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UN TEXTE COMME L'AUTRE : LES PASTICHES DE PROUST, PAR M. SCHNEIDER

Michel SCHNEIDER, Voleurs de mots. Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, coll. " Connaissance de l'inconscient ", 1985 : " Un texte comme l'autre : le pastiche ", p. 67-72 (les intertitres sont de notre fait).

C'est sans doute dans le devenir écrivain de Proust que l'on peut le mieux retracer la place décisive qu'a occupée la confection des pastiches des grands auteurs (Balzac, Faguet, Edmond de Goncourt, Flaubert et Sainte-Beuve) comme recherche et mise au point d'une écriture propre. Alors que le style de l'écrivain, comme en témoigne Jean Santeuil, était jusqu'alors dérivé de celui d'un Anatole France ou d'un Flaubert, voire d'un Paul Bourget, après qu'il a écrit ses pastiches, Proust trouve son style, sa voix et commence Contre Sainte-Beuve, c'est-à-dire la première version de la Recherche. Sans doute faut-il ici faire la part du temps et de la mode qui était alors précisément aux pastiches. Proust, qui s'y était exercé par deux fois, dans " Mondanités et mélomanie de Bouvard et Pécuchet " — Flaubert déjà —, et ensuite dans " Fête chez Montesquiou à Neuilly ", n'a eu qu'à emboîter le pas au À la manière de... qui avait valu au cours de l'hiver 1907-1908 un vif succès à ses deux auteurs, Charles Muller et Paul Reboux, éditeurs de la revue Les Lettres. Imitant les imitateurs, Proust va donc, à son tour, se lancer dans la course aux pastiches... et au succès.

1. Le paradoxe du pastiche :

Le paradoxe — apparent — du pastiche est donc celui que rencontre le psychanalyste dans son investigation : qu'est-ce qu'une identité, comment se dégage-t-elle ou non des identifications successivement ou simultanément traversées par un sujet? Ici on voit Proust ne parvenant à écrire comme Proust qu'après avoir délibérément fait l'effort d'écrire comme Balzac ou Flaubert. Traiter le mal par le mal, le plagiat par le pastiche, l'influence par le mimétisme délibéré, dans cette " retraite ", dans ce détour, Proust va enfin rencontrer Proust, le pastiche s'avérant un raccourci qui le ramène à la vraie demeure de son style. Bien sûr, les grands écrivains écrivent rarement des pastiches une fois passées les années de formation et surmontés les exercices au demeurant très féconds des devoirs imposés en classe de rhétorique. Le cas de Proust est donc singulier. Il a derrière lui sinon une œuvre, du moins des publications qui comptent : deux romans, un recueil d'essais (Les Plaisirs et les jours) et de très beaux textes de préfaces pour les livres de Ruskin. Il y a donc pour lui une certaine urgence à entrer si tardivement et si délibérément dans l'exercice d'écrire " à la manière de ". Comme il est déjà un écrivain de talent, il donne, en passant, aux auteurs pastichés plus qu'il ne leur prend. Il a presque des regrets à ne pas signer de son nom ces belles choses. Mais comme il est influencé et influençable, il choisit exclusivement des auteurs de première importance; comme si leur emprise était telle qu'il ne voyait quelque chance de s'en défaire qu'à la contrefaire. Sur le moment, il ne sait pas trop ce qui le pousse ainsi au pastiche. Mais plus tard, l'œuvre accomplie, grâce à ce pont jeté par-dessus des styles d'emprunt, il justifiera pleinement et profondément la nécessité de l'exercice : " Pour ce qui concerne l'intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante du pastiche […] Il faut […] faire un pastiche volontaire pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. "

[…] Outre ceux, très nombreux et répartis sur plus de vingt ans, que renferme sa correspondance, Proust a donc écrit au moment de " l'affaire Lemoine " en janvier 1908, treize pastiches dont neuf seulement furent publiés. Leur point de départ n'est pas indifférent. Lemoine était un escroc doublé d'un faussaire et d'un imposteur. Il prétendait avoir inventé un procédé pour fabriquer des diamants et avait escroqué une fortune au président de la célèbre société de Beers. L'escroquerie était à double fond. Lemoine avait prémédité, après avoir arraché des avances au généreux financier de son expérience, de révéler sa découverte d'un diamant de synthèse et de provoquer ainsi l'effondrement des cours de l'action de la de Beers (qui, elle, extrayait des mines sud-africaines de véritables diamants), afin de les racheter aux cours les plus bas et de lés revendre avec un énorme bénéfice une fois le marché redevenu normal. Démasqué, l'escroc fut traduit en justice, et Proust (qui avait dans son portefeuille des de Beers) se livra à ses pastiches du procès demeurés des modèles du genre. Le mimétisme littéraire de Proust, dont ces textes ne sont que la forme avérée (un pastiche inconscient constitue un plagiat involontaire), devait lui permettre de passer des " imitations " à de véritables créations, et notamment à l'invention des personnages de la Recherche qui atteignent leur statut romanesque dans la mesure où ils ne sont pas, contrairement à ce que voudraient les lectures du roman comme roman à clé, des copies de leurs modèles réels. Tout au plus en sont-ils autant de pastiches : le Baron de Charlus apparaîtra aux contemporains comme plus Montesquiou que Robert de Montesquiou, comme si celui-ci n'était que la copie de celui-là, un peu à la manière dont les faux diamants de Lemoine finirent par coûter à la de Beers plus que les vrais qu'elle extrayait. […]

2. La vérité de la lecture : du plagiat au pastiche

Le pastiche délivre la vérité profonde de la lecture : on a vraiment lu un livre quand on ne peut plus s'en défaire, qu'on ne peut plus que le refaire, le contrefaire, idée que rejoint l'idée moderne que c'est le lecteur qui fait, pour la première fois, le livre. Davantage, le plagiat étend le pastiche à une puissance insoupçonnée, faisant de la lecture une sorte d'hallucination où le livre est toujours l'écho d'un livre précédent, mais dont la source n'a jamais eu lieu en vérité. À la fin de la chaîne, l'écriture littéraire renverse l'ordre des sources et des images et fait entendre la voix du livre comme source de sa source, point de départ inouï d'une chaîne dont elle est pourtant l'ultime réverbération. " L'art est trop supérieur à la vie pour se contenter de la contrefaire " (lettre du 16 mai 1908) Les vertus thérapeutiques du pastiche renforcent celles de la lecture. Il donne accès plus profondément, et en dépit des apparences, au soi du soi. Mettant en avant le nom comme délibérément emprunté, il a des effets opposés à ceux du plagiat qui, sous le vrai nom, celui que porte effectivement le plagiaire, aboutit à une fuite de soi, ou à la limite à la constitution d'un faux soi écrivant. Proust avait exploré cet aspect thérapeutique. Sa méthode le délivre de l'angoisse d'être influencé : " Le tout était surtout pour moi affaire d'hygiène; il faut se purger du vice naturel d'idolâtrie et d'imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt, en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d'en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j'écris mes romans. " Sans doute cette justification surestime-t-elle les vertus purgatives du pastiche. Lorsque Proust affirme : " ne prenant jamais même inconsciemment le bien d'autrui, je ne fais jamais de pastiches plus ou moins volontaires dans mes œuvres, cela me donne plus de plénitude et de gaîté quand j'en fais ouvertement ", il se trompe sans doute sur les voies de sa propre création. Mais il n'en reste pas moins que le pastiche lui a permis de sortir de la passivité des livres et d'échapper aux dangers de la lecture; comme si, en multipliant les masques jusqu'au vertige, en faisant citer par son Renan de parodie un Ruskin de pacotille, et en regrettant de ne lire ce dernier que " dans la traduction d'une platitude pitoyable que Marcel Proust nous en a laissée " (Pastiches) il allait enfin trouver son vrai visage.

3. Pastiche et plagiat par anticipation

La critique littéraire est aussi avide de trouver à une œuvre des antécédents, des " influences ", à un auteur, des précurseurs, que le jaloux, de rechercher dans le passé de l'aimée les autres qui ont pu la posséder ou qu'elle a pu aimer. Dans les deux cas, il s'agit moins de chercher des prédécesseurs ou des rivaux que de les inventer au besoin, car il faut que l'autre ne soit point trop autre, qu'il ait des proches, qu'il soit comme tout le monde, moins original, moins neuf qu'il n'y paraît, plus dépendant des autres. En fait, l'exemple de Proust le montre clairement, chaque écrivain crée ses précurseurs qui n'existeraient pas sans lui de cette façon-là. La relation d'un écrivain à ceux qui l'ont influencé est intelligible à l'envers. Son œuvre donne du sens aux antérieures, comme si l'unité ou la pluralité des auteurs, leur identité propre, étaient choses relatives, toujours modifiables. Ainsi dans le cas de Proust, on trouve l'influence de Flaubert (l'humour amer), de Saint-Simon (le snobisme des grands), de Ruskin (l'esthétique comme justification de l'existence), de Racine (la cruauté des liens), etc. Mais on peut dire aussi bien que c'est Proust qui nous donne à lire, pour la première fois, les commérages élevés à la dimension du mythe d'un Saint-Simon ou les pâmoisons préraphaélites de Ruskin. Il s'agit là non de relectures, mais de lectures. Pour les influences mineures, la question est : lirait-on les Pierres de Venise aujourd'hui, si Proust n'avait écrit la Recherche ? Par ses pastiches de l'affaire Lemoine, Proust nous fait entendre d'abord que le matériau de l'écriture est toujours d'emprunt et compte peu en lui-même; ensuite, que la littérature n'est pas imitation, mais transmutation. Le littérateur n'est-il pas, comme Lemoine, celui qui transforme en diamant le charbon? Faussaire, si l'on veut, mais qui, écrivant, a renoncé à toute exactitude dans le rendu de la réalité décrite, comme à toute fidélité dans la copie du déjà écrit, pour rejoindre une vérité qu'il puisse dire sienne. " Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs " (Proust, Sur la lecture). Il faudrait donc poser peut-être dans l'autre sens la question de l'influence. L'écrivain est celui qui plagie, parodie, pastiche, assemble et désassemble des modèles, et avec cela fait des livres qui, non seulement ne ressemblent à ceux de personne, mais donnent l'impression que les modèles les ont copiés et que les livres futurs seront forcés de leur ressembler. Il faut sans doute que l'apprenti écrivain se défasse de l'obsession de l'écriture originale, comme de l'anxiété d'influence. La seule question étant celle de l'écriture originelle, celle qui, quels qu'en soient les modèles et les contraintes reçus, se singularise en reprenant, repensant et réinventant l'acte d'écrire lui-même. Sans doute faut-il rompre avec l'idée des influences, des " sources " entre-tissées d'un auteur à l'autre et ne considérer que les liens se nouant de livre à livre, les œuvres étant des mondes clos obéissant à une nécessité intérieure et échappant finalement à la volonté de l'auteur. Le moment et le critère de l'œuvre véritable sont cette mesure où elle cesse d'appartenir à celui qui pourtant l'a faite de son travail.


Pages associées: Pastiche, Plagiat, Plagiat par anticipation.

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 13 Février 2009 à 10h13.