Atelier


Par Bénédicte Letellier. Texte de la communication présentée dans le cadre du séminaire CERC/fabula "Théorie de la théorie".



Théories occidentales et textes arabes


Résumé : A partir d'un exemple très précis, c'est la notion de distance, à la fois temporelle et géographique, qui est ici soumise à réflexion.


Le sujet de ma présente intervention est né d'un croisement de plusieurs lectures et notamment d'un article de Fedwa Malti-Douglas, du Livre des avares d'Al-Jahiz et de quelques articles de Roland Barthes.

Dans son article « the micropoetics of the Bukhala anecdote »[1], Fedwa Malti-Douglas propose d'analyser la structure du Livre des Avares ou, en arabe, Kitab al-Bukhala, afin d'appréhender le texte d'al-Jahiz « comme une œuvre littéraire et de comprendre quelle était l'image de l'avare dans la société islamique médiévale ». C'est à partir des approches de R. Barthes, V. Propp, C. Bremond et T. Todorov qu'elle reconstitue une méthodologie essentiellement fondée sur l'étude des fonctions. Je ne retiendrai ici que l'approche de R. Barthes dans la mesure où son article semble répondre à une question qu'elle cite dès le début : « Face au phénomène textuel, ressenti comme une richesse et une nature (deux bonnes pour le sacraliser), comment repérer, tirer le premier fil, comment détacher les premiers codes ? ».

Si l'activité réflexive d'ordre structuraliste a permis à Fedwa Malti-Douglas de reconstituer l'image de l'avare à travers une série de fonctions, il est à préciser que bien des aspects du texte restent dans l'ombre. Quelle efficacité peut donc avoir cette activité réflexive récente sur un texte arabe ancien ? N'est-elle pas une théorie contraignante qui réduirait le texte d'al-Jahiz à une certaine « idée de la littérature » [2], pour reprendre l'expression de Barthes ? Au-delà de la lecture méthodologique de Fedwa Malti-Douglas, il est donc nécessaire de comparer les idées de littérature, propres au xxe siècle et à l'Occident, d'une part, et propres au ixe siècle et à l'Orient arabe, d'autre part, pour tenter de comprendre les implications et les limites d'une approche structuraliste.

Je retiendrai deux questions générales liées au statut de la littérature :

  • Jusqu'à quel point, une théorie littéraire, peut-elle codifier une littérature qui lui serait complètement étrangère ?

  • Existe-t-il vraiment une idée générale de la littérature qui légitimerait une théorie plus qu'une autre ?

Sans vraiment pouvoir répondre à ces interrogations, j'aimerais néanmoins en montrer la pertinence dans le cas qui nous occupe, à savoir l'activité structuraliste telle qu'elle est décrite à travers les textes de Barthes et son efficacité à pouvoir éclairer le Livre des Avares d'al-Jahiz.

Une présentation plus détaillée de l'article de Fedwa Malti-Douglas me permettra de relever ensuite les obstacles rencontrés dans cette perspective critique.

Certaines notions telles que le texte, l'auteur et la littérature, bien définies par Barthes, semblent fortement résister au passage d'une synchronie à l'autre et d'une culture à une autre. Il s'agira alors d'ajuster (et c'est là encore un terme de Barthes) ou plus précisément de réajuster deux appréhensions étrangères afin de réellement pouvoir nous interroger sur les relations entre la théorie littéraire et l'œuvre.

Si, dans le cas d'al-Jahiz, il est à concevoir un nécessaire réajustement, préalable à toute activité réflexive, notamment en raison des problèmes terminologiques, n'est-il pas néanmoins une critique générale de la littérature valable pour une période et pour diverses littératures nationales ? Pour finir, j'ouvrirai donc ma réflexion à d'autres textes arabes qui viennent d'être publiés.

Le titre de l'article, « the micropoetics of the Bukhala anecdote », mérite que l'on s'y arrête. Bien qu'il soit étonnant que le terme arabe « bukhala » ne soit pas traduit, il est plus étonnant encore que seul le terme d'anecdote soit retenu pour caractériser le Livre des Avares. Car dans le texte original, nous avons cinq termes qui désignent tous une forme textuelle très particulière : risala ou épître, qissa ou histoire, hadith ou propos, tafsir ou commentaire, et turaf ou petites histoires plaisantes. Si qissa et turaf peuvent être entendus dans le sens d'anecdote, ce n'est pas le cas pour les autres termes. Nous fait-elle ainsi comprendre qu'elle ne retiendra dans son analyse qu'une partie du texte original ? Ou bien, autre hypothèse plus convaincante : l'analyse porte avant tout sur un type de structure qui se répèterait d'une histoire à l'autre, d'où le terme anecdote caractérisant alors l'organisation générale de l'œuvre et faisant référence à une forme bien précise.

Enfin, le terme « micropoetics » suppose une analyse à petite échelle, en l'occurrence ici au niveau de « l'unité narrative donnant forme à une action ». C'est la raison pour laquelle la deuxième hypothèse prend tout son sens. Mais alors, il est à noter que cette analyse uniformise le texte d'al-Jahiz et met l'accent sur une morphologie récurrente, ou plus exactement sur des « catégories » d'anecdotes qu'elle définit comme des séquences de fonctions. Elle en relève deux : la catégorie de l'objet et la catégorie de l'hospitalité. En somme les stratégies et les ruses de l'avare se reflèteraient dans la structure des anecdotes. La description de quelques séquences de fonctions ou de quelques anecdotes, lui permet, en fin d'analyse, de suggérer une image de l'avare dans la société arabe médiévale et d'apprécier la qualité littéraire du texte. Cela signifierait alors que pour reconstituer l'intelligibilité de l'objet étudié, il faudrait s'en tenir à son immanence.

Mais, comme je l'ai plus ou moins suggéré à l'instant, cette immanence du texte d'al-Jahiz semble fléchir dans l'étude de Fedwa Malti-Douglas. En effet, l'aspect fragmentaire et hétérogène du texte se perd dans l'intention de repérer, je cite, « des schémas de composition clairs et récurrents ». Cet aspect fondamental du texte, qui mériterait une réelle étude, n'apparaît ici que dans la notion de corpus, bien que cette hétérogénéité soit mentionnée au détour d'une phrase. Voici ce qu'elle dit :

" La définition précédente classe les anecdotes du Livre des Avares dans un même ensemble d'unités littéraires qui, malgré des variations dans la forme et dans l'organisation, reposent sur des événements, et qui, quelque soit leur diversité, ont un point commun : elles illustrent toutes la qualité de l'avarice ou la nature de l'avare."

Par conséquent, elles forment un corpus. Seul leur traitement en tant que corpus homogène permettra une analyse de leur nature fondamentale et de la structure en tant qu'anecdote des avares.[3]

Il est difficile ici de considérer un texte comme seul élément constitutif d'un corpus. Dans cette perspective, la notion de texte est exagérément étirée jusqu'à, finalement, ne plus rien signifier. Pour Fedwa Malti-Douglas, les catégories d'anecdotes et les structures récurrentes formeraient donc un corpus homogène qui n'est autre que Le Livre des Avares.

Bien que la lecture critique proposée par Fedwa Malti-Douglas soit, pour ma part, peu convaincante, elle pose implicitement d'intéressantes questions, à commencer par la remise en question de la définition du texte. Reprenons donc maintenant quelques unes de ces notions théoriques que Barthes définit, et qui précisément ne font pas écho au statut de la littérature arabe médiévale et plus exactement à l'adab, ou du moins est-ce là un écho dissonant dont il faut être conscient si l'on veut recourir à l'activité structuraliste pour lire un texte d'adab. Indirectement j'interrogerai donc l'objectif de la critique structuraliste : dans quelle mesure permet-il de rendre compte d'une juste idée de l'adab ?

Par souci de rigueur, je rappellerai brièvement le passage théorique de l'œuvre au texte exposé par R. Barthes en le comparant avec l'état de la production littéraire arabe classique. Si l'œuvre est cet objet que le lecteur peut feuilleter et toucher, le texte, lui, est impalpable, il « est, précise Barthes, un champ méthodologique ». C'est bien la définition que reprend Fedwa Malti-Douglas dans la mesure où elle propose de lire le texte d'al-Jahiz selon une certaine méthode. Or, dans la critique arabe traditionnelle, la distinction œuvre / texte, à proprement parler, n'existe pas. Pour être plus précise, j'ajouterai que le livre en bonne et due forme n'existait pas avant le ixe siècle et que la notion d'œuvre est apparue avec la production écrite d'al-Jahiz. Sur ce point, l'approche structuraliste ne semble pas distendre le rapport entre l'objet étudié et la théorie, puisque la plupart des approches traditionnelles arabes qui prétendent à une scientificité réservent, elles aussi, une acception sensiblement identique à la notion de texte. De même, que le texte soit défini comme « radicalement symbolique » ne semble pas plus faire obstacle à une analyse d'un texte arabe médiéval.

En revanche, les autres propositions de R. Barthes nécessiteraient un réajustement d'ordre théorique. Voici quelques suggestions. Si, comme l'énonce Barthes, « le Texte est pluriel », il n'est pas toujours et seulement l'entre-texte d'un autre texte dans l'adab. La notion d'intertextualité au sens classique et arabe se traduit par « iqtibas » entendu comme un emprunt. En d'autres termes, quand elle n'est pas explicite, et prétexte à une information, elle fait plus figure d'« hypotexte ». Je pense notamment au texte poétique qui pouvait être effacé par la mémoire et servir de support à la fabrication d'un nouveau poème, sorte de palimpseste né de l'oubli et émergeant de bribes de souvenirs. Dans Le Livre des Avares, Al-Jahiz occupe la place du rawi ou de celui qui rapporte un discours. Dans cette retransmission par écrit des différents discours, Al-Jahiz construit son texte, en devient aussitôt l'auteur au sens de sahib al-kitab (que je traduirais mot à mot par « propriétaire du livre ») et entre dans la chaîne de transmission. Chez lui, l'iqtibas ou emprunt est explicite. Ce procédé qui relève de la rhétorique classique dans la mesure où, à l'origine, il s'agissait de prendre dans le texte coranique de quoi alimenter son propre feu, est suffisamment important et significatif ici pour ne pas le négliger lors d'une étude critique.

En effet, quiconque eût repris une parole rapportée par al-Jahiz, eût été tenu de le citer comme un des maillons de la chaîne de transmission. Ainsi les textes arabes médiévaux, écrits ou non, sont-ils définitivement inscrits dans une chaîne de transmission qui, dans un même temps, leur garantit une valeur d'autorité. Contrairement à la distinction de Barthes, cette tradition arabe d'affiliation ne fonde pas de différence entre l'idée d'œuvre et l'idée de texte.

Seulement, lorsque Barthes conclut que « la théorie du Texte ne peut coïncider qu'avec une pratique de l'écriture »[4], on comprend alors que la principale résistance de la théorie structuraliste exercée au texte d'al-Jahiz se situe dans une pratique littéraire profondément étrangère. Dans le monde arabe du ixe siècle, l'écriture est une pratique de plus en plus répandue. Toutefois, elle se limite à une fonction d'aide-mémoire. L'écriture commence alors par être une pratique privée. Le savoir se transmet encore par oral, du moins certaines écoles luttent-elles pour conserver ce type de transmission.

Au regard des productions littéraires arabes, lesquelles sont consommées par une pratique de l'écoute, affiliées à une chaîne de rapporteurs, et dont le texte est forgé à partir d'un ensemble d'hypotextes, à quoi peut bien renvoyer la notion d'auteur ? Aujourd'hui, l'authenticité de certains textes arabes médiévaux reste à prouver. Rappelons un exemple fort connu : la version de l'histoire de Kalila et Dimna, traduite, ou plutôt adaptée et enrichie par Ibn al-Muqaffa' au VIIIe siècle, considérée alors comme une prose nouvelle parce qu'artistique et précédant en cela l'œuvre d'al-Jahiz, ne daterait vraisemblablement pas du siècle d'Ibn al-Muqaffa' mais du XIIIe siècle. Cela signifierait donc que les copistes arabes pouvaient à leur guise changer ce qui ne leur plaisait pas ou bien encore corriger ce qu'ils croyaient être une faute de langue, sans pour autant le mentionner. Ainsi l'auteur, au sens moderne et barthésien, ne correspond-t-il à aucune réalité dans la culture arabe médiévale car la notion même d'œuvre n'est pas valable. En somme, si l'adab au siècle d'al-Jahiz a pu désigner une production essentiellement écrite, ce n'est pas une distinction parole / écriture qui a véritablement pu définir l'adab. La parole et le dire font encore référence soit à un objet d'étude rationnelle tel que la poésie soit à un savoir scientifique véhiculé par une pratique de transmission orale.

Pour Barthes, « la science se parle, la littérature s'écrit »[5]. Plus encore, il propose une définition de la littérature délimitée par le rapport écriture – lecture. La littérature, dit-il, est un « système de significations ‘déceptif' dans lequel le sens est à la fois ‘posé et déçu' »[6]. La littérature serait constituée, d'une part, par une écriture intransitive et, d'autre part, d'une lecture qui « imprime une certaine posture au texte, et c'est pour cela qu'il est vivant ; mais cette posture, qui est notre invention, elle n'est possible que parce qu'il y a entre les éléments du texte un rapport réglé, bref, une proportion »[7]. Face à ce système de signes qu'est une œuvre littéraire le critique a pour objectif de le reconstituer.

Si la sacralisation du Texte, la mort de l'auteur, le principe critique de l'immanence fondent en partie l'approche structuraliste, nous venons de voir que l'adab ne coïncide pas avec cette idée moderne et occidentale de la littérature.

Rappelons brièvement à quoi renvoie le terme adab. Certains ont pu suggérer que le mot était une dérivation de la racine « D A B » laquelle exprime l'idée de norme héréditaire de conduite rivalisant ainsi avec le terme sunna. Suivant la même orientation, on relève un usage du pluriel de adab dans le sens de « mœurs ». La forme simple « adaba » désignait « inviter à un festin » et la forme en ma'duba un banquet. Enfin, le verbe de deuxième forme, addaba, signifiait alors « former l'esprit, éduquer » puis « corriger ». Pour résumer, je reprendrai la traduction de M. Cheikh Moussa qui propose d'entendre l'adab dans le sens de discipline, et c'est précisément dans ce sens que certains auteurs du XIVe siècle ont pu dire que l'adab précède le zarf, qui, lui, dénote avant tout une distinction sociale. L'adab, selon Al-Fayyoumi, désigne « tout exercice louable par lequel un être humain se distinguerait ». Ainsi le ‘ilm ou science n'est pas à dissocier de l'adab. De même, selon Gregor Schoeler, « l'adab jahizien se distingue [de l'adab des premiers siècles] par le fait que l'auteur a exploité l'héritage littéraire et religieux autochtone »[8]. C'est en partie la raison pour laquelle, la notion barthésienne de « sacralisation du Texte » (avec un T majuscule) laisse perplexe. Le seul Texte, avec un T majuscule, dans la culture arabe médiévale, c'est le Coran. Il est clair que si l'adab n'exclut pas la science, elle ne peut pas exclure ni être exclue de la religion.

L'adab suppose des lois et des règles qui le fondent comme une discipline générale de l'esprit. S'il est envisageable de l'appréhender comme un système, il est nécessaire, en ce qui concerne les textes d'al-Jahiz, de considérer, comme Saussure l'a fait pour la langue, que ce système n'est pas constitué uniquement de lois mais aussi de faits. Les textes d'al-Jahiz, de par leur nouveauté, illustrent la part de contingence propre à tout système. Ils fondent un nouveau type d'adab en ce qu'ils présentent une valeur artistique et divertissante au sein même de la prose arabe classique.

Si aujourd'hui la critique arabe est largement imprégnée des théories occidentales, si l'on ne tient pas compte des problèmes terminologiques actuels, il n'en existe pas moins des modes d'écriture déconcertants, où la notion de Texte est réduite à une ou deux phrases. C'est le cas des nouvelles très brèves qui connaissent un engouement de plus en plus important en Syrie, depuis une dizaine d'années et qui font penser au nikki japonais.

Pour terminer et rebondir sur cet exemple, je poserai une dernière question : dans la mesure où il est question de la théorie de la théorie littéraire, quel texte (du texte littéraire ou du texte critique) précède l'autre et s'impose comme autorité littéraire ?



Pages associées: Littérature comparée, littérature mondiale, Théorie de la théorie.


NOTES:

[1] Journal Asiatique, CCLXVII, 1979.

[2] « Littérature et signification », Essais critiques, Éd. du Seuil, 1964, p.274.

[3] « The micropoetics of the Bukhala anecdote », p. 310.

[4] « De l'œuvre au texte », Le bruissement de la langue, Éd. du Seuil, 1984, p. 80.

[5] « De la science à la littérature », p. 13.

[6] « Littérature et signification », Essais critiques, p. 274.

[7] « Ecrire la lecture », BL, p. 36.

[8] Ecrire et transmettre dans les débuts de l'islam, PUF, 2002.



Bénedicte Letellier

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Novembre 2009 à 23h03.