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Eugène Montfort (sous la direction de), Vingt-cinq ans de littérature française, tableau de la vie littéraire de 1895 à 1920, Librairie de France, s.d. (1924-1927?)

Ce volumineux ouvrage collectif est une émanation de la revue Les Marges, dirigée par Eugène Montfort qui en fut l'unique rédacteur entre 1903 et 1908 et qui, comme le rappelle Patrick Fréchet, «fut le premier directeur de la NRf – juste le temps de se brouiller avec André Gide»[i]. Les auteurs sont des habitués du sommaire de cette revue qui, en 1911, avait fondé la Ligue des Amis du latin et lancé l'enquête sur le latin visant à prouver la «crise du français», consécutive aux différentes réformes de l'enseignement (voir 1902-1914, la première guerre des humanités modernes). Ces Vingt-cinq ans de littérature française réunissent en deux forts volumes in-quarto (près de 400 pages chacun), d'édition luxueuse et richement illustrés, 24 livraisons publiées semble-t-il entre 1924 et 1927 et font le bilan de cette période qui court de «la fin du symbolisme», «jusqu'à 1920, c'est-à-dire jusqu'à la date où un esprit nouveau se fait jour en littérature, où commence l'ère de l'après-guerre» (avertissement de Montfort, t. I, p. 1).

Cet ouvrage présente une double originalité. Tout d'abord, il prétend concilier deux projets: il s'agit de donner une histoire de la littérature contemporaine rigoureusement établie, qui respecte toutes les exigences du discours savant: «histoire documentée, qui renvoie aux textes, qui donne ses références, qui cite les sources», selon les mots de Montfort dans son avertissement. Dans le même temps - et paradoxalement -, cette histoire se veut une histoire de première main; les contributeurs sont, sinon des écrivains, en tout cas des habitués des salons littéraires, souvent chroniqueurs attitrés pour Les Marges mais aussi pour des revues plus généralistes et plus «grand public». Les différents auteurs sollicités, écrit Montfort, sont des «connaisseurs spécialisés», des «collaborateurs possédant personnellement, directement – et non pas de seconde main – le sujet qu'ils avaient à traiter». De là, conformément au titre, une insistance toute particulière sur la «vie littéraire», celle des salons et des revues, la «littérature française» dont il est question apparaissant moins comme un ensemble de textes que comme un «milieu», un espace social et culturel déterminé par les rivalités entre «chapelles littéraires», selon l'expression que l'ouvrage de Pierre Lasserre avait mise au goût du jour[ii]. Cette conception de la littérature centrée moins sur les œuvres que sur l'activité du monde où elles sont conçues apparaissait déjà dans la revue Les Marges, où, en sus des rubriques traditionnelles consacrées à la poésie, au théâtre et au roman, on trouvait les rubriques intitulées «Les Revues», «Les Académies», «Littérature et gastronomie», «Gens de lettres et environs», «Bibliophilie», etc. ainsi surtout que les contributions de Fernand Divoire regroupées sous le titre «stratégies littéraires»[iii]. On trouve donc dans ces Vingt-cinq ans de littérature française quantités d'informations factuelles, mais aussi une sorte de «sociologie sauvage» du champ littéraire, produite délibérément depuis ce champ lui-même, avec d'évidents partis pris mais aussi une évidente jubilation dans le jeu de miroirs ainsi déployé, tout particulièrement dans les deux chapitres consacrés aux «chapelles littéraires» et aux «revues», signés Philoxène Bisson, un des pseudonymes de Montfort[iv]. Comme chez Thibaudet, la notion de «génération littéraire» joue un rôle-clé et apparaît comme l'instrument le plus aisément mobilisable par les acteurs eux-mêmes pour découper, décrire et analyser la production contemporaine.

Car telle est la seconde originalité de cet ouvrage: il s'agit bien d'une histoire militante, entreprise par l'une de ces «chapelles littéraires» recensées dans le deuxième tome. Même s'il y a des nuances d'une contribution à l'autre, l'ensemble peut se lire comme une tentative réactionnaire de réécriture de l'histoire et de reconfiguration du champ depuis un de ses pôles qui, rétrospectivement, apparaît comme un des perdants de l'histoire.Comme souvent, l'affectation de modération (Les Marges prétendait se tenir «à égale distance des snobismes d'avant-garde et des poncifs d'arrière-garde») masque la crispation d'une «chapelle» qui pressent que la littérature, à présent, se joue ailleurs. De là, de fréquentes professions de foi élitistes, regrettant en particulier l'ouverture excessive de la littérature à une jeunesse qui n'y est pas préparée: «le goût d'écrire s'est répandu excessivement, […] il s'est démocratisé, vulgarisé», déplore Montfort - Bisson. Or «l'obscurité, les idées fuyantes, les sophismes: voilà qui exerce une forte séduction sur tous les jeunes gens sans expérience dont la critique n'est pas sûre». En témoigne en particulier le succès fait à Gide:

«M. Gide qui professe le goût du vice, l'amour du mal, le culte du mensonge, et qui offre un exemple d'inversion mentale caractérisé, devait plaire aux jeunes écrivains non formés encore» (t. II, p. 223).

Les pages consacrées à la poésie par Paul Aeschiman s'élèvent contre Mallarmé et les symbolistes qui suppriment les développements explicatifs et prétendent susciter «l'état lyrique» en «brûlant les étapes» et en se débarrassant des entraves du discours: «un tel idéal faisait bon marché du sens commun et de la "claire raison" si prisés en France» (t. I, p. 5). Le chapitre s'achève sur une critique des «dadaïstes enragés», mais veut faire preuve d'une certaine ouverture d'esprit: «Qu'ils aient exagéré, cela n'est pas douteux. Mais aujourd'hui pour se faire entendre, il faut crier très fort […]: nous attendons.» Dans l'étude qu'il consacre aux écoles littéraires, Maurice Le Blond ne fait pas preuve, quant à lui, de la même indulgence:

«Puisque Dada préconise de tout oublier, il recrutera finalement des fidèles parmi des gens qui trouvent beaucoup plus simple de ne rien savoir. Enfin, balayer, nettoyer, démoraliser, propager le dégoût de la littérature, est une entreprise de fanatisme facile, à la portée d'une jeunesse paresseuse et ignorante "qui porte ce signe assez effrayant de ne se connaître aucun objet de culte dans le passé" (Pierre Lasserre, L'Opinion, 27 mai 1922)» (t. II p. 214)

C'est d'ailleurs Pierre Lasserre, l'auteur du Romantisme français (1907) et des Chapelles littéraires (1920), qui se charge de l'étude de la philosophie[v]. On y retrouve l'essentiel des thèses professées dans La Doctrine officielle de l'université (1912), l'éloge de Bergson et les critiques de la sociologie, discipline portée par d'«honnêtes radicaux universitaires […] desséchés»; à nouveau, l'antisémitisme motive les attaques contre Durkheim, «fils d'un rabbin, [qui] porte en lui l'âme des prophètes» et l'éloge en retour du «brillant et fertile Gabriel Tarde» (t. I, p. 123-126)[vi]. Le chapitre consacré à «L'évolution de la langue et du style», par Pierre Lièvre, est sans doute celui où la déploration de la décadence est la plus explicite, même si ce dernier prétend trouver un réconfort final dans la «reviviscence du style traditionnel». Et Pierre Lièvre de citer les noms de Maurras, Vaudoyer, Abel Hermant, Léautaud et surtout Anatole France, symbole de «la constance du meilleur langage», quand «de part et d'autre de lui le mauvais style a oscillé du pire goncourisme aux excès d'un mallarmisme inacceptable» (t. I, p. 373)

On trouvera ci-après la liste des différentes contributions et de leur auteurs respectifs.

Tome 1:

- La poésie, par Paul Aeschiman

- Bibliographie de la poésie, par Jean Bonnerot

- La philosophie, par Pierre Lasserre

- Le théâtre, par Claude Berton

- Bibliographie théâtrale, par Jean Bonnerot

- Les essayistes, par Michel Puy

- La critique des journaux et des revues, par Jules Bertaut

- Le roman, par Eugène Montfort

- Bibliographie du roman, par Pierre Leguay

- L'évolution de la langue et du style, par Pierre Lièvre

Tome 2:

- L'académie française, par Maxime Revon et pierre Billotey

- L'Académie Goncourt, par Léon Deffoux

- La littérature féminine, par Henriette Charasson

- La littérature française à l'étranger

- Les écrivains morts à la guerre, par Edmond Pilon

- Les salons littéraires, par Maxime Revon et Pierre Billotey

- Les cafés littéraires, par André Billy

- Les écoles littéraires, par Maurice Le Blond

- Les chapelles littéraires, par Philoxène Bisson

- Types curieux et pittoresques: Guillaume Apollinaire, Christian Beck, Henri Degron, Max Jacob, Alfred Jarry, Ernest la Jeunesse, Paul Léautaud, Robert de Montesquiou, Jean Moréas, Germain Nouveau, Saint-Pol-Roux

- Les revues littéraires, par Philoxène Bisson

- La bibliophilie, par A. de Bersaucourt

- Les journalistes, par Louis Latzarus

- Edition et librairie, par Jean de Niort



[i] «Eugène Montfort, alias Philoxène Bisson», La Revue des revues, n° 9, printemps-été 1990, p. 265-266.

[ii] Chapelles littéraires, Claudel, Jammes, Péguy, publié en 1920. D'autres polémiques, reprenant les mêmes termes, suivront, par exemple celle qui opposera André Beaunier, chroniqueur de l'Echo du temps (3 mai 1921) à François Mauriac (La Revue hebdomadaire, 14 mai 1921, réponse d'André Beaunier, dans la Revue des deux mondes, juillet 1921: «Les chapelles littéraires»).

[iii] Fernand Divoire (1883-1951) est l'auteur de l'Introduction à l'étude de la stratégie littéraire (1912), ouvrage satirique qui recense toutes les recettes «pour triompher dans la vie littéraire» et récemment réédité (Mille et une nuits, 2005).

[iv] Sur ce point voir Patrick Fréchet, art. cit. et surtout le numéro hors-série des Marges en hommage à Montfort (Eugène Montfort (1877-1936), Albert Messein / Le divan, 1937) où l'on trouve en particulier le témoignage de René Groos, secrétaire de rédaction des Marges. Dans le chapitre consacré aux revues, Philoxène Bisson présente Les Marges comme «une revue vivante et combative», «pour la liberté de pensée, pour la tradition de Rabelais, de La Fontaine, de Voltaire, de Stendhal» (t. II, p. 282)

[v] Sur Pierre Lasserre, voir en particulier Didier Alexandre, "Claudel et la querelle des humanités modernes" et Eric Marty, "Gide et les classiques".

[vi] Sur la critique réactionnaire de la sociologie, voir Vincent Debaene, "Le lettré et la division sociale du travail".



Vincent Debaene

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Novembre 2005 à 16h03.