Colloques en ligne

Filip Kekus et Antoine Piantoni

Fantaisie et histoire littéraire

1La fantaisie figure au rang de ces nombreuses notions problématiques dont le xixe siècle a le secret et à travers lesquelles le débat littéraire et artistique de l’époque s’est construit. Étudier la fantaisie, c’est être face à une notion que l’on sait au cœur des préoccupations esthétiques de tout un siècle à partir du romantisme mais qui ne se laisse pas réduire à une formule unique convaincante, c’est être face à une évidence mais qui s’est jusqu’ici toujours refusée à être fixée par aucune étiquette.

2La notion, tant alors qu’aujourd’hui, exerce une réelle séduction et tout se passe comme si le terme de fantaisie, comme l’a dit Bernard Vouilloux, tenait « sa force d’imposition du flou qu’il autorise 1 ». La fantaisie, à l’évidence, doit une part de son durable succès au fait qu’il semble s’agir d’une notion fourre‑tout, capable de se prêter aux besoins de chacun, de se plier à toutes les contradictions. Tout en fascinant, elle égare tant elle est complaisante aux fantaisies de chacun. « En réalité, nous avons “une certaine idée” de la fantaisie 2 » comme l’ont écrit Jean‑Louis Cabanès et Jean‑Pierre Saïdah, la remarque vaut aussi bien pour nous que pour la période qui nous occupe. La notion est fuyante, glissante. On a très vite fait, en effet, tout en croyant en parler, de parler d’autre chose et inévitablement de générer des confusions parasites, car il y a le mot sans la chose et la chose sans le mot. Un rapide survol des catalogues de bibliothèques suffit à s’en persuader : combien d’ouvrages, titrés ou sous‑titrés « fantaisie » où la chose commence et s’arrête au seuil éditorial, dorment dans les poussières des fonds ?

3Les difficultés définitoires posées par le terme sont bien connues et sont même un lieu commun du discours sur la fantaisie auquel on se cantonne. Tantôt on conclut à « un je ne sais quoi » tel Alcide Dusolier en 1861 dans la Revue fantaisiste3, tantôt on cherche à en dessiner les contours par des arabesques aussi enthousiastes qu’approximatives. Mais que l’on soit dans le trop ou le trop peu, la définition en est tout autant intuitive et difficilement exploitable. Le terme, tel que le xixe siècle l’emploie, tant ses diverses et nombreuses acceptions sont surdéterminées, labiles et retorses, induit une fausse familiarité de notre part. Fantaisie convoie alors des harmoniques dont on peut se demander si elles ne seraient pas à jamais perdues à nos oreilles4. Que l’on considère ici le flottement qui entoure les dérivés adjectivaux de fantaisie durant la période romantique. Le seul et unique dérivé de fantaisie est alors fantastique, fantaisiste n’étant attesté à titre de néologisme qu’en 1843‑1845 par le Dictionnaire national de Bescherelle, dont le retard sur son temps est difficile à estimer, dans l’acception fort spécifique et assez péjorative d’« écrivain qui rédige les articles variétés dans les journaux » et, on s’en doute, en particulier les petits journaux. Nous retiendrons trois acceptions de fantastique. Il peut signifier « imaginaire » ou « chimérique » en vertu d’une acception vieillie de fantaisie au sens d’« imagination » ; évoquer le sens littéraire générique dans lequel il se spécialisera ; ou encore signifier ce que nous entendrions aujourd’hui par « fantaisiste ». On est ainsi tenté d’entendre dans Revue fantastique, le titre de l’éphémère chronique humoristique qu’Alfred de Musset tient dans Le Temps, journal des progrès au printemps 1831, l’épithète « fantastique » dans un sens proche de « fantaisiste ». L’évolution de « fantastique » est si rapide, grâce au succès des histoires de spectres et de fantômes, que la traduction du titre des Phantasiestücke d’Hoffmann par Contes fantastiques qui se fixera génériquement est ressentie dès 1836 comme impropre par Gautier dans un article de la Chronique de Paris où il écrit : « À vrai dire les contes d'Hoffmann devraient plutôt être appelés contes capricieux ou fantasques que contes fantastiques. […] La plupart des contes d'Hoffmann n'ont rien de fantastique5 ». L’autre hypothèse de travail qui a motivé l’organisation de cette journée d’étude figure en bonne place dans son titre : peut‑on parler de générations fantaisistes ? Existe‑t‑il un phénomène de succession qui autorise à distinguer une continuité ? Il nous faut pour cela, si ce n’est s’affranchir, du moins prendre de la distance avec la périodisation de l’histoire littéraire telle qu’elle est encore trop souvent faite6, pour réfléchir avec Henri Peyre à un mode différent qui nous permette de penser à nouveaux frais la notion de fantaisie et son devenir :

4Un « mouvement » littéraire, pour peu qu’il ait quelque durée, ne cesse de se transformer par l’afflux de couches d’hommes nouveaux qui repensent et appliquent à neuf les principes de leurs aînés. Un siècle est fait à son tour de vague successives, avec quelque reflux devant les îlots de résistance, puis une énergie nouvelle qui contourne ou franchit les obstacles, pousse plus loin la tâche accomplie par l’effort antérieur. L’histoire littéraire et l’histoire des idées, presque autant que l’histoire tout court, ont le tort d’exagérer démesurément tout ce qui change, souvent en surface, aux dépens de ce qui persiste, graduellement modifié par l’érosion des années sans qu’il y ait là événement, rupture, ou nouveauté susceptible de fournir un titre aux quotidiens ou un sous‑titre aux manuels7.

5Ces quelques remarques anticipent sur une autre aporie, et non des moindres, qui consiste à aller à la rencontre de la notion par les voies d’une fantaisie transhistorique, qui existerait dans le ciel des idées à côté du comique ou du tragique8, séduisante, évidemment, souvent stimulante, parfois féconde et dont on ne peut se déprendre tout à fait, mais qui ne peut aboutir qu’à des conclusions décevantes dès lors que l’on perd de vue la promotion de la notion au rang de dixième muse au cours du xixe siècle, qui ne saurait relever du hasard. Il y a bien peu à voir entre la fantaisie d’un Horace, d’un La Fontaine et celle d’un Hugo ou d’un Apollinaire. Rabattre la fantaisie en la diluant sur une tendance universelle de l’homme équivaut à oublier qu’elle participe des enjeux esthétiques qui sont au cœur de la « modernité » qui s’invente au xixe siècle à partir du romantisme. Bernard Vouilloux l’a nettement démontré. Le propre de la fantaisie est de revendiquer, à travers son caractère changeant, un abandon à l’imagination, le refus des règles, la liberté9 en art dans une perspective anti‑classique. La notion est extraordinairement propice aux appariements notionnels au xixe siècle et s’amalgame, ou peut s’amalgamer, avec des notions sœurs qui, en véritables bannières, ont en commun de polariser le débat esthétique et de constituer un front notionnel anti‑classique. Se revendiquer du grotesque, de la bohème, de l’excentricité ou du fumisme en ce sens, c’est peu ou prou se dire fantaisiste10. À la pointe des revendications esthétiques, véritable vecteur du renouvellement artistique, la fantaisie, ce « mot marqué, mot fétiche, [qui]rassemble ou divise11 », pour n’indiquer que quelques voies, remet en question l’ordre classique ou académique en perturbant à la suite du romantisme les hiérarchies entre les genres, entre les valeurs littéraires, et pose la question du beau ou encore du comique modernes. On aura reconnu les grands enjeux esthétiques qui ont travaillé la période en profondeur. Michel Brix suggère ainsi que la fantaisie peut être lue comme une ligne de partage originelle entre deux tendances du romantisme, l’un platonicien qui promeut le poète comme hiérophante, et l’autre égotiste et partisan de la singularité et de l’idiosyncrasie. D’un côté de cette fracture on trouverait Mme de Staël, Vigny, Lamartine ; de l’autre, Stendhal, Sainte‑Beuve ou encore Musset, Victor Hugo jouant le rôle du transfuge. Cette ligne de partage peut s’avérer très féconde pour certaines figures emblématiques comme celle, par exemple, de Musset. En effet, la nouveauté de l’œuvre mussétienne met en vedette la caractéristique juvénile de la fantaisie envisagée comme une pure expression de la liberté et de l’habileté. Mais, comme le démontre Sylvain Ledda, cette démarche se fait sous le sceau de la désinvolture et de l’autocritique, ce qui se traduit formellement par le goût du pastiche et de la parodie mais également par le refus de l’hiératisme des « grands systèmes » auxquels sont préférées les « petites formes » correspondant à cette posture. Ce positionnement rend malaisée la lisibilité de l’œuvre d’un Musset pour ses contemporains mais parasite également la transmission de l’héritage proprement fantaisiste entre les générations du milieu du xixe siècle.

6Malgré tout, en dépit de cet esprit général, la notion lance un défi à l’histoire littéraire par sa labilité, par les modulations qu’elle subit d’un auteur à un autre dans un temps parfois très court. Un exemple particulièrement marquant, celui du début des années 1850, illustrera ce fait. L’histoire littéraire a longtemps identifié la fantaisie, suite aux attaques dont elle a fait l’objet tant de la part de l’avant‑garde réaliste que de la critique classique et académique, à une esthétique artiste pré‑parnassienne enfermée dans le culte orgueilleux de la forme, en somme à la « valeur suprême de l’art pour l’art12 ». La réalité est bien plus complexe et nuancée. La fantaisie s’accommode certes bien d’une forme d’écriture artiste, mais elle est loin d’être incompatible avec l’héritage romantique ou le nouveau credo réaliste. On remarquera que réalistes et néo‑classiques cherchent à liquider l’héritage romantique que les partisans de la fantaisie avaient tenté de reprendre à leur manière à leur compte. Les arguments employés par la Revue des deux Mondes pour stigmatiser la fantaisie sont à peu de choses près les mêmes que ceux employés une génération auparavant contre le romantisme. C’est toujours le même matérialisme esthétique gratuit à ses yeux. L’histoire littéraire a ainsi été très influencée par l’important article d’Alfred Crampon, « Les Fantaisistes », daté du 1er novembre 185213, trop souvent pris au pied de la lettre. L’article est particulièrement hostile à Gautier et à ses suiveurs, la supposée « école fantaisiste ». Gautier, l’éternel homme au gilet rouge de la bataille d’Hernani, y devient fantaisiste pour le besoin de la polémique. La charge peut en partie s’expliquer par des raisons conjoncturelles (on sait Buloz, le directeur de la revue, en plein démêlés économico‑judiciaires avec Gautier) et n’empêche nullement Nerval, lui‑même à cheval entre romantisme et fantaisie pour un contemporain, de collaborer au prestigieux périodique.

7L’opposition entre réalisme et fantaisie ne tient pas davantage face à un examen plus précis. À lire un voyage fantaisiste ou une promenade humoristique du temps, on se rend vite compte que la fantaisie n’exclut pas, bien au contraire, un souci du réel manifesté par une constante attention aux petits faits vrais. On connaît le parcours de Champfleury, fantaisiste reconverti en théoricien du réalisme. Que l’on songe encore au cas de Flaubert ou des Goncourt, fort proches de la fantaisie à leurs débuts. Ainsi Flaubert, dans une lettre à Louise Colet datée du 6 ou 7 août 1846, se prétendait « avant tout l’homme de la fantaisie, du caprice, du décousu 14 », et signera tour à tour L’Éducation sentimentale et des fantaisies orientales comme La Tentation de Saint Antoine. La fantaisie, épousant la virtuosité de la ciselure du style artiste, n’en est pas moins compatible avec le souci du réel. Difficile de s’étonner en conséquence des malentendus qui ont entouré la notion ainsi que des difficultés rencontrées par l’histoire littéraire pour la prendre en compte.

8Ces quelques exemples indiquent combien la notion est plastique et combien son évolution au cours du temps peut apparaître difficile à cerner. Une des curiosités de la fantaisie, et sur laquelle nous sommes assez mal renseignés, réside dans son mystérieux mode de transmission ou de propagation, voire d’inoculation, d’une génération à l’autre. Si la notion est observable sur plus d’un siècle, c’est au prix d’une permanence modulée et capricieuse, entre flux et reflux. Tantôt elle polarise le débat littéraire et artistique, tantôt elle paraît s’effacer pour quasiment disparaître puis reparaître prestigieuse à nouveau, quitte à ce que ce soit sous d’autres noms – nous en faisons l’hypothèse – tour à tour dixième muse glorieuse et muse de pacotille. Dès lors qu’elle se transforme et s’hybride spontanément, quel territoire assigner à la fantaisie ? Peut‑elle se constituer en genre ou bien obéit‑elle à un partage générique qui la subsume ? C’est la question qu’aborde Marie Frisson dans sa communication qui envisage le prosimètre, mélange de vers et de prose, à la fois comme incarnation d’un certain type de fantaisie formelle et comme étrangeté pseudo‑biographique qui apporte un éclairage nouveau sur le fantaisiste qu’a été Nerval ou du moins l’image qu’il a souhaité faire circuler. Mais ce type de tentative a fait long feu et l’on peut à juste titre s’étonner du choix de Catulle Mendès de renouveler les arts et les lettres par la fantaisie dans la Revue fantaisiste, alors que la notion paraissait moribonde et progressivement abandonnée au divertissement bourgeois du second Empire15. On s’étonnera surtout de l’effacement du terme au sein de ces authentiques et éphémères générations fantaisistes d’avant‑garde qui se succèdent à folle allure à partir des années 1870, systématisant la bohème romantique, Vilains Bonhommes, Zutistes, Hirsutes, Jemenfoutistes, etc., où l’esprit de la fantaisie est si vif.

9Mais c’est alors, au moment où s’amorce la révolution des sept, pour reprendre l’expression de Pierre Olivier Walzer, au moment où pour un Mallarmé se déclare la crise de vers et où pour un Rimbaud il faut « se faire voyant », que la fantaisie connaît comme un déclin, un basculement dans la matière noire littéraire qui la confine à des genres mineurs et presque périphériques à la littérature. Daniel Grojnowski a ainsi pu écrire : « Les poètes au label “fantaisiste” sont des auteurs de fantaisie comme on le dit des produits d’imitation et des bijoux de deux sous, car ils sont attachés à remplir une fonction sans inquiéter leur public16. » Le fantaisiste devient un artiste de cabaret, un amuseur, catégorisation bien commode et qui permet de tenir à distance la notion, au moment où elle s’intègre difficilement dans l’idée de littérature façonnée par le symbolisme. Fin de règne, démonétisation, ces métaphores qui alimentent la réflexion sur la crise de la littérature à la fin du xixe siècle semblent s’accorder également avec un type de lecture doxique de la trajectoire de la fantaisie à la même période. Fin de règne car il paraîtrait qu’elle connut sa consécration plusieurs décennies auparavant ; démonétisation car elle réapparaît sous une forme dégradée ou contaminée par le fumisme, fantaisie de pacotille comme le démontre Caroline Crépiat, ou verroterie qui imite sans égaler ce qu’elle fut. La suggestion de Bernard Vouilloux qui veut que la fantaisie et le fantaisiste soient devenus le réceptacle de pratiques renvoyant à un art mineur se fonde d’une part sur un constat esthétique par l’exemple du cabaret et de la revue du Chat Noir, et d’autre part sur le destin linguistique du substantif fantaisiste qui, d’après lui, « vers la fin des années 1950 », a pris le sens d’« artiste de variétés se produisant dans un numéro comique17 ». La spécialisation des termes fantaisie et fantaisiste est née d’un amalgame reposant principalement sur une signification éthique : le sème d’originalité, d’irrégularité et d’excentricité a fait l’objet d’une épuration qui l’a transposé dans un dispositif axiologique au sein duquel la fantaisie subit une réduction de ses caractéristiques à la verve humoristique et, partant, une minoration. En d’autres termes, c’est là le stade le plus avancé de démonétisation qui débouche immédiatement sur la requalification en art mineur. La valeur supposée de la production littéraire de la fantaisie et des fantaisistes la confine finalement au domaine des paralittératures18. Cette sorte d’occultation conduit à des rapprochements parfois discutables entre poésie fantaisiste et chanson populaire ; ainsi, Lucienne Cantaloube‑Ferrieu évoque certains représentants de la chanson d’après‑guerre comme Jean Tranchant, Jean Nohain (fils de Franc‑Nohain) et Mireille en tirant leur univers vers la fantaisie : « Pour échapper à toute gravité, pour faire d’une réalité terne ou accablante une scène fantasque et amusante, ils ont la belle humeur, l’inconséquence inébranlable, la Fantaisie enfin19. » Elle répertorie des procédés comme la modestie des titres, la langue familière, les jeux de mots parfois peu fins, l’inventivité et la drôlerie verbale qui désamorcent le sérieux, en les considérant comme les stylèmes de la fantaisie20. Les parallèles avec Paul‑Jean Toulet et Tristan Derème peinent à convaincre totalement et n’ont d’intérêt que par le symptôme qui s’en dégage : l’assimilation d’un certain esprit de la fantaisie réduit à une bonne humeur récréative.

10C’est avec l’avènement, de courte durée, du groupe (ou de l’école, le débat perdure) des poètes fantaisistes du début du xxe siècle, qui font leur miel de la labilité de la fantaisie, que cette dernière semble connaître un regain durable : à une période où le manifeste est roi et la terminaison en -isme fait presque loi21, les fantaisistes arguent d’un refus de théorisation, de dogmatisme en matière de littérature. Dans le texte préface qu’il donne en mai 1913 au numéro des Facettes, revue d’un autre fantaisiste, Léon Vérane, consacré aux Indépendants et Fantaisistes, Tristan Derème caractérise ainsi leur dénominateur commun : « Faut‑il définir la fantaisie et avancer qu’elle est une manière de douce indépendance et parfois comme un air mélancolique que voile un sourire ambigu. » Il faut, au‑delà du goût du paradoxe, être sensible et attentif à ce goût de l’équilibre, de la mesure, qui se tourne résolument vers une position excentrique, latérale par rapports aux tendances poétiques de l’époque, qui rend malaisée une catégorisation stable. Celui qu’on s’est plu à nommer le « prince de la fantaisie », Tristan Derème, est peut‑être le poète dont l’œuvre en vers et en prose illustre le mieux la tentative de désamorcer cette aporie en brouillant les pistes : Amandine Cyprès explore très à propos les configurations discursives derémiennes qui mettent en jeu la stabilisation de la notion de fantaisie et sa légitimité opératoire. Car c’est dans ses dialogues que Derème, via différentes hypostases défendant autant de points de vue, tend à prouver que le décentrement à la base de la posture fantaisiste génère un espace propice à une réflexion poéticienne qui excède la seule esthétique, d’ailleurs problématique, du groupe fantaisiste. Il n’en demeure pas moins vrai que, dans une certaine mesure, pour ces poètes, le principe définitoire réside dans des généalogies de préférences qui disqualifient ou rendent inopérante une véritable construction notionnelle de la fantaisie. Et c’est à nouveau que l’on rencontre des discours critiques qui reproduisent ce flottement, cette indétermination jusqu’à identifier la fantaisie à la poésie, ce qui, avouons‑le ne nous avance guère. En 1913, à l’instigation des poètes fantaisistes, la revue des Marches de Provence consacrait une enquête à l’esprit et la fantaisie d’où ressortait qu’il n’y avait pas de consensus sur ce que ces termes pouvaient recouvrir. Dix ans plus tard, André Beaunier va jusqu’à déclarer : « Mais on peut, sans inconvénient, se réclamer, en poésie, de ce qu’on appelle fantaisie et qui n’est rien, ou qui est tout, qui n’est que la poésie même22. »

11Cependant, ce groupe, qui paraît n’avoir que très peu marqué l’histoire littéraire autrement que comme une curiosité Belle‑Epoque si l’on se réfère à certaines critiques adressées à sa figure tutélaire, Paul‑Jean Toulet, se représente lui‑même comme au confluent des deux grands courants du romantisme et du classicisme, et son indépendance renvoie alors à une centralité cachée, occultée. Robert de la Vaissière, lui‑même poète fantaisiste, est l’un des artisans de cette réconciliation ; dans son anthologie de la poésie du xxe siècle, parue dans l’entre‑deux‑guerres, voilà qu’il place le groupe des fantaisistes au centre de l’hémicycle poétique qu’il décrit : « Ici nous sommes entre classicisme et romantisme, une pudeur réfrène l’élan dionysien et lui impose aussitôt la forme, une pudeur contraire dépouille cette forme du pittoresque, la réduit à l’enveloppe la plus discrète, la plus ténue, la plus solide aussi23. » Il est assez significatif de constater qu’en près d’un siècle, la fantaisie s’est déplacée dans ce champ généré par ces grandes tendances qu’on appelle romantisme et classicisme, sans doute par visée promotionnelle, néanmoins on ne peut que relever cet effort de synthèse qui s’efforce de replacer la fantaisie au centre d’une certaine idée de la littérature. Et la fantaisie peut ainsi devenir une sorte de monnaie d’échange à mesure que les avant‑gardes modernes apparaissent, de sorte que, comme le montre Adrien Cavallaro, de nouvelles lignes généalogiques sont établies, à l’image de celle que construisent Aragon et Breton depuis Rimbaud en passant par Apollinaire : la disparate esthétique se mêle à la défiance éthique pour faire de la fantaisie ressuscitée une pierre de touche d’un nouvel ordre qui a peu à voir avec les préoccupation du groupe des années 1912.


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12Les différentes approches de cette journée d’étude qui s’est tenue le 18 mai 2012 dans le cadre des programmes du Centre de Recherche « Littérature française xixexxie siècles » (EA 4503) relaient cette problématique foisonnante. Plus encore, elles visent à compléter et élargir cette vision en démontrant que la fantaisie demeure cette vertu itinérante, passant d’un sens à un autre, d’un genre à un autre, d’une génération à une autre, sans que soit définitivement saisissable cette source qui assure sa pérennité. Lors d’une table ronde venue clore cette journée, Jean‑Louis Cabanès, Bernard Vouilloux et Daniel Grojnowski ont résumé les trouées et les perspectives ouvertes : il ne faudrait pas oublier que le propre de la fantaisie réside peut‑être dans ce principe difficilement formulable d’une décharge d’énergie dont la fugacité fait tout le prix. C’est ce caractère éphémère qui lui aura sans doute également causé tout le tort qu’on connaît.