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Rousseau, Lettre à d'Alembert sur son article " Genève ", 1758, éd. M. Launay, GF-Flammarion, 1967, p. 78-79.


J'entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur ; soit, mais quelle est cette pitié ? Une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l'illusion qui l'a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n'a jamais produit le moindre acte d'humanité. Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des maux qu'il n'avait pas faits lui-même. Ainsi se cachait le tyran de Phères au spectacle, de peur qu'on ne le vît gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu'il écoutait sans émotion les cris de tant d'infortunés qu'on égorgeait tous les jours par ses ordres. Si, selon la remarque de Diogène Laërce, le cœur, s'attendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des maux véritables ; si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités ; c'est moins, comme le pense l'abbé du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu'à la douleur que parce qu'elles sont pures et sans mélange d'inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l'humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre ; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d'être exemptés. On dirait que notre cœur se resserre, de peur de s'attendrir à nos dépens. Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on encore à exiger de lui ? N'est-il pas content de lui-même ? Ne s'applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit à la vertu par l'hommage qu'il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu'il fît de plus ? Qu'il la pratiquât lui-même ? Il n'a point de rôle à jouer : il n'est pas comédien. Plus j'y réfléchis, et plus je trouve que tout, ce qu'on met en représentation au théâtre, on ne l'approche pas de nous, on l'en éloigne. Quand je vois le comte d'Essex [tragédie de Thomas Corneille], le règne d'Élisabeth se recule à mes yeux de dix siècles, et si l'on jouait un événement arrivé hier dans Paris, on me le ferait supposer du temps de Molière. Le théâtre a ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtements. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l'on se croirait aussi ridicule d'adopter les vertus de ses héros que de parler en vers, et d'endosser un habit à la romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent tous ces grands sentiments et toutes ces brillantes maximes qu'on vante avec tant d'emphase ; à les reléguer à jamais sur la scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public, mais qu'il y aurait de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleurs tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles et sans effet tous les devoirs de l'homme, à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre Dieu vous assiste.


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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Mai 2002 à 11h52.