Colloques en ligne

Pierre Michel

L’engagement éthique de l’intellectuel : le cas Octave Mirbeau

1Un demi-siècle avant Albert Camus, Octave Mirbeau (1848-1917) est la plus parfaite incarnation de l’intellectuel éthique, c’est-à-dire un personnage doté d’une certaine reconnaissance sociale et conscient, pour cela, des responsabilités sociales qui lui incombent. Son talent, sa notoriété, son entregent et son impact médiatique sont mis à profit pour servir des valeurs, sans qu’il soit pour autant ni un expert  prétendant apporter des solutions, ni un militant au service d’une cause politique, ni un politicien suspect d’ambitions personnelles : c’est bien l’éthique qui est mise au poste de commande, et non le politique. Individualiste farouche et irrécupérable, allergique à la langue de bois, à la forme partidaire et aux coteries, Mirbeau a toujours préservé jalousement sa liberté de parole : il était donc politiquement très incorrect, et sa lucidité impitoyable a fait de lui un « endehors », dont ses compagnons de route, anarchisants, socialisants, révolutionnaires ou radicaux, étaient parfois en droit de se méfier quelque peu, car il était rétif à toute discipline et ne disait pas forcément ce qu’ils avaient envie d’entendre. Engagé avec passion dans tous les grands combats esthétiques, politiques et sociaux de son temps, il n’en a pas moins préservé jalousement sa distance critique et son indépendance de jugement, au risque de devoir assumer des contradictions susceptibles d’être exploitées par ceux-là mêmes qu’il combattait et qu’il voulait réduire à leur « minimum de malfaisance », comme il le disait de l’État1. C’est cette dichotomie entre l’activiste et l’écrivain que je me propose d’analyser aujourd’hui.

L’éthique au poste de commande

2L’affaire Dreyfus et la façon dont Mirbeau s’est jeté dans la mêlée, mettant tout son génie de pamphlétaire et tout son entregent au service de la cause de la Vérité et la Justice, permettent de mieux comprendre comment il concevait la responsabilité de l’intellectuel en général et de l’écrivain en particulier. Pourtant, cet engagement dreyfusiste n’allait pas de soi pour un anarchiste convaincu tel que lui : en effet, Dreyfus était un officier, un « galonnard » comme disaient les anarchistes, dont on pouvait imaginer qu’il n’eût pas hésité à faire tirer sur des grévistes, comme à Fourmies le 1er mai 1891, si on lui en avait donné l’ordre ; Dreyfus était un riche bourgeois, et il n’était pas évident, pour le défenseur des démunis et des sans-voix, de se battre pour un privilégié qui ne partageait probablement pas du tout ses valeurs ; enfin Dreyfus était juif et, à cette époque, à gauche et à l’extrême gauche, chez les anarchistes et les socialistes, on identifiait encore bien souvent Juifs et oligarchie, et l’antisémitisme pouvait passer pour une forme d’opposition au capitalisme et au règne de l’argent. Bref, pour s’engager en faveur du capitaine Dreyfus et risquer son emploi, sa liberté, voire sa vie, il fallait passer par-dessus son appartenance de caste, de classe et de “race” et ne voir en lui qu’un homme victime d’une très grave injustice, produit de forfaitures diverses, et qu’il convenait donc impérativement de défendre pour des raisons éthiques fondamentales : la défense de la Vérité, contre tous les mensonges de la propagande gouvernementale, de la presse, de l’Église catholique et de l’armée ; et l’aspiration à la Justice, contre tous les crimes et toutes les oppressions dont sont victimes, non seulement Alfred Dreyfus, mais aussi des millions d’innocents à travers le monde. Certes, pour un athée et un matérialiste radical tel que Mirbeau, ces notions de Vérité et de Justice ne sauraient être considérées comme des absolus, en dépit des majuscules dont les adornent les dreyfusistes ; mais, à défaut de cerner précisément ces valeurs, qui constituent un idéal plutôt qu’une réalité tangible, il est du moins possible de savoir avec certitude où résident le mensonge et l’injustice, pour peu que l’on possède un minimum d’esprit critique et de sensibilité.

3Ce sont précisément ceux qu’on appelle alors « les intellectuels » qui sont, de par leur formation, leur culture et leur fonction sociale, les mieux armés pour faire le départ entre le vrai et le faux, entre le juste et l’injustifiable, et à entretenir des doutes raisonnés et argumentés face au déferlement de la propagande des anti-dreyfusards archi-majoritaires, qui bénéficient de multiples moyens de pression et de conditionnement. De par leurs professions, ils sont supposés capables, mieux que d’autres, de défendre le patrimoine de l’humanité, auquel ils apportent leur contribution, fût-elle des plus modestes, face au déferlement de barbarie qui se profile à l’horizon à la faveur de l’Affaire. C’est pourquoi, en août 1898, dans les colonnes de L’Aurore, Mirbeau leur lance un vibrant appel  à s’engager à leur tour contre « les hordes barbares » et « les mercenaires du crime » :

Est-ce que de tous les points de la France, professeurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité, ne vont pas, enfin, libérer leur âme du poids affreux qui l'opprime ?... Devant ces défis quotidiens portés à leur génie, à leur humanité, à leur esprit de justice, à leur courage, ne vont-ils pas, enfin, comprendre qu'ils ont un grand devoir... celui de défendre le patrimoine d'idées, de science, de découvertes glorieuses, de beauté, dont ils ont enrichi le pays, dont ils ont la garde2 ?…

4La formule « en qui est la vérité » ne manque pas de surprendre sous la plume d’un sceptique tel que Mirbeau, bien convaincu que la vérité est inaccessible à la frêle raison humaine. Mais, en l’occurrence, il n’est évidemment pas question d’une vérité supposée absolue, qui, dans la pratique, s’éloigne au fur et à mesure qu’on croit s’en être approché, mais du sentiment vague que n’importe quel être doté d’un tant soit peu de jugeote est alors susceptible d’éprouver : la très nette impression que les gouvernements successifs, le haut état-major et la presse vénale cachent des forfaitures pour tenter d’étouffer le scandale qui menace. En flattant les intellectuels, au sens sociologique du terme, et en leur prêtant des préoccupations éthiques et esthétiques qu’ils n’ont certes pas tous, Mirbeau tâche à les inciter à se montrer dignes des responsabilités sociales qui leur incombent. Il ne se fait évidemment aucune illusion sur la majorité d’entre eux, car il n’a que mépris pour la plupart des gens de lettres et des journalistes et se méfie des professeurs, qu’il accuse d’enduire leurs élèves de « préjugés corrosifs », aussi bien que des savants, susceptibles de détruire le monde par les applications irresponsables de certaines de leurs découvertes. Mais il n’est pas interdit de penser qu’un certain nombre d’entre eux, à commencer par ceux qui, lisant L’Aurore, se posent déjà des questions et sont ébranlés dans la confiance presque aveugle accordée naguère aux institutions sacralisées, iront au-delà de la simple lecture critique des événements et s’engageront dans la bataille : en signant et en faisant signer des pétitions, en participant à des réunions publiques, bref en défendant, à leurs risques et périls (opprobre social, perte de leur emploi, amendes, exil, emprisonnement), le droit à la vérité contre les institutions dont ils dépendent. Cet appel aux intellectuels vise à ébranler l’opinion publique dans l’espoir qu’elle puisse peser effectivement sur les décisions prises par les gouvernants.

5Néanmoins, ce n’est pas dans son acception sociologique qu’il convient d’entendre le terme d’« intellectuel » si on veut l’appliquer à un écrivain engagé tel que Mirbeau. On sait que c’est au cours de l’affaire Dreyfus qu’est apparu ce terme d’« intellectuel », employé dans un sens nouveau, pour désigner des écrivains, artistes, universitaires, historiens, journalistes et savants intervenant, sans y être invités, dans les affaires publiques. Au départ, il a été utilisé en mauvaise part par les anti-dreyfusards, tels que Ferdinand Brunetière ou Maurice Barrès, pour discréditer les plus célèbres des dreyfusards, notamment Zola et Mirbeau, coupables à leurs yeux de se mêler de choses auxquelles ils n’entendaient rien : les questions militaires et les affaires d’espionnage. Mais le mot « intellectuel » a très vite acquis une connotation positive pour désigner ceux qui interviennent sur la scène publique afin de défendre une cause juste, en jetant dans la balance le poids de leur notoriété et en acceptant de prendre des risques, dans la mesure où, ce faisant, ils se heurtent forcément au pouvoir en place, qui considère toujours comme potentiellement dangereuse leur autonomie intellectuelle. Même si ces intellectuels sont bien des travailleurs de l’intelligence, par opposition aux travailleurs manuels, ce n’est évidemment pas cette caractéristique qui suffit à les distinguer : la majorité de ceux qui, à l’époque, avaient une profession intellectuelle ne sont pas pour autant devenus des intellectuels au sens nouveau du terme : soit parce qu’ils se sont prudemment abstenus d’intervenir dans l’Affaire, soit parce qu’ils ont fait chorus avec le gouvernement et avec l’armée, qu’ils ont confortés de leur autorité au lieu de s’y confronter. Au contraire, l’intellectuel dreyfusard s’est mis au service des deux valeurs cardinales que sont la Vérité et la Justice. La responsabilité de l’intellectuel ainsi définie est d’autant plus lourde s’il est célèbre et si ses interventions dans le champ médiatique sont effectivement susceptibles d’agir sur l’opinion publique et de faire ainsi avancer la cause qu’il entend servir.

6 Octave Mirbeau a fait partie de ces intellectuels éminents, qui se sont engagés parce que ne pas prendre position, c’eût été devenir complice des forfaitures de l’état-major et des gouvernements successifs, c’eût été être co-responsable d’une injustice doublée d’une infamie. Mais son engagement se distingue de celui des experts, tels que les épigraphistes ou les historiens, qui ont mis leur savoir en œuvre pour prouver l’innocence de Dreyfus, et de celui des professionnels de la politiques, tels que Georges Clemenceau, Joseph Reinach ou Jean Jaurès, qui ont aussi, derrière la tête, des objectifs politiques : Mirbeau n’est ni un expert, ni un politicien, il n’a aucune compétence particulière qui justifie son intervention, il ne cherche nullement à accéder ou à participer au pouvoir et il ne saurait être suspect d’ambitions personnelles. À la différence des dreyfusistes engagés en politique,  il n’a jamais vu en Alfred Dreyfus un simple prétexte à agitation, dans l’attente du « grand soir » ou de l’arrivée au pouvoir de la gauche socialiste : pour lui, c’est seulement un homme victime d’une terrible injustice et qui a fait front avec une dignité et un courage exemplaires. Certes, comme d’autres anarchistes, il a vu dans l’Affaire une bonne occasion pour démasquer publiquement les forces d’oppression et démystifier efficacement les « mauvais bergers3 »de toute obédience, et il s’est comporté en citoyen inquiet face aux menaces de césarisme ou de pré-fascisme à la française. Mais les préoccupations politiques, chez lui, sont secondaires : il a réagi d’abord en homme doté d’une conscience, et sa priorité est d’ordre éthique.

7À cet égard, l’affaire Dreyfus ne constitue aucunement une rupture pour lui, depuis le grand tournant de 1884-1885, quand, au terme d’une longue crise morale, il a décidé d’entamer sa rédemption par le verbe et de mettre dorénavant sa plume au service de ses propres valeurs, éthiques et esthétiques, après avoir dû la vendre à des employeurs successifs pendant une douzaine d’années. Car, dès lors, chaque fois que ses exigences de justice ont été blessées, il s’est toujours indigné et s’est battu avec la seule arme dont il dispose, les mots,contre tous les maux qui le révoltent. C’est pour cela qu’il est peut-être celui qui incarne le mieux “l’intellectuel” engagé pour une cause éthique, tel qu’il se définit alors.

8Cette cause éthique n’a rien à voir avec ce que l’on entend d’ordinaire par « morale ». Certes, la distinction entre éthique et morale n’est pas toujours évidente, car toutes deux se réclament de valeurs et prétendent les mettre au poste de commande. Mais ce ne sont visiblement pas les mêmes ! D’un côté, la Loi, l’Ordre, la Tradition, la Hiérarchie, la Discipline, l’Obéissance, la Famille, la Patrie, la Religion, le Sacrifice. De l’autre, la Liberté, la Solidarité, la Justice, l’Égalité, le Progrès social, le Bonheur, l’Individu. Aux valeurs imposées d’en haut par la morale, qui confortent l’ordre en place, et qui sont par conséquent relatives aux cultures et aux régimes politiques, l’éthique oppose les exigences venues d’en bas, qui sont avant tout des impératifs que s’imposent les individus, mais qui sont universalisables, puisqu’elles visent l’épanouissement de tous les hommes, sans distinction de “race”, de classe ou de culture. Par exemple, la Vérité et la Justice chères aux dreyfusards, ou la Beauté, au nom de laquelle Mirbeau mène ses combats esthétiques. Il n’a que répugnance pour ce que l’on a l’habitude d’appeler « morale » : d’une part, il n’y voit qu’une pure hypocrisie, comme il l’illustre d’abondance dans Le Journal d’une femme de chambre ; et, d’autre part, elle représente à ses yeux une menace permanente pour la liberté de penser et d’écrire, comme Baudelaire et Flaubert, entre beaucoup d’autres, en ont fait l’amère expérience. En fait, cette prétendue « morale » est un des instruments de domination dont dispose la classe dirigeante. Servant à camoufler toutes les turpitudes imaginables des nantis, elle ne vise qu’à légitimer et faire accepter par le bon peuple un ordre social qui est en réalité profondément immoral à ses yeux, puisqu’il repose sur l’oppression et l’exploitation du plus grand nombre : terriblement injuste, il ne peut donc que susciter des révoltes. Ajoutons encore que, bien loin de favoriser l’épanouissement des individus, la morale qui leur est imposée, dans le cadre de la sainte trinité de la famille, de l’école et de l’Église, est, selon le libertaire Mirbeau, une entreprise de crétinisation et d’infantilisation et une source de frustrations, voire de mutilations : bien évidemment, son engagement éthique est totalement incompatible avec cette pseudo-morale compressive4.

Mission et limites de la littérature

9Depuis 1877, Mirbeau a fixé à la littérature, ainsi qu’au journalisme, un objectif de désaveuglement des « aveugles volontaires ». Mais sa révolte contre une société bourgeoise oppressive et aliénante se heurte à bien des obstacles. Il fait en effet un triple constat d’une décourageante lucidité pour qui rêve de chambardement culturel : ce qu’il est convenu d’appeler “éducation” n’est en réalité, le plus souvent, qu’un abrutissant bourrage de crânes qui anéantit les potentialités de la plupart des futurs adultes5 ; les media de son temps – grande presse, théâtre de boulevard, opérettes, cafés-concerts, romans à succès, publicité –, poursuivent le travail de laminage des cerveaux et sont un nouvel « opium du peuple » destiné à inhiber réflexion personnelle et esprit critique ; et la majorité des privilégiés qui lisent ou qui vont au spectacle sont aveuglés par une masse de préjugés « corrosifs » et par une indéracinable bonne conscience indispensable à leur confort moral et à leurs bonnes digestions. Mais force est alors de se demander si, dans ces conditions socioculturelles, un progrès moral et social est envisageable, fût-ce dans un avenir lointain, et si la littérature peut réellement y contribuer.

10Pour Mirbeau, la priorité est d’éveiller le doute et de susciter le questionnement chez les lecteurs, le plus souvent amorphes et conditionnés, de leur apprendre à voir avec leurs propres yeux, et non à travers les couches superposées d’idées toutes faites, de leur faire apparaître les choses sous un jour neuf, à travers le filtre du tempérament spécifique de l’écrivain. Aussi bien, dans sa production  littéraire et journalistique, met-il en œuvre une esthétique de la révélation et une pédagogie de choc. À terme, l’idéal, évidemment inaccessible, serait de transformer peu à peu des consommateurs passifs de produits culturels destinés à un public abêti, en citoyens lucides, aptes à jeter sur les êtres et les choses un regard nouveau et à se comporter en conséquence. Pour cela, il faut les obliger à « regarder Méduse en face ».

11 Mais cet objectif émancipateur qu’il assigne à la littérature, aussi bien qu’au journalisme de ses rêves, n’est concevable qu’à la condition expresse que l’écrivain ne soit pas un vulgaire fabricant de marchandises calibrées en fonction d’un public préalablement crétinisé, mais se comporte en véritable artiste créateur. C’est-à-dire un individu doté d’une forte personnalité, qui lui a permis de préserver un tant soit peu son regard d’enfant : soit en résistant, dans sa jeunesse, aux forces de l’éducastration ; soit en s’en libérant, dans sa maturité, grâce à une ascèse douloureuse, au terme de laquelle « il voit, découvre, comprend, dans l’infini frémissement de la vie, des choses que les autres ne verront, ne découvriront, ne comprendront jamais6». Ainsi, selon Mirbeau, toute œuvre d’art possède, par le fait même, une vertu pédagogique et participe d’une mission libératrice, qu’elle est paradoxalement mieux à même de mener à bien que l’action politique stricto sensu, dont il n’a jamais cessé de se méfier7 :

Aujourd’hui l’action doit se réfugier dans le livre – écrit-il en 1895. C’est dans le livre seul que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. […] Les idées demeurent et pullulent : semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement8.

12 Ce souci d’« affranchissement » intellectuel ne signifie nullement pour autant que Mirbeau soit exclusivement attaché à une “littérature engagée”, au sens où on l’entend d’ordinaire, ni a fortiori à une littérature didactique, c’est-à-dire qui se propose explicitement d’obtenir des modifications législatives ou de faire passer dans l’opinion publique, manipulable à souhait, quelques idées simples et fortes. À plus forte raison la bonne littérature n’a-t-elle rien à voir avec les œuvres à thèse, qui foisonnent à l’époque, notamment sur les scènes parisiennes où prêche « l’honnête Brieux », car la littérature propagandiste, loin d’ouvrir les esprits, les enferme au contraire dans les a priori idéologiques des thèses préétablies, et contribue du même coup à rétrécir l’horizon intellectuel des lecteurs ou des spectateurs : l’intention moralisatrice ou édifiante mutile inévitablement la vie, afin d’en ramener l’infinie complexité dans le lit de Procuste de la thèse à propager. L’individualisme farouche de notre libertaire9, politiquement et littérairement incorrect10, lui interdit de surcroît de s’enrôler sous quelque bannière que ce soit, fût-elle “socialiste” ou “anarchiste”. Et il a beaucoup trop conscience des contradictions qui sont à l’œuvre dans les choses elles-mêmes en général, et dans les êtres humains en particulier, et qui constituent le moteur de l’évolution universelle aussi bien que de celle de chaque individu, pour apprécier les visions réductrices et mensongères que tentent d’imposer les auteurs d’œuvres à thèse : avec les meilleures intentions du monde, ils ne peuvent produire, selon la formule de Gide, que de la « mauvaise littérature » : « Le fait de créer des êtres vivants a seul une portée sociale, tandis que le prêche, au roman ou à la scène, laisse indifférents spectateurs et lecteurs11 ».

13 Loin donc de toute velléité de propagande, l’œuvre littéraire qui a les faveurs de Mirbeau est celle qui, indépendamment des intentions affichées par l’auteur12, ouvre sur le monde le plus d’aperçus et contribue du même coup à éduquer les lecteurs. À l’extrême, des œuvres conçues avec des arrière-pensées politiquement réactionnaires, telles que La Comédie humaine de Balzac, et des romanciers aussi peu suspects d’extrémisme que Flaubert, Goncourt ou Dostoïevski, peuvent néanmoins participer, volens nolens, à une véritable révolution des regards et des consciences. C’est cela seul qui doit nous importer.

14 Ce refus du didactisme et de la propagande chez un écrivain engagé a pour conséquence, dans toute son œuvre littéraire, le choix de l’ambiguïté13, dont des romans fin-de-siècle tels que Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900), écrits ou remaniés au cours de l’affaire Dreyfus, nous fournissent des illustrations intéressantes. Tous deux baignent dans un pessimisme noir, qui tranche avec l’optimisme obligé dont témoignent certaines des chroniques fournies à L’Aurore quelques mois plus tôt14, quand il s’agissait de mobiliser les bonnes volontés, tant celle des prolétaires (dans « À un prolétaire », 8 août 1898), que celle des intellectuels (dans « Trop tard », 2 août 1898), et de les empêcher de sombrer dans le défaitisme et la résignation, comme le suggèrent des titres tels que « L’Expiation en marche » (3 juin 1899) ou « Vers la Guyane » (13 juillet 1899), ou encore un incipit tel que « Nous touchons enfin au dénouement du drame » (« Vainqueur de son ombre », 24 octobre 1898). Quand Mirbeau romancier s’empare de la plume de Mirbeau journaliste, il ne se comporte plus en homme d’action soucieux des répercussions immédiates de ses écrits et en quête d’une efficacité maximale : il est désormais un écrivain de plein droit, avant tout désireux de faire découvrir à des « âmes naïves » sa propre perception des hommes et de la société, non pas pour leur imposer ses propres conclusions, mais dans le vague espoir que certains seront choqués dans leurs exigences de rationalité et de justice et, par conséquent, incités à se poser des questions et à remettre en cause des institutions abusivement sacralisées et des valeurs en toc portées au pinacle.

15Mais préserver l’ambiguïté de l’œuvre n’est pas dépourvu de risques. C’est ainsi que, dans Le Jardin des supplices, Mirbeau met en lumière l’infrangible « loi du meurtre » qui règne au sein de la nature et que les sociétés prétendument civilisées ne font guère que canaliser, comme l’affaire Dreyfus vient de l’illustrer15, sans se préoccuper de savoir si certains lecteurs, influencés par les propos de savants darwiniens mis en scène dans le « Frontispice » du roman, n’en concluront pas que le meurtre est, non seulement toléré, mais en parfaite conformité avec les lois naturelles et sociales qui régissent les hommes, et par conséquent moralement indifférent. Quant au Journal d’une femme de chambre, il dresse un tel tableau de la nauséeuse décomposition morale des classes dominantes, sans laisser luire le moindre espoir du côté des dominés et des exploités que sont les domestiques, que ce sombre état des lieux, bien loin de mobiliser les énergies, risque fort au contraire, de les décourager. Ajoutons que la lucide soubrette Célestine qui, dans bien des passages de son journal, donne l’impression d’être la porte-parole du romancier, finit par épouser l’antisémite Joseph, en qui elle est persuadée de voir un violeur et un assassin d’enfant et qu’elle est cependant prête à suivre « jusqu’au crime » – ce sont les derniers mots du roman –, ce qui n’incite guère à l’optimisme : le vol et le crime seraient-ils le seul ascenseur social des opprimés ?

16 Convient-il pour autant d’en conclure que l’écrivain engagé, définitivement écœuré par la triste humanité, est en train de se “dégager” et de se résigner ? Évidemment non ! Certes, il laisse ses lecteurs libres d’interpréter à leur guise des œuvres volontairement ambiguës, au risque de produire sur eux des effets non désirés. Mais, comme le sera l’absurde pour Albert Camus16, la nausée qu’il inspire ne doit être qu’un passage obligé vers la quête de vraies valeurs, dont il fait cruellement sentir l’absence, et le désespoir suscité par son impitoyable lucidité ne doit être qu’un premier pas vers ce que Comte-Sponville appelle « la béatitude17 », c’est-à-dire une sagesse matérialiste conséquente, libérée de toutes les illusions religieuses, idéalistes ou spiritualistes inculquées à l’enfant afin que l’adulte en porte à jamais ce que Mirbeau nomme « l’empreinte18 ». Certes, le romancier n'a qu'une idée fort approximative de ce qu'il souhaiterait mettre à la place de l’horrifique réalité humaine et sociale qu’il dépeint sous les couleurs les plus noires.  Mais il n'en poursuit pas moins sa quête d’un mieux et son ascension vers plus de lumière et plus de justice, sans se faire pour autant la moindre illusion, et en se gardant comme de la peste de dessiner les contours de la cité idéale. Réaliste, il est bien forcé de reconnaître, dans la réalité de la vie, le primat de la nature (la loi du meurtre), de l'exploitation économique (le capitalisme) et de l'oppression sociale (la servitude). Mais cela ne l'empêche pas, pour reprendre la distinction établie par Comte-Sponville, de proclamer en même temps la primauté, dans l'action politique comme dans la création littéraire, de trois facteurs fondamentaux : la culture, qui seule permet d'envisager l'émancipation du genre humain ; le progrès social, résultat de combats de longue haleine ; et la liberté individuelle, sans laquelle n'existent que de « croupissantes larves19 » ou des troupeaux de moutons conduits aux abattoirs... ou aux urnes20.

17* * *

18Bien qu’indéniablement progressiste et révolté, Mirbeau, prototype de l’intellectuel engagé, a préservé sa distance critique.  Refusant toute utopie, il s’est battu, sans dogmes et sans prophétisme, pour les droits de toutes les victimes, sans pour autant les présenter comme des modèles, et contre toutes les formes d'oppression, sans faire croire qu'elles s'évanouiront comme par enchantement au lendemain du grand soir. C'est seulement en regardant les choses en face que, si décourageantes qu’elles apparaissent, on peut envisager, petit à petit, de les transformer. La littérature peut nous y aider : elle est donc un outil à coup sûr précieux. Mais elle ne constitue ni un absolu, ni un refuge, et elle ne saurait à elle seule transformer les sociétés et améliorer l’humanité : face aux mots, les maux ont encore de beaux jours devant eux...