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Risques et impasses de l'option «antimoderne»

Face à un telle situation, il semble légitime de proposer ce qui se présente, à première vue, comme un rééquilibrage. C'est bien cette entreprise que semble vouloir initier William Marx dans son essai sur les arrière-gardes: William Marx se déclare, dans l'introduction de cet ouvrage collectif, soucieux d'éclairer la «face cachée» de la modernité esthétique, voire de fouiller «dans les poubelles de l'histoire[i]». On ne saurait être plus explicite: il y aurait, en ce début de xxie siècle, une justice à rendre à certains auteurs oubliés. Cependant, William Marx ne songe pas à tous les disparus, déserteurs ou outsiders du paysage littéraire entre 1900 et 2000: il propose de concentrer les recherches sur ceux qui ont cherché obstinément, dans le siècle de la course à la nouveauté, à «regarder dans le rétroviseur». Malgré leur mérite, la portée de ces auteurs aurait été idéologiquement négligée par l'historiographie. Contre une vision trop linéaire et téléologique de l'histoire, il s'agirait de prendre en compte la présence de forces de résistance longtemps négligées - quand bien même cette tentative irait contre le (bon) goût du spécialiste:

«Depuis le xixe siècle, [l'histoire littéraire] est communément envisagée comme une succession de ruptures, dont chacune définit une école ou un mouvement dit d'avant-garde: le romantisme, le réalisme, le symbolisme, le surréalisme, le Nouveau Roman, etc. Mais à l'aube du xxie siècle, il est temps de s'interroger sur la face cachée de ce récit: celle des continuités et des retours, de la tradition et de l'arrière-gardisme, qui s'inscrivent dans les marges, voire à contre-courant de la téléologie généralement acceptée[ii]

On reconnaît là une perspective proche de celle d'Antoine Compagnon, qui a également élaboré un essai fondé sur les résistants (ou les réticents) à la marche forcée de l'histoire[iii]. Ce nouveau regard, qui propose de réhabiliter les partisans de la «maintenance» contre ceux de la «Terreur», comme aurait dit Paulhan[iv], relève d'un effort de théorisation tout à fait louable, mais on ne peut manquer de relever deux difficultés, qui sont peut-être les deux limites inévitables d'un tel projet.

Observons tout d'abord que, malgré certaines déclarations d'intention (on songe notamment à la pétition initiale de William Marx, p.5-19), ces essais ne s'appuient que rarement sur des modèles provenant d'un véritable ailleurs littéraire. De façon significative, la majorité des exemples et des citations sur lesquelles se fonde le propos appartiennent à un corpus somme toute déjà reconnu et identifié: les Antimodernes d'Antoine Compagnon évoquent des auteurs en situation de rupture, mais néanmoins célèbres et reconnus (pour la fin du xixe siècle et le xxe siècle, Compagnon évoque principalement les trajectoires de Léon Bloy, Charles Péguy, Albert Thibaudet, Julien Benda, Jean Paulhan, Julien Gracq et Roland Barthes). La majorité des interventions réunies par William Marx dans Les arrière-gardes choisissent, de la même façon, des exemples qui ont déjà acquis une certaine visibilité critique (Péguy, le groupe des Hussards, Paulhan, Benda, Brasillach, Nimier, etc.). On le voit, ce n'est pas hors des manuels, mais toujours dans leurs pages, que sont puisés les modèles de cette altérité littéraire dont on propose le dévoilement. Tout se passe comme si l'anti-tradition qui semblait être à l'horizon de ces essais refusait de se laisser totalement dégager: précisément parce qu'il faudrait aller chercher ses exemples hors de l'entre-deux culturel commun au critique et au lecteur, dans un espace qui reste obstinément voilé.

De plus, il faut observer que, malgré les apparences, ces essais s'inscrivent dans la continuité d'une science littéraire conçue de façon orthodoxe, sinon tout à fait conventionnelle: en ce sens, ils ne seraient probablement pas désavoués par Lanson. En effet, Marx comme Compagnon postulent toujours l'existence, au sein de l'histoire littéraire, d'un mouvement linéaire et mono-dimensionnel: cette flèche du temps n'est jamais véritablement remise en cause. Au vecteur de l'élan moderniste (vers l'avant) est simplement opposé un autre vecteur, en sens inverse (une force de résistance et de conservation). Mais on pourrait objecter que l'histoire culturelle s'est toujours racontée en termes de querelle des Anciens contre les Modernes, de débats entre Classiques et Romantiques, de tensions entre tradition et «esprit nouveau»: à bien y regarder, cette conception est loin de remettre en cause les structures profondes de notre historiographie. Opposer à l'accélération les forces qui constituent un frein, aux partisans de la vitesse ceux de la lenteur, constitue certes une première ouverture, par rapport à une histoire qui avait tendance à privilégier systématiquement le premier terme: mais elle est insuffisante, car elle ne tient pas compte de la majorité des oeuvres, qui restent, quoi qu'on en dise, extérieures à cette dialectique.

Pour échapper à ces tensions, peut-être qu'une représentation de l'histoire littéraire comme un espace à plusieurs dimensions, traversé par des conflits incessants et non par une ligne unique, se révélerait plus féconde. On songe, entre autres références critiques, à certaines pistes suggérées par Franco Moretti, qui donne à l'histoire littéraire l'objectif de montrer au lecteur moins un cheminement de la littérature qu'une sorte de rhizome ou d'arborescence. De fait, si l'histoire littéraire parvenait à être présentée comme une «histoire des conflits dans la sphère des formes esthétiques» - et le travail critique, à apparaître comme «démembrement» de ce «champ esthétique[v]», - la présence même d'expériences parallèles pourrait trouver une nouvelle signification.


Les limites d'une « esthétique des œuvres mineures »


[i] W. Marx, op. cit., p. 18.

[ii]

Ibid., p. 19.

[iii] Il ne faut pas méconnaître, bien sûr, les différences entre les deux ouvrages: schématiquement, on peut dire que l'arrière-gardisme analysé dans l'ouvrage de William Marx relève d'un culte obstiné de l'ancien contre la valorisation du nouveau, tandis que l'antimodernisme d'Antoine Compagnon est assimilable à une forme d'inquiétude prophétique face au mouvement de l'histoire: à la méconnaissance des enjeux de la modernité, quasi générale chez les premiers, s'oppose la conscience critique aiguë que l'on observe chez les seconds.

[iv] Cf., pour cette distinction fondamentale, J. Paulhan, Les fleurs de Tarbes, Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 1990.

[v] F. Moretti, Segni e stili del moderno, cit., p. 20.



Paul-André Claudel

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Février 2007 à 20h43.