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Notions associées: Imitation, Influence, Pastiche, Plagiat, Bibliothèque, Intertextualité, Style et Manière, Originalité?.

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Depuis les années 1990, et après une longue occultation, la singularité prolifère dans le discours critique et philosophique. Du coup, les nouvelles instructions pour les classes de français au lycée (promulguées en 2001 et revues en 2002) citent dans l'apprentissage « la singularité des textes » ; sans autre explication. Encore faudrait-il avancer une signification réelle.
Souvent, la singularité des œuvres est alléguée comme un garde-fou ou un remords. Dans le même temps qu'on évoque des registres normés, qu'on glose sur les genres, on est pris par instant d'un vague souvenir. Oui, des lois communes au discours littéraire existeraient, mais alors que faire de ces productions signées ? après tout, « il y a bien » Corneille, Hugo et Baudelaire. La singularité passe pour un refuge, qui désigneraient ces fortes individualités ou l'expression de subjectivités en contrepoint des règles structurantes. Mais on donne une extension faiblarde à la singularité, qui mérite de n'être ni unité ni unicité.
En grande part sous l'influence de Giorgio Agamben, il est encore question d'une singularité quelconque. Dans la société démocratique à tendance conformiste, quelle place tient encore quelqu'un hors du n'importe qui ? quelles communautés sont à inventer ? Récemment, Jean Bessière a repris certaines des réflexions d'Agamben en étudiant la « singularité quelconque » ou « commune » dans La Littérature et sa rhétorique. Conséquence logique des concepts, il s'agit bien d'étudier « la banalité dans la littérature au XX° siècle », comme l'annonce le sous-titre du livre de Bessière.
En remotivant le mot de singularité, nous trouverions pourtant tout sauf le commun (en quelque sens que ce soit d'ailleurs). Ce qui est singulier est d'abord étonnant, exceptionnel, presque aberrant. La singularité de la littérature tient précisément dans son expérience extraordinaire. Et la singularité des œuvres est l'aptitude à être différente des autres, sans passer par l'unitarisme. Même dans la plus violente dispersion, il reste une singularité qui fait que rien ne ressemble à Rimbaud, même là où il est Baudelaire ou Coppée. Cette présence singulière n'est pas un noyau d'ipséité, elle s'impose aux lecteurs, ce dont la critique peut rendre compte en évitant le danger de la tautologie ou de l'ineffable. Du coup, la banalité n'est plus banale. Malgré les vulgarisateurs sans nombre ou les précurseurs possibles, l'œuvre d'Hervé Guibert par exemple est singulière. Étant littérature, elle dispose l'ordinaire de telle sorte qu'il échappe à la conception quelconque. Par la singularité, les lois n'ont plus de valeur transcendante, tout reste à faire selon une discontinuité qui n'est pas l'isolement et autorise au contraire un transport critique entre les textes. Ainsi pensée, il faut en convenir, la singularité des œuvres ne dessine aucun espace démocratique ni communautaire. Elle rencontre une littérature asociale, et qui tient dans l'aberrante affection de l'écriture et de la lecture.

Laurent Dubreuil




Laurent Dubreuil

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Dernière mise à jour de cette page le 27 Février 2017 à 16h34.