Atelier

REPERTOIRE

La notion de répertoire générique recouvre deux réalités distinctes : l'ensemble ordonné que constituent les traits d'un genre, et le système que forment les genres disponibles. Dans les deux cas l'accent est mis sur l'interdépendance des éléments, leur historicité, et l'ouverture du répertoire : ni la définition d'un genre ni celle de la littérature ne sont faites de la juxtaposition d'ensembles clos et homogènes. Dans une logique descriptive, on peut répertorier l'ensemble des traits qui définissent un genre, les points de ressemblance qui en associent les membres. Tous les genres ne constituent pas des catégories de même statut ; la consolation ou le tombeau reposent sur une situation pragmatique, l'épigramme sur une forme, le roman épistolaire sur une combinaison de traits formels (l'alternance des discours), modaux (la prise de parole des personnages, et celle d'un narrateur qui les surplombe dans le paratexte), thématiques (intériorité, passion amoureuse, conflits de pouvoirs), intertextuels (le rapport aux exemples passés du genre) auxquels s'ajoutent une situation d'inclusion à l'intérieur du grand genre romanesque.

Dans ce répertoire, les œuvres individuelles sélectionnent des traits et ne sont pas nécessairement liées entre elles par les mêmes caractéristiques. Ainsi Les Fragments d'un discours amoureuxw et le Système de la mode de Barthes ne sont pas des essais pour les mêmes raisons, et ce que Don Quichotte partage avec Madame Bovary à l'intérieur de la postulation du roman (la veine critique et méta-romanesque) n'est pas ce que Madame Bovary partage avec Middlemarch. Jakobson a proposé avec l'idée de dominante une systématisation de la description du répertoire d'un genre, somme de procédés linguistiques organisés hiérarchiquement et dominés par un trait formel (la narrativité pour le roman par exemple). Tout aspect textuel ou contextuel est pourtant susceptible de devenir pertinent génériquement (« genre-linked », dit Alastair Fowler) : mode mimétique, structure métrique, taille, sujet, valeurs, affects, situation, finalité, personnages, structure de l'action, rappel intertextuel, rôle du lecteur … Ceci explique qu'une œuvre puisse participer de plusieurs genres, hors de toute idée d'hybridation. Ce qui était un trait de genre à une époque donnée peut aussi perdre sa pertinence : la modestie d'une condition sociale n'implique plus la comédie, bien au contraire. Les traits sont enfin susceptibles de changements fonctionnels ; les destinations tonales des vers en sont un bon exemple, un mètre pouvant se prêter à l'écriture d'une chanson après avoir été longtemps considéré comme héroïque. L'exigence de reconnaissance dans le temps implique cependant que le répertoire d'un genre ne soit pas renouvelable indéfiniment.

Plusieurs genres peuvent partager des traits – lyrisme, comédie, pornographie ont en commun une structure de répétition. Ce qui montre combien ces traits n'ont de sens que dans leurs liens mutuels ; la forme répétitive définissant la poésie tire son sens de la structure du vers et de la production d'un réseau d'images, lorsque la répétition qui informe la comédie classique construit ses effets à partir d'une anthropologie des vices et des types humains. Le répertoire des traits d'un genre est donc profondément dépendant de l'histoire.

Le répertoire des genres a lui aussi des statuts très divers suivant les théories concernées : espace coextensif à celui de la littérature, découpé selon des critères homogènes dans toutes les « triades » ; éventail de possibles formels, chez Bourdieu, au sein desquels l'écrivain construit sa trajectoire ; système de systèmes, pour les formalistes russes… Alastair Fowler propose quant à lui une vision tolérante des genres disponibles, intégrant tout label en usage à une époque donnée : il faut, explique-t-il, élargir le répertoire critique pour prendre la mesure de la variété effective des formes littéraires ; ce qu'on appelle les « petits genres », petits par leur brièveté textuelle, leur durabilité, ou la valeur qui leur est accordée, trouve ainsi place sans rapports de précellence auprès des « grands genres ». Gérard Genette explore un moyen terme entre ces positions, reconnaissant la validité heuristique et herméneutique des tentatives de systématisation des genres, tout en posant qu'en pratique aucun genre n'a de supériorité hiérarchique sur aucun autre.

« L'air de famille » wittgensteinien est une métaphore tentante pour décrire le réseau diversifié de liens qui unit ou disjoint les genres : il préserve la diversité des liens entre genres, et souligne que c'est parfois par un seul de leurs traits que les genres s'associent, de même qu'à l'intérieur d'une famille certains membres partagent une ressemblance physique, d'autres un trait de caractère, d'autres les deux, d'autres rien du tout ; il laisse place cependant à la mise en lumière de constantes structurales dans les rapports intergénériques : « l'inclusion, le mélange (tragi-comédie), l'inversion (romance et roman picaresque), et le contraste (sonnet et épigramme) » (Alastair Fowler, Kinds of literature, Harvard UP, 1982, p. 216), ou encore la hiérarchie. Certains genres apparaissent ainsi comme les espèces d'un autre – le roman est pourvu de nombreux sous-genres ; la situation de contre-genre, ou de genres doubles, est un cas intéressant des relations génériques : blason et contre-blason, éloge et blâme, ou, dans un couplage non plus axiologique mais modal, biographie et autobiographie, entretiennent une relation de contrepoint.

L'homonymie de ces deux « répertoires » n'est pas fortuite, elle souligne la diversité des échelles de découpage du littéraire et la mutabilité constante des formes et des fonctions ; la logique profonde qui organise le système littéraire est nécessairement plurielle, fondée tout à la fois sur les structures de la langue, sur de lourdes missions éthiques, et sur une série de conventions efficaces dont font partie les genres.



Marielle Macé

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 27 Avril 2005 à 11h52.