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T.S. Eliot : " La tradition et le talent individuel ". Un problème critique

Extrait des Essais choisis, trad. H. Fluchère, Le Seuil, 1950 ; rééd. 1999, p. 28-29.

La tradition n'est pas donnée par droit d'héritage, et […] il faut beaucoup de labeur pour l'obtenir. Elle suppose, d'abord, le sens historique, qui, on peut le dire, est à peu près indispensable à qui veut rester poète après ses vingt-cinq ans ; et le sens historique implique la perception, non seulement du caractère passé du passé, mais de son caractère présent ; le sens historique oblige un homme à écrire non pas simplement avec sa propre génération dans les fibres de son être, mais avec le sentiment que toute la littérature européenne depuis Homère, et, englobée en elle, toute la littérature de son pays, coexistent en une durée unique et composent un ordre unique. Ce sens historique, qui perçoit aussi bien ce qui échappe au temps que ce qui lui appartient, et perçoit les deux choses à la fois, c'est ce qui rend un écrivain " traditionnel ". Et c'est en même temps ce qui donne à un écrivain la conscience la plus aiguë de sa place dans le temps, de sa propre contemporanéité. Aucun poète, aucun artiste, dans quelque art que ce soit, n'a son sens complet par lui-même. Le comprendre, l'estimer, c'est estimer ses rapports avec les poètes et les artistes du passé. On ne peut pas le juger tout seul ; il faut le mettre, pour l'opposer ou le comparer, au milieu des morts. J'entends ceci comme un principe de critique, non pas simplement historique, mais esthétique. La nécessité pour lui de se conformer, de s'harmoniser, n'est pas unilatérale ; ce qui se produit quand une nouvelle œuvre d'art est créée, est quelque chose qui se produit simultanément dans toutes les œuvres d'art qui l'on précédée. Les monuments existants forment entre eux un ordre idéal que modifie l'introduction de la nouvelle (vraiment " nouvelle ") œuvre d'art. L'ordre existant est complet avant que n'arrive l'œuvre nouvelle ; pour que l'ordre subsiste après l'addition de l'élément nouveau, il faut que l'ordre existant tout entier soit changé, si peu que ce soit ; et les rapports, les proportions, les valeurs de chaque œuvre d'art par rapport à l'ensemble sont ainsi rajustés ; et c'est en ceci que l'ancien et le nouveau se conforment l'un à l'autre. Quiconque a admis cette idée de l'ordre, de la forme de la littérature européenne, […] ne trouvera pas absurde que le passé soit modifié par le présent, tout autant que le présent est dirigé par le passé.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Janvier 2004 à 11h33.