloise et de l’esprit français ; car, je vous le dis, la bouteille d’où je sors était une fiole de vin de France »21.

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Fig. 7 Le Diable boiteux, 18 avril 1857. Source : BnF.

11Cette incitation à voir le journal ne se limite bien sûr pas à la seule vignette, mais se propage au numéro dans son entier et se traduit jusque dans son organisation spatiale. En plus des vignettes ou de la typographie, certains périodiques recourent à des ornements signalétiques ad hoc. Dans l’Asmodée de 1823, des brèves étaient introduites par un pictogramme représentant « deux béquilles en sautoir, auxquelles était appendu l’inévitable sifflet »22 (fig. 8). De même, Figaro se fend de « coups de rasoir » dans l’une de ses réincarnations journalistiques où un dessin le montre en train de faire la barbe à ses adversaires23 (fig. 9). Au-delà de ces rubriques singulières, la fonction imaginante des fictions éponymiques aide à modéliser le périodique dans son ensemble, à l’instar de L’Indicateur universel évoqué ci-dessus. Chez Lesage, la figure d’Asmodée permettait de survoler le territoire et d’en révéler les secrets en soulevant les toits et donc de donner à voir ce qui est caché. Ce vœu de transparence, alternativement interprétable comme un fantasme voyeuriste, se décline à travers certains sommaires de périodiques. L’un des Diable boiteux est ainsi structuré en rubriques localisées : « Le diable boiteux en province », « Asmodée au palais » (c’est-à-dire au palais de justice) ou « Asmodée au salon », ce qui conforte une relation homothétique entre littérature panoramique et mosaïque journalistique. De manière encore plus spectaculaire, un Balzac de 1884 déploie dans l’espace du périodique une véritable Comédie humaine miniature, le numéro étant réparti en treize rubriques (en référence au roman Les Treize, dont le titre estrecyclé en signature collective des initiateurs du journal) dont chacune est prise en charge par le personnage idoine : au ministre Rastignac la chronique politique, au banquier Nucingen le « Bulletin financier », et ainsi de suite24. Ces deux exemples suggèrent à quel point la référence éponymique accompagne la structuration du numéro comme « figure diagrammatique du réel »25.

12Dans des représentations de ce type, le fameux vêtement rapiécé d’Arlequin s’affiche, conformément à l’un de ses états au théâtre26, comme une modélisation polychrome de la page et renvoie tant à la distribution spatiale des articles qu’à la variété des tacons27 (fig. 10). « Ainsi que l’habit du mime populaire, prévient une feuille de 1892, l’Arlequin sera donc composé de pièces et de morceaux bigarrés, disparate, du choix le plus varié. » Et filant la métaphore vestimentaire : « De même également que les pièces multicolores de la défroque de notre héros, tous nos articles seront de petite dimension et posséderont du moins – s’ils n’en ont pas d’autre ! – le mérite de la brièveté »28. Le parallèle autorise même des déclinaisons : dans un Arlequin de 1946, le rédacteur en chef devient « maître-tailleur »29 et dans un autre de 1909, des « poèmes seront cousus à des romans / à des critiques d’art, à des contes charmants »30. En définitive, cette abstraction formelle donne au personnage la propriété d’endosser véritablement le périodique, une métaphore métonymique matérialisée par la récupération du motif losangé qui orne son manteau et qui, stylisé, sert occasionnellement à distinguer les frontières d’un article31.

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Fig. 10 Arlequin afficheur, ou Journal-Affiches. Fac-similé périodique des annonces, ventes, demandes, découvertes et avis divers, placardés ou distribués dans Paris, décembre 1829. Source : BnF / Gallica.

13Que ce soit dans les vignettes et autres cabochons ou dans les tropes émaillant le métadiscours, on découvre ainsi une poétique visuelle du journal imprégnée par la culture matérielle. Mais la vision qui en est donnée, plutôt que de prendre à bras le corps la modernité, comme s’y est employé Le Matin à la fin du siècle, demeure étonnamment artisanale. C’est de la plume de l’écrivain que sont dotés les personnages promus journalistes32, non de l’industrie de l’imprimerie, à quelques exceptions près33. Tout se passe donc, y compris dans la facture des illustrations, comme si ce type de journal se visualisait lui-même avec des lunettes inactuelles voire intemporelles : si le recours à un patrimoine fictionnel ou littéraire permet de se définir en tant que journal, il conduit aussi, plus subrepticement, à opposer une souterraine résistance à cet être-journal, que l’on peut expliquer par la « médiumnité » du média, selon la conception archéologique d’Yves Citton :

Alors que l’histoire des media décrit habituellement une succession d’inventions toujours plus performantes se substituant les unes aux autres, l’approche archéologique y voit une superposition de strates coexistantes, qui continuent à interagir les unes avec les autres, en se repliant les unes dans les autres de façons toujours plus compliquées34.

14La petite presse éponymique permet donc d’activer dans le présent les survivances d’énonciations passées, une scène de l’écriture érigée en mythe intangible, comme une rémanence rétinienne du creuset littéraire du journal, d’autant plus prégnante lorsqu’elle concerne des figures comme Arlequin, proches d’un panthéon galant récemment analysé par Alain Viala à la lumière d’un « protocole spectral », c’est-à-dire révélant de tels « alliages de présences du passé dans le présent »35.

15Cette sédimentation des formes antérieures de la communication médiatique correspond du reste bien au tropisme conservateur dont beaucoup de petits journalistes sont, quoi qu’ils en disent, animés, notamment sous un Second Empire sans « le moindre désir de révolution ou de renverser l’ordre, fût-il artistique »36. Une forme de stabilité s’est donc installée, laissant libre cours à cette presse qui ne dit finalement guère que la reproduction en acte de ses propres représentations. Avec le reste du dispositif péritextuel (titre, typographie, épigraphes, etc.), cette imagerie hors du temps permet aussi, une fois passés les discours programmatiques des premiers numéros, de réactualiser jour après jour le projet du journal à moindre frais lorsque « le sens textuel » du titre « s’épuise rapidement »37, et de représenter sa périodicité, c’est-à-dire une temporalité spiralée qui tient à la fois du linéaire et du cyclique.

L’habillage du journal hors du journal

16Qu’en est-il maintenant à l’extérieur du journal ? La thèse de Benoît Lenoble a amplement montré combien, entre la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, les périodiques investissent l’ensemble des supports de leur temps et « s’approprient, pour leur audience, tous les moyens de la publicité et de la propagande qui, systématisés, amplifient au maximum la voix du journal »38. Alors que l’éponymie journalistique s’inscrit déjà dans une relation seconde aux œuvres matricielles (pour autant qu’une source stable existe), ces « matériaux fondés en grande partie sur l’image », à l’instar des affiches39, prolongent la chaîne des représentations du personnage tout en enrichissant récursivement leur référent, puisque le titre qui en est dérivé s’y superpose non sans ambiguïté au protagoniste. Voici par exemple un Almanach du Figaro où Figaro-personnage se confond avec Figaro-journal, équivoque renforcée par l’analogie avec le célèbre Messager boiteux :

Nous avons voulu faire une réclame à notre journal. Notre intention est de donner au Figaro, sous une forme de publication essentiellement populaire, une publicité plus étendue […]. Notre almanach […], c’est Figaro [en italique] qui [se] fait le colporteur de son propre esprit, et qui s’en va, de village en village, à l’instar du Messager boiteux, offrir l’échantillon de ses petits talents et de son savoir faire40.

17Cette objectivation visualisée du journal ne se limite pas aux représentations sur papier. En 1874, Le Figaro, alors même que l’image de Figaro y a disparu, inaugure rue Drouot un nouvel hôtel avec ses salles de bal ou des dépêches, c’est-à-dire autant de rubriques en trois dimensions. Dans cet espace analogique à l’organisation du quotidien, le public est littéralement invité à entrer dans le journal, et d’autant plus facilement que la métaphore architecturale constitue depuis longtemps un lieu commun pour désigner la page et ses colonnes41. Pareille à une vignette avec son épigraphe, la statue de Boisseau et Amy ornant le bâtiment est complétée par une citation tirée du célèbre monologue du Mariage de Figaro (acte V, scène 3) : « Je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question. » Le décor extérieur interpelle quant à lui le passant en reconstituant à la fois la Renaissance espagnole – parce que « l’illustre père » de Figaro « le fit naître sous le beau ciel de l’Espagne »42, précise le journal – et l’univers du théâtre sanctuarisé avec ses moulures et ses bustes de Beaumarchais. Incarnation de la réussite bourgeoise et mondaine, l’hôtel du Figaro ouvre, symboliquement, une hétérotopie et une hétérochronie monumentalisantes au cœur de Paris (fig. 11).

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Fig. 11 Incarnation architecturale de l’identité médiatique du titre, le monumental hôtel du Figaro structure en retour le numéro des 7-8 avril 1874. Source BnF / Gallica.

18Moins révérencieuses, d’autres représentations opèrent une récurrente identification du directeur ou du journal lui-même avec le personnage éponyme. Sous le Second Empire et la IIIe République, on ne compte plus les portraits de Villemessant en Figaro, par exemple dans une animation pour zootrope, commandée par Le Figaro lui-même en 1868 et qui montre le directeur jouant de la guitare et battant « des entrechats en cadence »43. En 1907, lorsque la Revue du centenaire des Variétés produit un Figaro joué par l’actrice Spinelly, c’est bien le titre de presse – avec la plume qui le distingue – qui est mis en scène, non le valet de Beaumarchais, même si l’artifice repose précisément sur la confusion des deux44.

19Mais contrairement aux autoreprésentations dans la presse, où la nature journalistique du produit s’imposait d’elle-même, celle-ci doit être à son tour thématisée lorsqu’il s’agit d’en exporter la réclame. C’est ainsi que sur le calendrier du Figaro pour 1882, « le personnage souriant et gracieux de Beaumarchais apparaît au milieu d’anges affairés à rédiger et imprimer un journal »45. Cette nécessité pratique de faire voir la journalisticité du journal s’épanouit dans une sensibilité accrue à la matérialité spécifique de la presse à la fin du siècle. Comme Guillaume Pinson l’a bien montré, c’est à la même époque que « l’image du journal […] est née »46, notamment à travers l’apparition de fac-similés. En ce qu’elle peut « témoigner d’une identité médiatique », ce qui n’était jusqu’alors pas une évidence, la reproduction de la « une », s’impose rapidement comme la « signature visuelle » de la culture médiatique47, un imaginaire spécifique qui s’adosse à un plus large imaginaire matériel de « l’âge du papier »48.

20Cette rencontre de la forme et de la matière du journal se traduit, entre autres, par le motif récurrent du journal-vêtement, comme on le voit avec Villemessant habillant ses adversaires d’un exemplaire du Figaro pour leur passer un coup de rasoir sur une assiette humoristique49, ou du journal-chapeau : ici sur une carte postale où le quotidien, promu autorité intellectuelle et morale, inspire une jeune lectrice qui versifie à sa gloire la plume à la main, dans une posture d’écriture scolaire ou littéraire plutôt que journalistique50 (fig. 12) ; là lors d’un concours de coiffes en papier organisé par Le Matin et redessiné dans ses pages, qui promeut le savoir-faire de la mode française mais qui récompense surtout d’un prix spécial les créations mettant… « le mieux en valeur le titre du Matin »51 (fig. 13). Dans le cas des journaux éponymiques plus particulièrement, tout l’enjeu consiste à concilier l’imaginaire du médium et l’imaginaire du substrat allégorique ou littéraire. Variation sur un topos artistique, le procédé visuel du journal troué répond à cet impératif, en exacerbant et aplanissant tout à la fois la frontière sémiotique entre les deux univers de référence. Sur une caricature de Francis Magnard, successeur de Villemessant, le déchirement se combine aux motifs du déguisement en Figaro et de l’habillement en journal52 (fig. 14). Une autre charge montre Alexandre Dumas, vêtu en mousquetaire par référence au personnage de d’Artagnan, mais aussi à son journal Le Mousquetaire qu’il transperce de son mousquet53 (fig. 15). En 1882, une collection de chromos publicitaires pour les pastilles « Viala » (sic) fait avaler à ses destinataires les allégories journalistiques – toujours dans des décors d’idylle champêtre, et avec la plume ancestrale pour Figaro et Gils Blas – à côté de leur journal, parfois déchiré54 (fig. 16) ; et à l’orée du XXe siècle, des séries de cartes postales éditées par plusieurs établissements, dont la Société de photographie industrielle, exploitent en trompe-l’œil l’image du numéro traversé par les allégories qui les représentent, parmi lesquelles Le Figaro et le Figaro illustré, mais aussi Gil Blas et Le Mistral, avec la cigale du Midi en prime, cas il est vrai un peu différent en ce qu’il joue sur l’homophonie entre le nom du Félibre et la dénomination du vent provençal (fig. 17).

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Fig. 12 Carte postale, Paris, Croissant, non datée. Source : Patrick Eveno, Histoire de la presse française. Si l’on considère que les vers sont censés correspondre à ce qu’écrit la fillette, on en déduit une identification ambiguë de la fillette enchapeautée avec le journal, tantôt exprimée à la première personne (« mes numéros »), tantôt à la troisième (Vive le Figaro ! »)

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Fig. 13 Deux dessins représentant des chapeaux en papier journal soumis à un concours, extraits du Matin du 27 novembre 1927. Source : BnF / Gallica.

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Fig. 16 Planche chromolithographique de cartes promotionnelles pour les pastilles « Viala » (détails), Asnières, Imprimerie Alfred Clarey, 1882. Source : À la une. La presse de la gazette à Internet, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2012, p. 55.

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Fig. 17 Cartes postales, S. I. P. et Ruat, début du XXe siècle. Sources : Ebay / coll. part. On relève que, dans le cas du Figaro et du Gil Blas, la figure éponyme a cédé sa place à de jeunes femmes plus séduisantes à l’œil du lecteur, et en raccord avec une ligne éditoriale orientée vers le divertissement – jusqu’à une veine érotisante en ce qui concerne le Gil Blas.

21Que conclure de cette imagerie foisonnante ? En premier lieu qu’elle appelle une réaction à la fois optique et haptique du consommateur : le journal comme ses images sont faits pour être vus, manipulés, animés. On l’habite, on s’en habille, selon les règles d’une économie à la fois marchande et symbolique qui vise, par capillarité avec un patrimoine littéraire déjà familier de ces multiples prises en main, l’appropriation du journal.

22Ensuite, on l’a déjà évoqué, cette dissémination de l’image véhicule une représentation ambiguë de la temporalité, loin de la course au progrès que l’on assimile souvent à l’industrie médiatique. Le recours à des figures littéraires et, à travers elles, à une stéréotypie convenue, compassée voire enfantine, ouvre le refuge enchanteur du souvenir, surtout à une époque où la littérature patrimoniale enseignée dans les écoles devient progressivement un lieu de mémoire national : le feuilletage temporel collectif vient alors se superposer à une plus individuelle stratification mémorielle.

23Enfin, cette expérience quelque peu schizophrène du tempo périodique se généralise dans la dynamique sérielle de la culture médiatique, dans la mesure où plusieurs Figaro, plusieurs Gil Blas, plusieurs Arlequin ou Asmodée se sont succédé ou cohabitent. Mis en réseaux, tous ces titres activent souvent des « scénographies figurales » similaires, c’est-à-dire des « prêt-à-être figure », sur le modèle des scénographies auctoriales55, par exemple la laborieuse reconversion professionnelle des héros en journalistes, leur périple vers Paris, leur volonté d’être des redresseurs de tort au moyen qui d’une béquille, qui d’une batte, qui d’une lancette, etc. Or la systématisation et la standardisation largement conscientisée de ces figurations contribuent à une déréalisation des contenus journalistiques. Elles nient leur médiation propre, remplacée par une énonciation littérarisante (la plume contre la presse), ou au contraire l’exhibent, voire les deux en même temps, conflictuellement.

24Mais ce faisant, elles renforcent le sentiment que le discours médiatique dans son ensemble forme « une sorte de bulle autonome » dont le fonctionnement, s’il n’est pas directement fictionnel, a pu être décrit comme « analogue à celui de la fiction »56, dans la mesure où sa constitutive logique circulatoire le transforme en une chambre d’échos se suffisant à eux-mêmes. Par son recours à des scénographies figurales proprement fictives, la presse éponymique agit comme un révélateur de cette nature partiellement autotélique du discours de presse, parfois pour en déconstruire les mécanismes lorsqu’il s’agit de petits journaux satiriques, mais très souvent aussi pour accompagner la familiarisation du public avec le « rôle d’intermédiation » de la presse, voire le plaisir qu’il procure « par un rire latent et une bonne humeur en arrière-plan qui est le ton habituel de la communication médiatique »57.

25Il n’est pas insignifiant qu’un journal comme Le Figaro ait pu, certes sous l’impulsion de directeurs différents et de métempsychoses successives, passer d’un pôle à l’autre sur la base d’un même canevas imaginaire. Mais au-delà de ce cas, le ton badin de cette presse autocentrée fait ressortir son caractère inoffensif : « Ma plume, fine et acérée, est tenue trop délicatement pour salir jamais les doigts de celui qui écrit ou pour éclabousser le visage de celui que l’on esquisse »58, relativise ingénument Gil Blas en 1867. Les connotations de cette presse colorent donc d’un halo fictionnalisant l’esquisse – ou l’esquive – faite en son nom. Bien sûr, ce processus n’est pas l’apanage exclusif de l’iconicité. Il appert néanmoins que les couleurs trop vives des chromos, l’archaïsme ou le travestissement théâtral de costumes sur les gravures, bref le reflux visuel de l’ancien dans le moderne configure le regard du lecteur et participe à cette mise à distance du journal plaisamment enluminé par lui-même.