Atelier

Sonder le «noir du temps»:

une esthétique des oeuvres mineures est-elle possible?


Dans les pages initiales de son Histoire de la littérature française, Albert Thibaudet se livre à une séduisante rêverie sur le destin des oeuvres littéraires, et leur capacité plus ou moins remarquable de survie dans la durée: à la «patine du temps», sorte d'irisation qui recouvre et protège les réalisations vénérables dont la mémoire a fini par être conservée, est opposé le «noir du temps», la nuit sans couleur qui fait disparaître une grande part de la production d'une époque[i]. Derrière l'opposition, somme toute classique, entre deux visions du «temps des lettres» - conçu à la fois comme instrument de consécration et comme monstre dévorateur -, pointe une forme d'inquiétude face aux impiétés de la mémoire littéraire: succès éclatants et revers de fortune, intronisations et disparitions, victoires et silences caractérisent le chemin collectif des oeuvres, dont seule une infime partie finit par rester en pleine lumière.

Certes, cet état de fait peut être considéré, selon une vision légitimiste de l'histoire littéraire, comme le résultat d'un processus de sédimentation à la fois fatal et nécessaire: les institutions culturelles opèrent comme chacun sait un jeu de sélection et de grossissement, conduisant à l'opposition constitutive de notre tradition entre auteurs majeurs et auteurs mineurs. Mais dans le cadre du renouveau général de l'histoire littéraire, qui a donné lieu dans les dernières années à de multiples problématisations, une des questions récurrentes et un des axes de recherche privilégiés concernent précisément ce que l'on pourrait appeler les zones obscures de la mémoire des lettres. Le regard critique, après avoir mis en cause certains postulats de l'historiographie la plus rigide et la plus traditionnelle, en adoptant un angle d'attaque d'ordre théorique et méthodologique (Genette, Compagon, Moretti), après avoir dirigé ses enquêtes du côté du concept de «champ» et de la sociologie de la réception (Dubois, Viala, Casanova), a développé des réflexions très fructueuses sur la survie des oeuvres: dans le prolongement de ces considérations sur la temporalité propre au système des lettres[ii], une série d'essais s'intéressent aux «oubliettes» de l'histoire littéraire[iii].

Ce projet de sonder le «noir du temps» - c'est-à-dire de comprendre selon quels critères se fonde le processus de sélection, et éventuellement de proposer d'autres lectures du passé, par rapport aux 'histoires officielles[...]' - repose sur deux principes. D'une part, cet effort serait imposé par la vérité historique elle-même, au nom d'un principe objectif de réparation. Il en irait de la représentation exacte de notre propre passé culturel, dont la vision commune serait incomplète et déformée: «c'est la validité épistémologique du regard porté sur une époque qui est en jeu», souligne William Marx[iv]. D'autre part, l'entreprise se fonderait sur la conviction qu'il n'existe pas nécessairement de relation de cause à effet entre la valeur et la survie, pas de justice qui soit immanente à la conservation: s'il n'y a pas de lien automatique entre la valeur et l'inscription dans la durée, il reste peut-être un patrimoine de valeur à découvrir hors des habituels 'grands noms'. Au souci 'neutre' de l'historien préoccupé par la vérité des faits s'ajoute ainsi la curiosité de l'historien-chasseur, en quête d'oeuvres disparues ou occultées. Blanchot a été l'un des premiers à évoquer, dans cette double perspective, le «centre d'illisibilité» de tout héritage littéraire: certaines des plus belles pages du Livre à venir évoquent la région d'ombre qui constitue l'enfer - et peut-être le centre - de toute littérature: si l'obscurité est la condition même de la lumière, il faut tenir compte de ce murmure infini, secret, souterrain, qui entoure les oeuvres canoniques: il existe un inconscient littéraire, voire une galerie des monstres, à proprement parler illisible, qui soutient et rend possible la lecture des chefs-d'oeuvre[v].

Sans même se demander si l'exploration d'un tel continent relève plutôt de l'espoir de 'faire justice' ou d'une posture 'révisionniste', on peut remarquer qu'elle vise à la construction d'un véritable récit alternatif, centré sur ces reliquats de l'histoire dont Benjamin réclamait l'étude. Mais quelle forme pourrait prendre, concrètement,une histoire littéraire faite seulement d'inconnus? Cette perspective d'un 'salon des refusés' fait songer au sarcasme de Proust évoquant Sainte-Beuve: l'auteur de la Recherche se plaît à imaginer un tableau de la littérature française construit «à une certaine échelle, où pas un grand nom ne figurerait, où seraient promus grands écrivains des gens dont tout le monde a oublié qu'ils écrivirent[vi]». L'hypothèse peut prêter à sourire (de fait, Proust fustige l'incapacité du critique à faire le tri entre le bon grain et l'ivraie), mais on serait tenté de relever ce défi paradoxal, et de prendre à la lettre la plaisanterie de Proust. Reste à savoir sur quelles bases on pourrait appuyer ce projet, notamment en ce qui concerne le xxe siècle[vii]: quelques réflexions sur les omissions et les points aveugles de l'histoire littéraire moderne sont nécessaires, avant de déterminer s'il existe bien un champ d'étude, voire une esthétique, propre aux oeuvres présumées «mineures».



[i] A. Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, éd. L. Bopp, J. Paulhan, Stock, 1936, p.29.

[ii] Cf. en particulier J. Schlanger, La mémoire des oeuvres, Paris, Nathan, coll. «Le texte à l'oeuvre», 1992, F. Dugast-Portes, M. Touret [éd.], Le temps des lettres. Quelles périodisations pour l'histoire de la littérature française du xxe siècle?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. «Interférences», 2001, et J. Neefs [éd.], Le temps des oeuvres. Mémoire et préfiguration, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, coll. «Culture et société», 2001.

[iii] Dans cette perspective, citons au moins (par ordre de publication) C. Douzou, P.Renard [éd.], Écritures romanesques de droite au xxe siècle. Questions d'esthétique et de poétique, Dijon, Presses Universitaires de Dijon, 2002, W.Marx [éd.], Les arrière-gardes au xxe siècle en France. L'autre face de la modernité esthétique, Paris, P.U.F., 2004, A. Compagnon, Les antimodernes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des Idées», 2005, L. Nunez, Les écrivains contre l'écriture, Paris, Corti, coll. «Les essais», 2006, et B. Meazzi, J.-P. Madou [éd.], Les oubliés des avant-gardes, Chambéry, Éditions de l'Université de Savoie, coll. «Écriture et représentation», 2006.

[iv] W.Marx [éd.], Les arrière-gardes au xxe siècle en France, cit., p.16.

[v] Cf. M. Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 2003, notamment le dernier chapitre, «Où va la littérature?», p.265-340.

[vi] M. Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», 1971, p.597. Le passage est également cité par William Marx dans son introduction aux Arrière-gardes (op. cit., p. 15).

[vii] Cet exposé se concentrera en effet sur l'histoire de la littérature du «siècle bref»: l'époque de la prolifération matérielle du livre, de la compétition 'moderniste' et des avant-gardes semble accentuer certains mécanismes que l'on perçoit dans le champ littéraire depuis le xixe siècle. Une réflexion sur l'opposition majeurs/mineurs parviendrait sans aucun doute à de tout autres résultats concernant la littérature des siècles qui précèdent.



Paul-André Claudel

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Février 2007 à 21h09.