Atelier



Récits de filiation, par Laurent Demanze.


Ce texte est le Prologue à Encres orphelines, Paris, Corti, 2008. Il est publié ici avec l'aimable autorisation de l'éditeur. Compte rendu dans Acta fabula par David Vrydaghs: Le récit de filiation dans la littérature contemporaine.



Récits de filiation


«Faire sa propre histoire n'est possible qu'à la condition de l'héritage.»

Jacques Derrida, Spectres de Marx

Comme l'ombre portée d'une modernité en rupture d'héritage, le récit contemporain investit mélancoliquement le temps des origines. Car il y va depuis une vingtaine d'années d'une investigation inquiète, menée par un individu incertain, mais qui cherche à travers son ascendance une parcelle enfouie de sa vérité singulière. Héritier problématique, l'écrivain contemporain échafaude des récits de filiation, pour exhumer les vestiges d'un héritage en miettes et raccommoder les lambeaux de sa mémoire déchirée. Entre transmission brisée et héritage d'une dette, ces écritures de soi réinventent une identité singulière et plurielle à la fois. Car en restituant les vies dispersées de l'ascendance, l'écrivain contemporain découvre en lui la permanence d'identités défuntes. L'écriture de soi cède alors à un souci archéologique, qui ausculte les survivances du passé et dévoile une part insue de soi. C'est au miroir de l'autre que se découvre l'individu contemporain, élaborant un récit où la fiction se mêle aux souvenirs, et l'écriture de soi à la fable familiale. Le récit empêché de l'ascendance propose des figures de soi différées et le portrait éclaté d'une fragile identité.

Livré à l'inquiétante étrangeté des origines, l'écrivain contemporain s'affronte au basculement d'une modernité, qui ébranle la transmission et met en crise la tradition. Entre table rase et culte du progrès, la modernité a valorisé le geste de rupture et mis à bas les autorités, brisant le lien ténu que nouait le présent avec son passé. «Le sujet, écrit Dominique Viart, s'appréhende comme celui à qui son passé fait défaut.»[1] Face au chapitre vacant de sa mémoire, l'écrivain s'enfonce alors dans les incertitudes de ses souvenirs. Mais c'est alors une anamnèse mélancolique au goût de cendre, où la dette se mêle à la transmission d'une cassure. Le récit de filiation s'ancre en effet au lieu même d'une blessure, entre témoignage entravé et offrande aux figures révolues de l'ascendance. L'écrivain contemporain ausculte les heures anciennes à la recherche des traces effacées d'un passé disparu, comme si quelque chose d'inaccompli –en souffrance– hantait les temps présents.

Le récit de filiation prend ainsi acte d'une crise de la transmission inaugurée par le projet moderne: mais la modernité triomphante, qui célébrait la libération des entraves du passé, a laissé place à une douloureuse mélancolie, qu'agite sans cesse la conscience blessée d'un passé perdu. Sans renier le soupçon critique qu'a imposé la modernité, l'écriture contemporaine réinvestit le champ délaissé du passé, pour donner visage à ce qui a sombré et invoquer une fois encore les fantômes d'autrefois. Le récit de filiation s'élabore alors au confluent de deux héritages, et articule l'un à l'autre le désir de témoigner d'un passé familial, dont le deuil pèse sur la conscience, et la saisie d'un héritage littéraire, à travers lequel l'écriture approfondit son propre questionnement.


Airs de famille

Le début des années 1980 marque un infléchissement dans la littérature. Les avant-gardes s'essoufflent alors, et le Nouveau Roman, qui délaisse les empêchements d'un récit entravé à force de mise en abyme ou de tropisme, fait volte-face, entre palinodie autobiographique et repentir narratif. La littérature contemporaine se réclame encore du soupçon, mais s'inscrit dans ce reflux de la modernité, qui laisse derrière elle les vestiges brisés de la mémoire et la figure inquiète du sujet. Si bien que les années 1980 sont une charnière[2]. L'écriture contemporaine est en effet travaillée par un retour au récit, mais un récit strié d'ellipses et de lacunes, un récit porteur de mémoire et taraudé par un passé absent. Le récit contemporain renoue alors avec les histoires de famille, qui sous-tendaient la littérature, du conte aux fresques généalogiques. On sait depuis les analyses de Marthe Robert[3] combien le motif familial traverse en profondeur l'écriture narrative. Mais l'interrogation renouvelée de la mémoire familiale dit aussi quelque chose des apories contemporaines de l'héritage et des empêchements de la transmission. Et si Pierre Michon et Pierre Bergounioux publient leur premier récit en 1984, si Gérard Macé se penche plus intensément sur les secrets de la filiation dans Les Trois Coffrets en 1985, c'est que ces années font époque. Ces œuvres s'inscrivent dans un temps qui tient registre d'une communauté perdue, et témoignent, chacune singulièrement, d'une interrogation nouvelle de la mémoire.

Chez certains, la famille est le lieu d'une interrogation trempée de sociologie –François Bon et Annie Ernaux–; la filiation circonscrit chez d'autres le lieu d'une inquiétante étrangeté où se cherchent les figures renouvelées du fantastique –Marie Ndiaye et Emmanuel Carrère– ou du mythique –Sylvie Germain–. L'enquête généalogique, chez Pierre Bergounioux, Pierre Michon et Gérard Macé, procède d'une interrogation aiguë de la mémoire. Sans ignorer ni les procédures de la sociologie, ni les outils de la psychanalyse, ces trois auteurs auscultent la mémoire d'une ascendance effacée par la modernité. Car la modernité ouvre une crise des appartenances communautaires et des identités individuelles. L'enquête généalogique de Pierre Bergounioux, Pierre Michon et Gérard Macé dit le désir de se ressaisir soi-même à travers les figures de l'ascendance, en dressant l'archéologie de la modernité, comme si l'invention de soi avait désormais partie liée à la récollection d'une communauté perdue.

Les récits de Pierre Bergounioux, de Catherine à La Maison rose, se vouent à interroger les existences blessées de l'ascendance, au rythme d'une enquête amont où la sociologie se mêle à la philosophie. Car les êtres enfuis, dont le silence pèse sur le narrateur comme un secret de soi inaccessible, sont prisonniers d'un basculement de civilisation, qui rompt les rythmes sociaux et morcelle les cohésions communautaires. Si bien que le récit de soi tente, chez Pierre Bergounioux, de dresser l'inventaire des désirs inassouvis, de cartographier les transmissions échouées et de prendre la mesure des déterminismes géographiques. Entre la rumeur des événements, dont l'écho retentit dans L'Orphelin, et la longue durée de la géographie, Pierre Bergounioux exhume le récit manquant des siens, pour s'acquitter d'une âpre dette.

Vies minuscules de Pierre Michon fait recueil de huit vies infimes et sans mémoire dont les trajets échoués sont pris en charge dans une langue rutilante. Entre célébration du peu et apothéose du dérisoire, le narrateur s'invente une mémoire auprès de ces êtres sans tradition, et inspecte les replis de son identité au miroir de quelques figures mal épanouies, dont il sertit les branches dépareillées de son arbre généalogique. Pour combler la carence paternelle qui enténèbre son existence, le narrateur se lance dans une anamnèse identitaire où les existences de l'ascendance le cèdent aux anonymes de l'archive. Car ces huit vies sont tendues entre la genèse d'un écrivain incertain qui procède à rebours et la constitution d'une anthropologie du peu, entre une ligne autobiographique et une ambition de mémoire.

Gérard Macé semblablement arpente cet autre temps de la mémoire, lorsque récitants et colporteurs faisaient cohésion autour de récits disparates, de bribes de chansons et de réflexions éthiques. Mais derrière cette bibliothèque de Babel, transparaît toujours en palimpseste le récit empêché d'une ascendance malheureuse, si bien que l'œuvre de Gérard Macé, écartelée entre fictions biographiques et poèmes en prose, transpose les secrets de la filiation au temps de Nerval et de Baudelaire. Comme si pour dire l'enquête intime de celui qui est confronté au silence des ancêtres, Gérard Macé investissait les figures de déchiffreurs et les silhouettes d'un XIXe siècle orphelin.


Du roman familial au récit de filiation

Le récit de filiation porte ainsi l'empreinte de bouleversements sociologiques et s'inscrit dans un moment épistémologique. Mais le récit de filiation prolonge également des formes –le roman familial, le roman des origines et le roman généalogique–, auxquelles il emprunte et qu'il transgresse. Le récit de filiation est en effet un genre second qui travaille à partir d'investigations subjectives, d'agencements critiques et de traditions narratives. Au roman familial, il emprunte l'inquiétude identitaire d'une narration qui reconfigure, entre trahison et transfiguration, entre réel et fiction, les démêlés du sujet avec l'étrangeté familiale. Au roman des origines, il emprunte l'incessant entrecroisement de la mémoire familiale et de la mémoire intertextuelle, selon un vertigineux jeu de mises en abyme, où investigation généalogique et fouille intertextuelle s'entrelacent. Plus distant envers le roman généalogique, le récit de filiation n'en souligne pas moins les identités souterraines de la longue durée, et l'élargissement aux dimensions d'une sociologie critique.

Roman familial, roman des origines ou récit de filiation, ces trois formes narratives ne se suivent pas le long d'une histoire des formes et des pratiques, mais s'étagent et s'emboîtent. Avec le roman familial, Freud élucide une pratique identitaire. Il faut attendre Marthe Robert pour prendre au pied de la lettre la proposition freudienne et considérer le roman familial comme la fabrique de l'affabulation romanesque, comme si le romancier plus qu'aucun autre construisait son œuvre à partir des bribes narratives de son roman familial. C'est alors à une combinatoire romanesque que s'adonne le romancier. Mais si les analyses de Marthe Robert ont le mérite d'historiciser l'hypothèse freudienne à la lumière d'une histoire du roman, c'est une histoire qui selon elle touche à son terme. Attentif au retour du récit, Dominique Viart, en revanche, montre que le récit de filiation définit les enjeux du contemporain. Moment épistémologique, le récit de filiation répond au malaise d'une modernité, qui démultiplie et intensifie les figures du révolu et les emblèmes du désuet. Le sujet contemporain se pense dès lors à rebours d'un temps qui récuse l'héritage familial et la transmission généalogique. Archiver les vies révolues, inventer et inventorier les généalogies de soi, voilà à quoi s'adonne le sujet mélancolique de cette fin de siècle.


Freud: le roman d'un lecteur

Freud ne publie son article «Le roman familial des névrosés» qu'en 1909, mais la question l'obsède dès 1897[4]. Autrefois symptôme de la paranoïa ou de la névrose, le roman familial est progressivement devenu sous sa plume une étape décisive dans la fabrique identitaire, grâce auquel l'enfant déçu par ses parents s'invente une famille de substitution pour dire sous couvert de narration fantasmatique ses démêlés avec son origine. Le roman familial s'ancre dans une double perte: la crainte d'être évincé dans l'amour de ses parents et la déception qu'ils provoquent chez l'enfant, lorsqu'il réalise que ses parents ne sont ni des dieux, ni des héros. C'est dire que le roman familial est un récit fantasmatique dans lequel s'assouvit un désir, se corrige une réalité et s'apaise une crainte. Le roman familial est un récit de compensation qui vient combler un vide ou une défaillance dans l'univers de l'enfant, et lui servir de béquille dans la constitution de son identité. L'enfant se construit en s'inventant une histoire, en se racontant, à travers la trame d'un récit, le mystère de ses origines et les étapes d'une enquête: le roman familial a valeur d'investigation et ouvre la fiction comme le champ exploratoire de l'identité. La fiction supplée, selon les lois du désir, les apories d'un réel insatisfaisant, en cherchant «à accomplir des désirs, à corriger l'existence telle qu'elle est»[5], comme si la fiction devenait le lieu de réalisation par défaut d'une existence décevante.

Freud fait du roman familial un moment fondateur dans la genèse de soi. Mais ces rêves diurnes, forgés dans l'enfance avant d'être refoulés, ne sont pas l'expression spontanée et transparente d'un malaise intime, puisqu'ils travaillent à partir de souvenirs de lecture. Si bâtards et enfants trouvés se rencontrent si facilement d'un roman familial à l'autre, c'est qu'ils puisent à la même source, contes ou mythes entendus, récits lus par les parents ou les enfants. Le roman familial a partie liée au bricolage, car l'enfant y mêle lectures, éléments biographiques et intrigues historiques. Le roman familial est donc une fiction seconde, qui retravaille des lectures et reconfigure des bribes de réel. C'est un récit construit à l'aune d'une culture et à la mesure d'une bibliothèque, un récitperméable aux bouleversements des sociétés et aux mutations des imaginaires.

En inventant des parents de substitution, le roman familial revêt une fonction émancipatrice. Car le roman familial, qui écarte les figures parentales, rejoue à la mesure d'un individu l'affrontement de la société moderne avec les emblèmes du passé. Dès 1909, Freud rapprochait les conflits d'un sujet avec sa parenté et ceux d'une génération avec les figures de la loi et de l'autorité. Tout se passe alors comme si le roman familial avait valeur de symptôme du rapport que noue une époque à son passé et à sa tradition. Attentive aux métamorphoses des fantasmes romanesques, Carine Trevisan, dans Fables du deuil, propose de considérer la Première Guerre mondiale comme un basculement[6]. Car cette césure historique a laissé derrière elle tant d'orphelins qu'elle aurait mis un terme aux aventures du bâtard et de l'enfant trouvé, analysées par Freud et Marthe Robert. Tandis que le roman familial destitue les parents au profit de figures glorieuses, le siècle naissant va ouvrir la voie à des récits d'orphelins ou d'héritiers problématiques. Confrontés à des pères absents ou des mères endeuillées, victimes sacrifiées par l'Histoire, il ne s'agit plus pour les héritiers orphelins de la guerre de s'émanciper symboliquement ni d'ébranler les figures de la loi mais de combler les lacunes des origines et de mettre en récit des êtres fantomatiques.

Cependant, Michel de Certeau a montré que le récit avait affaire au minutieux travail de la perte et du deuil, en ne cessant de séparer le passé et le présent. Le récit fabrique du présent en se libérant du passé, ce qui ne va donc pas sans un soupçon d'émancipation: peu ou prou, selon Michel de Certeau, raconter est une manière de mettre au tombeau et de délaisser cela même qu'on veut pieusement recueillir[7]. De plus, Freud prend bien garde de souligner que le roman familial ne rejoue pas les métamorphoses du meurtre du père, car il exprime également la nostalgie du parent idéal perdu. Ni récit d'émancipation, ni meurtre symbolique, le roman familial est un récit de la perte qui parvient, à force de détours et de travestissements, à maintenir sous une forme réélaborée les parents de jadis. À la façon d'une dialectique perverse, où il faut perdre ses parents pour mieux les retrouver, le roman familial contracte, le temps d'un récit, les métamorphoses des figures parentales. Le roman familial s'accomplit en effet, selon la belle formule de Marthe Robert, «dans un même mouvement de l'imagination où on ne sait ce qui l'emporte en fin de compte de la piété ou du reniement.»[8] Roman familial ou récit d'orphelin, il s'agit toujours ainsi de faire pièce à une étrangeté et de compenser une perte, imaginaire ou réelle. Car l'enfant compose son roman familial, lorsque ses parents lui sont devenus, dit Freud, étrangers. Lequel, dans une formulation antérieure, évoquait ces fantasmes romanesques sous le nom d'Entfremdungsroman:

le roman de l'étrangeté. C'est dire qu'est endurée l'épreuve malheureuse d'une séparation d'avec une harmonie antérieure.Roman familial et récit d'orphelin prennent naissance dans une lacune ou un manque, ici individuel, là historique. Et ils s'affrontent alors à la perte ou à l'inquiétante étrangeté de figures familiales, et trament tous deux, entre figuration mythique et restitution archéologique, des célébrations des retrouvailles.


Marthe Robert: la dialectique des postures

C'est en 1972 que Marthe Robert publie Roman des origines et origines du roman, où elle choisit de prendre à la lettre la formule de Freud: le roman familial serait le creuset de la création romanesque. Moins donc l'enfant collecteur de mythes et de lectures, glanés dans le bruissement de la parole parentale, qu'un adulte démiurge construisant de toutes pièces un univers à la mesure de son désir. Tout le livre est construit autour de la dialectique qui entrelace deux figures antithétiques mais inséparables : l'Enfant trouvé et son monde chimérique d'une part, et de l'autre le Bâtard parti à la conquête du réel. Et ces figures retracent également l'histoire de l'individu, d'abord Enfant trouvé ignorant la différence sexuelle avant de laisser place au Bâtard. La tension que Marthe Robert dessine chez les écrivains qu'elle étudie est donc également une dialectique intime, où s'affrontent divers états de l'histoire d'un individu déchiré entre deux tendances contradictoires. Le livre de Marthe Robert constitue ainsi une histoire du roman. Il s'ouvre, après une longue introduction, sur l'univers des contes, avant d'entamer la rapide conquête du roman, depuis sa naissance roturière jusqu'à sa mort pressentie. On passe des aventures de Don Quichotte et de Robinson aux entreprises glorieuses des héros de Balzac ou à celles dérisoires des personnages de Flaubert: on chemine depuis l'«Autre côté» pour découvrir une «Tranche de vie». Comme dans le court article de Freud, se dessine une analogie très forte entre le devenir de l'individu délaissant le monde imaginaire de l'Enfant trouvé pour les conquêtes du Bâtard, et d'autre part les hésitations du genre romanesque abandonnant peu à peu, et non sans regret, le monde utopique des îles désertes ou de la chevalerie, pour se tourner vers l'âpre réalité.

Si Marthe Robert ouvre le roman familial à la rumeur du monde, aux secousses qui bouleversent jusqu'au plus intime de l'individu, c'est que l'histoire du roman et des soubassements sociaux qui le portent sont à l'image du développement de l'individu. Au monde mystérieux et hors du temps de l'Enfant trouvé fait écho la situation de la bourgeoisie anglaise du XVIIe siècle «sans ancêtres, ni sol, ni titres»[9]. Tandis que la geste napoléonienne, véritable emblème de l'ascension de la bâtardise, prolonge «le régicide récent qui a pour chaque Français la signification d'un parricide collectif»[10], et donne droit de cité au Bâtard. Tout se passe comme si les devenirs du romancier redoublaient les étapes du cheminement historique. Et Marthe Robert d'ajouter alors un épilogue, s'inquiétant de l'avenir du roman, et de ce qui succèdera aux rêveries de l'Enfant trouvé et aux aventures du Bâtard. Car bientôt Joyce, Proust et Kafka mettront selon elle un terme aux ambitions du Bâtard. Si l'Ulysse raconte l'odyssée parodique d'un fils en quête d'un père, si le narrateur de La Recherche collecte compulsivement titres, généalogies et filiations, pour mettre au jour la loi secrète qui gouverne les mondes qu'il traverse, la loi qui régit cependant les générations est si fragmentée qu'elle en devient indéchiffrable, et le roman du Bâtard touche alors à sa fin. Voilà brisée au début du siècle la tension fondatrice qui, jetant de part et d'autre l'Enfant trouvé et le Bâtard, assurait la dynamique intime du roman. Seul sur la scène romanesque, l'Enfant trouvé règne désormais sans partage. Mais le retour de l'Enfant trouvé dans le roman n'a pas valeur de régression, car les contrées de la rêverie et les pays utopiques ne sont plus de saison dans le roman d'avant-garde évoqué par Marthe Robert. Si l'Enfant trouvé fait retour dans le roman du XXe siècle, c'est moins en recourant aux matières de la rêverie, qu'en s'exilant délicieusement dans les manières de la littérature. Façon de dire que l'Enfant trouvé délaisse le réel et l'Histoire, non pas pour construire de nouvelles îles utopiques en marge du monde, mais pour investir réflexivement les formes littéraires comme autant de citadelles à l'abri de l'Histoire: expérimentations formelles, souci de «tournures neuves et d'assemblages inédits»[11].

Trente ans ont passé depuis l'amer constat de Marthe Robert, et l'on ne peut s'empêcher de songer que la mort du roman est loin encore d'être consommée. Depuis les années 1980, le Bâtard, qui selon Marthe Robert avait disparu de la scène intime du romancier, semble de retour. Non pas comme thème, puisque les récits de conquête sont désuets, mais comme exigence esthétique et comme mouvement vers la littérature: la langue littéraire est cela même que convoitent des écrivains mal nés, issus d'un milieu rural ou patoisant, mais qui s'inventent un père littéraire pour partir à la conquête des Lettres. La puissance tutélaire de cet intercesseur sera d'autant plus efficiente qu'il émane aussi d'un milieu rural avant d'advenir à soi: il aura nom alors Rimbaud, ou Faulkner. Gérard Macé, Pierre Bergounioux ou Pierre Michon sont autant de figures de cet écrivain contemporain parti à la conquête de la littérature comme d'autres le furent de Paris, mais qui gardent néanmoins en eux le sentiment d'abandonner leurs proches et de trahir pour une part leurs origines.


Dominique Viart: écrire avec le soupçon

Dans son article «Filiations littéraires», Dominique Viart souligne l'extraordinaire foisonnement du thème familial dans la littérature contemporaine. Un thème a valeur de symptôme, une obsession valeur d'indice: l'enquête familiale qui sous-tend nombre de récits depuis les années 1980 circonscrit le lieu d'un malaise. Dominique Viart montre, en effet, à la suite de Georg Lukács et de Lucien Goldmann[12], qu'il y a souvent une profonde analogie entre une hantise thématique, les procédures romanesques qu'elle impose et l'inscription du genre dans le champ littéraire. Le roman était picaresque, lorsque le genre roturier rivalisait avec une tragédie et une épopée légitimées par la tradition poétique ; le roman devint roman d'ascension sociale quand le genre romanesque gravit les échelons de la légitimité. «Le roman thématise volontiers dans ces fictions quelque chose de la situation dans laquelle il se trouve ou croit se trouver dans le champ culturel»[13]. Le récit de filiation semble ainsi de nos jours le symptôme d'une situation historique marquée par la lacune et l'inquiétude de la mémoire. Parents victimes d'une histoire devenue folle, pères évanouis ou mélancoliques, mères endeuillées ou sacrifiées: les figures parentales ne fournissent ni modèles ni repères à l'aune desquels se constituer. Le passé parental est le chapitre vacant de la mémoire, il est l'insu d'un sujet qui peine à le reconstituer à force d'hypothèses généalogiques et d'investigations imaginaires. Le passé se décline tour à tour en figures de l'héritage impossible, de la mémoire empêchée ou de la transmission d'une dette, comme si le rapport de l'individu contemporain à son passé était infailliblement frappé du sceau de la perte. Tout se passe comme s'il y avait eu une césure historique, et qui le laisse désorienté.

À partir du XVIIIe siècle, en effet, la modernité a commencé par désigner la qualité différentielle d'une époque, mais pour devenir bien vite une valeur dans laquelle se déchiffrait le désir de rompre avec la tradition ou de briser le poids des héritages. Hans-Robert Jauss montre ainsi qu'il s'agit pour la modernité de procéder à «l'élimination d'un passé par la conscience historique qu'un nouveau présent prend de lui-même.»[14] Entre intensification du présent et appel réitéré à un avenir plus lumineux, la modernité est la matrice des messianismes et des téléologies du progrès, qui ont marqué de leur empreinte le XIXe siècle et l'aube du XXe siècle. Les avant-gardes d'après guerre participent encore du soupçon de la modernité. Peu ou prou, la modernité rejoue le conflit oedipien, dans lequel il s'agit de liquider les formes autoritaires de la loi et de la tradition, pour libérer les virtualités étouffées du présent. Néanmoins les axiologies qui légitimaient le récit de la modernité et la modernité comme récit ont failli, car les méta-récits de légitimation analysés par Jean-François Lyotard sont désormais en ruines, laissant à l'époque contemporaine un goût amer de fin de l'histoire[15]. Tout se passe alors comme si l'époque contemporaine vivait la face sombre et amère d'une modernité, qui jadis se vivait comme rupture libératrice et triomphante, mais qui s'éprouve comme perte d'un passé désormais inaccessible et indéchiffrable.

Dominique Viart montre que le récit de filiation contemporain réinvestit tout un héritage intertextuel, non pas à la recherche de modèles mais pour approfondir ses propres interrogations: c'est une écriture critique, et qui se sait traversée par les mythes et les sédimentations littéraires. Traversée des médiations, l'écriture contemporaine s'enfonce dans l'épaisseur des héritages pour se saisir au plus intime. Le contemporain travaille ainsi avec le soupçon, dans des œuvres profondément dialogiques qui font leur deuil de toute saisie immédiate du réel, parce qu'elles ont fortement conscience de travailler sur des médiations. Récit de filiation donc, et non pas roman généalogique comme chez Roger Martin du Gard ou Georges Duhamel, désireux de saisir une histoire collective à partir de parcours individuels. Car si ici comme là, le souci de dire les événements du siècle déborde la mémoire familiale, il n'en demeure pas moins que le récit de filiation inverse la chronologie: on ne va plus d'un ancêtre à sa descendance, mais d'un héritier problématique et inquiet vers une ascendance. C'est assez dire que le récit de filiation est le récit d'une enquête ou d'une archéologie, qui collecte les bribes disjointes du passé. On passe d'une succession événementielle à une rétrospection herméneutique, et à l'ordre des faits se substitue le travail de reconstruction d'une mémoire incertaine, qui tente de rassembler une communauté à partir de ses ruines, et de dresser le portrait morcelé du passé. Mais il s'agit moins d'un roman que d'un récit, puisque si l'enquête de filiation se livre à un travail critique sur les défaillances de la mémoire, elle se déploie «à l'ombre du roman», pour reprendre le titre d'un article de Dominique Rabaté[16]. Partagé entre la méfiance et la fascination envers les fastes du roman, le récit de filiation s'élabore à distance de la puissance d'enchantement du roman, ne cessant de creuser l'espace problématique d'un doute envers la narration elle-même. Voilà pourquoi le récit de filiation se trouve au croisement de genres pluriels et de multiples formes: fictions biographiques, traités minuscules et récits de soi.

Une mélancolie de la littérature taraude alors des auteurs qui ont la vive conscience de la profusion des œuvres, du poids des références et des héritages. Le récit de filiation élabore un imaginaire spécifique de l'intertextualité, un imaginaire de la secondarité, où notes infra-paginales, sources de seconde main, fragments de lectures, scholies et citations-fétiches sont omniprésents. Mais la bibliothèque n'est plus vectorisée par un projet qui organiserait et sélectionnerait les œuvres. Tandis que la modernité construisait son propre parcours selon une axiologie ponctuée de modèles et de contre-modèles, l'écriture contemporaine se fraye des chemins de traverse, à rebours du temps. Tels vestiges intertextuels, qui sont autant de préfigurations d'une écriture inquiète, rendent sensible la mélancolie du tard-venu. Car s'inscrire dans une filiation, c'est d'abord reconnaître cette position seconde de soi ou se heurter à la clôture aliénante de la bibliothèque. Or, c'est bien souvent dans cette aporie que l'écriture contemporaine trouve son salut, pour en finir avec l'autodépréciation mélancolique. La citation vient en effet combler un vide, et suppléer une parole défaillante. «La citation, aveu de faiblesse, récite avec prédilection les discours de la mélancolie» notait autrefois Jean Starobinski[17]. L'écriture contemporaine préfère mettre en scène ces écrivains antérieurs comme des figures vivantes, aux prises avec le difficile tâtonnement qui les porte vers leurs œuvres. Non pas des auteurs déjà constitués mais comme en deçà d'eux-mêmes, en train de s'affronter en personne aux remparts de la bibliothèque. L'écriture contemporaine investit les œuvres antérieures comme autant de figures détournées de son inquiétude singulière. Flaubert et Rimbaud, Baudelaire et Nerval nourrissent en profondeur les interrogations du récit de filiation, dans la mesure où ces auteurs se sont affrontés en leur temps aux impasses familiales. Le récit de filiation se creuse ainsi en miroir, convoquant les figures d'un XIXe siècle orphelin pour dire leurs démêlés avec les emblèmes de l'origine. Le récit de filiation dans ce dispositif en miroir dresse une archéologie de la modernité et redouble l'expérience de la lacune familiale, en s'aventurant aux sources mêmes de l'invention du solitaire, orphelin d'une communauté perdue.


L'ombre de la modernité

«Il n'y a pas de familles aujourd'hui, dit à sa mère un jeune noble de Balzac, il n'y a que des individus.»[18] Jadis communauté où se forgeaient les identités, la famille à l'aube du XIXe siècle connaît un bouleversement irréversible, dont l'époque contemporaine subit encore les secousses. Car le XIXe siècle prend naissance dans un meurtre symbolique qui plonge les enfants du siècle dans un deuil impossible. La Révolution, qui ouvre pour ainsi dire le siècle, scinde la durée en deux et coupe l'individu moderne des temps antérieurs. Dès lors l'individu s'imagine sans héritage, condamné à s'inventer une différence essentielle, sans autre légitimité que son absolue liberté, à la recherche d'une vérité sur soi, que nulle communauté désormais ne détient. C'est que le siècle du désenchantement a porté atteinte aux grandes figures de la paternité, qu'il ne cesse de démettre ou d'imposer de nouveau, dans une valse de régimes, qui des rois aux empereurs, tantôt glorieux, parfois dérisoires, montre que l'on a bien du mal à oublier complètement les anciens emblèmes de la famille.

Tout le siècle est ainsi tiraillé entre la répétition de la rupture révolutionnaire et son impossible oubli. Comme l'a montré Mona Ozouf[19], la littérature est alors l'incomparable laboratoire où s'élabore la guerre de cent ans entre l'Ancien Régime et la Révolution, entre le désir obstiné de réinstaurer les traditions antérieures et l'appel de la modernité. La terre, le sang ou le lignage, s'ils continuent de fasciner les imaginaires, n'en ont pas moins cessé de définir l'individu: une fracture s'insinue entre l'individu et son passé familial, entre la liberté anxieuse d'aujourd'hui et les liens communautaires d'hier. Somme toute, une telle fracture ne va pas sans sa traîne de dénégations, à commencer par ces généalogies bourgeoises qui vont alors fleurir par milliers, comme si l'on procédait alors à un dernier inventaire. Du reste, le XIXe siècle, pour contrebalancer cette économie nouvelle d'une mémoire déchirée, va céder à la passion de l'archive qui, de la multiplication des musées aux vastes entreprises historiographiques en passant par l'avènement de la photographie, tente désespérément de constituer une mémoire artificielle susceptible de suppléer l'amnésie moderne. Or, objectiver la mémoire, stocker les archives ou emmagasiner les souvenirs, c'est aussi une façon de tenir éloigné son passé ou d'en célébrer la perte.

L'histoire de la famille semble ainsi scandée depuis le XIXe siècle par un progressif effritement. Le temps des patriarches est révolu. Les raisons sont nombreuses: influence du modèle du père aimant –paternité éthique incarnée par Joseph–; «socialisation» de la famille, surveillée et régulée par un État de plus en plus présent, qui dépossède progressivement les pères de leurs prérogatives; modernité issue de l'individualisme révolutionnaire qui promeut l'avènement de soi hors de tout héritage et déconsidère les leçons de la tradition; industrialisation et urbanisation. Toujours est-il qu'à travers tout le XIXe siècle va courir l'obsession d'une désagrégation de la famille: de l'extérieur lorsque l'État s'insinue dans son fonctionnement, de l'intérieur lorsque le siècle va fantasmer une inquiétante dégénérescence. Comme l'a montré Jean Borie[20], le temps est à l'inquiétude, à cette époque où la science croit montrer que les espèces sont soumises à une secrète entropie, qui dilapide les richesses héréditaires, en distillant dans l'arbre généalogique un noir poison. Car c'est alors le moment où le fonctionnement des maladies héréditaires commence d'être mis en lumière, au point de réveiller les mythologies de l'hérédité. Tares héréditaires, dégénérescence des espèces ou modèles épidémiologiques fournissent une matière romanesque et idéologique, où s'engouffrera le cycle zolien. Entre le péril vénérien et une improbable hérédosyphilis, une crise cancéreuse semble ronger la famille de l'intérieur. C'est une véritable «inquiétude identitaire»[21] qui frappe, selon l'expression de Rémi Lenoir, la famille au siècle passé, angoissée par l'épuisement imaginaire des lignages et l'affaiblissement des forces vitales.

La sociologie semble naître avec cette lancinante crise de la famille dont les sociologues auront été les témoins. Comte, Tocqueville, Le Play ou Durkheim en auront été les vigilants analystes[22]. Tout se passe en effet comme si le sentiment d'une crise de la famille était constitutive de l'émergence même de la sociologie[23]. Malgré des analyses différentes, ces auteurs ont su montrer qu'au règne des patriarches a succédé l'ère querelleuse des fils, lorsque l'univers hiérarchique a laissé place à l'univers démocratique, où le nombre a remplacé la puissance de jadis. L'individualisme égalitaire qui fonde la société moderne écrase l'épaisseur générationnelle de la mémoire familiale. Et lorsque la famille démocratique remplace la famille aristocratique, c'est la mémoire familiale qui se trouve amputée d'une part de ses légendes et de ses mythes. L'individu peine désormais à s'inscrire dans une histoire longue, depuis que la modernité accélère les rythmes sociaux, bouleverse les stabilités épistémologiques et rompt la puissance tutélaire de la tradition.

Du XIXe à la fin du XXe siècle, les relations de parenté et la mémoire familiale se sont effritées, laissant un individu en déshérence. Les causes ont changé, même si demeure le sentiment que l'irruption de la modernité ne cesse de se répéter, reproduisant à l'infini le choc de ses ruptures et de ses désagrégations. Tout se passe comme si la Révolution continuait et que l'ombre de la modernité jetait encore sur les contemporains la noire livrée, qui avait enténébré le siècle de Baudelaire. Comme le remarque Claude Burgelin, la fin du XXe siècle rejoue la crise des transmissions initiée au siècle précédent, car ce sont deux siècles hantés par les fantômes, deux époques «de transmission cassée, de mémoire blessée, de hâtives mises en terre, en oubli ou en charniers.»[24] Mais aux guillotines de la Terreur et aux charniers de l'Empire ont succédé les tranchées et les camps, qui ont mené plus loin encore la table rase de la mémoire. Ces chapitres de l'histoire, qui creusent dans les mémoires des lacunes irrémédiables, ont intensifié l'érosion entamée par la modernité: cassure de la transmission intergénérationnelle, fragilisation de la cellule familiale, dilapidation de la mémoire du long terme. Theodor Adorno et Jean-François Lyotard ont su mettre en évidence la complicité du projet moderne avec les hécatombes du siècle, et les impasses du progrès. Intensifiée et radicalisée, absolutisée et démultipliée, l'amnésie familiale initiée au siècle dernier s'est encore accrue au siècle de l'holocauste et de la guerre de masse.

On comprend mieux dès lors pourquoi le récit de filiation contemporain se creuse en miroir, confrontant un individu esseulé entre un passé qui n'est plus et un avenir qui tarde à venir, et les auteurs d'un XIXe siècle orphelin. Entre Baudelaire et Rimbaud, Nerval et Flaubert, l'écrivain contemporain approfondit son oublieuse mémoire à travers les failles du siècle passé, qui a vu sombrer le temps généalogique. Comme si incapables de constituer un roman familial empêché –récit autobiographique troué–, Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou Gérard Macé puisaient dans le siècle passé les bribes d'une narration de soi, en reconstituant le roman familial d'un Rimbaud ou d'un Flaubert –récit biographique supplétif–: comme si la fêlure qui a frappé de plein fouet le XIXe siècle ne cessait de hanter le temps présent, et qu'à la jonction entre récit de soi et investigation biographique, l'écriture contemporaine ressassait les origines d'une telle fêlure.

On sait, depuis les travaux de Maurice Halbwachs, que la mémoire individuelle s'entrelace intimement à la mémoire collective, et que les expériences singulières s'enchevêtrent étroitement au récit des ancêtres. Mais le XIXe siècle semble connaître un déclin de la mémoire collective, depuis que les traditions narratives qui sous-tendaient les communautés familiales et sociales s'effritent. Walter Benjamin a montré, dans «Le conteur», que la modernité a réduit à peu l'art ancien du récit, qui maintenait une unité organique aux sociétés traditionnelles. Si le XIXe siècle brise la chaîne narrative des générations, il tente de lui substituer une mémoire non plus collective mais historique. Car le siècle de l'historiographie construit une mémoire historique, qui à force de dictionnaires biographiques, de galeries de portraits ou d'entrées au Panthéon, tente de constituer une grammaire de la république et de la nation. Dans ce répertoire biographique où s'invente un imaginaire social, l'historiographie tente de susciter une mémoire historique qui supplée la dégradation de la mémoire collective, car comme l'écrit Maurice Halbwachs, «l'histoire ne commence qu'au point où finit la tradition.»[25]

Dès lors, l'écrivain contemporain se confronte au récit impossible de son ascendance, à la parole emmurée d'une famille blessée par l'histoire. Si bien que le récit contemporain tourne sans cesse autour d'une faille ou d'une parole en souffrance à désenfouir. «Le récit de notre siècle, écrit Dominique Rabaté, est troué en son centre: il y manque la pièce principale, celle qui pourrait servir de pierre de touche, ou de clé de voûte. Cette béance est ce que la narration cherche vainement à combler, car elle fonctionne comme un trauma indépassable, attirant par son vide le mouvement proliférant de la parole.»[26] Il s'agit alors de rendre audibles ces «voix dont la disparition est le postulat de tout historien», selon l'expression de Michel de Certeau[27]. Le récit se fait tombeau d'une parole inaccomplie, que l'érudition ou l'enquête éloignent à mesure qu'elles tentent de s'en saisir. Lorsque le récit des ancêtres se change en silence, et que la mémoire familiale est disloquée, le regard amont se porte plus loin et trouve à s'ancrer au moment même où commence à dépérir l'art du récit. Comme si en peine d'un récit, qui viendrait réconcilier expérience intime et mémoire collective, l'écrivain contemporain s'enfonçait dans le siècle orphelin de Baudelaire. Car plutôt que de rêver, avec nostalgie, à une communauté familiale inentamée, à une mémoire généalogique sans entropie, l'écrivain contemporain investit avec inquiétude les prémices de la modernité, et s'adonne à une archéologie de la perte.


Laurent Demanze


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[1] Dominique Viart, «Filiations littéraires», in Écritures contemporaines n°2, Paris-Caen, Minard-Lettres modernes, 1999, p. 124.

[2] Voir Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005.

[3] Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1977, [Grasset, 1972].

[4] Voir Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman, op. cit., pp. 42-43, et J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. «Quadrige», 1998, [1967], p. 427.

[5] Sigmund Freud, «Le roman familial des névrosés» (1909), in Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, PUF, 1973, p. 158.

[6] Carine Trevisan, Les Fables du deuil. La Grande Guerre: mort et écriture, Paris, puf, coll. «Perspectives littéraires», 2001, notamment p. 187 et p. 197.

[7] Michel de Certeau, L'Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des Histoires», 1975, p. 119.

[8] Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 46.

[9] Ibid., p. 142.

[10] Ibid., p. 239.

[11] Ibid., p. 363.

[12] Voir Georg Lukács, La Théorie du roman, Paris, Gonthier, 1963 et Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1986, [1984].

[13] Dominique Viart, «Filiations littéraires», art. cit., p. 119.

[14] Hans-Robert Jauss, «La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d'aujourd'hui», in Pour une Esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1978, p. 177.

[15] Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

[16] Dominique Rabaté, «À l'ombre du roman», in Bruno Blanckeman et Jean-Christophe Millois (dirs.), Le Roman français aujourd'hui, transformations, perceptions, mythologies, Paris, Prétexte Éditeur, coll. «Critique», 2004, pp. 37-51.

[17] Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, coll. «FolioEssais », 1993, [1982], p. 25.

[18] Balzac, Ursule Mirouet, La Comédie humaine, Tome III, Paris, Gallimard, coll. «Pléiade», 1976-1981, p. 877.

[19] Mona Ozouf, Les Aveux du roman. Le XIXe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Fayard, coll. «L'esprit de la cité», 2001.

[20] Jean Borie, Mythologies de l'hérédité au XIXe siècle, Paris, Galilée, 1981.

[21] Rémi Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, coll. «Liber», 2003, p. 134.

[22] Voir Catherine Cicchelli-Pugeault et Vincenzo Cicchelli, Les Théories sociologiques de la famille, Paris, La Découverte, 1998.

[23] Voir sur ce point les analyses de Martine Segalen, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin-Masson, 1996, [1981].

[24] Préface à Claire de Ribaupierre, Le Roman généalogique, Claude Simon et Georges Perec, Bruxelles, La Part de l'Œil, 2002, p. 7.

[25] Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, [1950], p. 130.

[26] Dominique Rabaté, «Singulier pluriel», Modernités, «Écritures du ressassement», Presses Universitaires de Bordeaux, n°15, 2001, p. 17.

[27] Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 1987, [1986], p. 105.



Laurent Demanze

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Août 2008 à 15h20.