Atelier

Florilège VI Autoportrait malmené de Soares personnage de fiction

Pourquoi auto-portrait mal mené ? parce que partant des déclarations de Soares sur lui-même, je re(dé)compose par la citation et l'optique retenue de Soares comme être de papier, de souvenirs de lectures, un portrait de Soares. Je mets ici l'accent sur l'ironie et la dérision du personnage, qui loin d'être à mes yeux ce banal Agent comptable perdu dans sa mélancolie portugaise et imprégné d'un romantisme décadent, constitue la figure même de la fiction esthétique comme seule vérité possible. Il invente à mon sens ici une saudade littéraire tout à fait inédite de la fiction qui aurait aimé être encore plus fictive qu'elle ne l'est, une fois fixée sur le papier. L'extraordinaire énergie de la figure de Soares permet ainsi toute une série de portrait plus décalés les uns que les autres, dont la réception pessoenne a surtout mis en avant le côté sérieux, mélancolique et désespéré.

Les textes sont extraits de la nouvelle édition Christian Bourgois du Livre de l'Intranquillité de Bernardo Soares, traduit du portugais par Françoise Laye, présenté par Robert Bréchon et Eduardo Lourenço, publiée en 1999. La numérotation des textes correspond à celle de cette édition.

Soares le scribe et l'écrivain : double figure de l'écrit (texte 13).

Je couche par écrit ma littérature comme je couche mes opérations comptables – avec minutie et indifférence.

D'une invitation à l'intervention par la création ou le commentaire ? quand Soares se définit comme fiction à écrire (texte 261) (…)Je suis les faubourgs d'une ville qui n'existe pas, le commentaire prolixe d'un livre que nul n'a jamais écrit. Je ne suis personne, personne. Je ne sais ni sentir, ni penser, ni vouloir. Je suis le personnage d'un roman qui reste encore à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d'un être qui n'a pas su m'achever. (…)

S'énoncer fiction : « Je suis, en grande partie, la prose même que j'écris ».

(texte 193) Je suis, en grande partie, la prose même que j'écris. Je me déroule en périodes et en paragraphes, je me sème en ponctuations et, dans la distribution sans frein des images, je me déguise, comme les enfants, en roi vêtu de papier journal ou, dans la façon dont je crée du rythme à partir d'une série de mots, je me couronne, comme les fous, de fleurs séchées, mais toujours vivantes dans mes rêves. Et, par dessus tout, je suis calme comme un pantin qui prendrait conscience de lui-même et hocherait la tête, de temps à autre, pour que le grelot perché au sommet de son bonnet pointu ( et d'ailleurs partie intégrante de sa tête) fasse résonner au moins quelque chose – vie tintinnabulante d'un mort, frêle avertissement au Destin. (…)

(texte 61) Je suis le puits d'actions qui, souvent, n'ont pas même été ébauchées au fond de moi, de mots que je ne pensais même pas tout en arrondissant les lèvres, de rêves que je n'ai eu cure de rêver jusqu'au bout. Je suis les ruines d'un édifice qui n'a jamais été que ses propres ruines, et dont quelqu'un, au beau milieu de sa construction, s'est lassé de penser à l'objet qu'il construisait.

texte 263) Je suis semblable à l'homme qui avait vendu son ombre, ou plutôt à l'ombre de celui qui l'avait vendue.

(texte 456) Je suis si bien devenu la fiction de moi-même que tout sentiment spontané que je peux éprouver s'altère aussitôt, dès sa naissance, pour devenir un sentiment de l'imaginaire : me souvenir se transforme en rêver, rêver en l'oubli du rêve, et me connaître en absence de réflexion sur moi-même. Je me suis dévêtu de mon être propre à tel point qu'existe c'est d'abord me vêtir.

Julia Peslier

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Février 2005 à 23h32.