Atelier

D'où me vient la lettre que je reçois?

D'où vient que l'on puisse recevoir une lettre (de Flaubert, de Mme de Sévigné) comme un texte littéraire?

Peut-on confondre ces deux questions, qui ne semblent ici rapprochées qu'à la faveur d'une suspecte polysémie du verbe recevoir? Tout semble en effet les séparer, et d'abord le contexte respectif où l'on peut imaginer les formuler.

Appelons la première la question «naïve»: c'est devant ma boîte aux lettres que je m'interroge sur l'origine de la lettre reçue à l'instant même, et c'est vers le dos de la lettre, l'éventuel en-tête ou à défaut sur le cachet postal, que je me penche pour trouver la réponse; j'y lirai le nom de l'expéditeur, d'une société ou d'une administration, ou je découvrirai inscrit au-dessus du timbre le lieu et l'heure de la levée. Que l'une ou l'autre de ces indications viennent à manquer (oubli, paresse ou volonté de prolonger l'anonymat de la part du correspondant, dysfonctionnement de la part de l'affranchisseur postal), et il me faudra ouvrir l'enveloppe: en haut et à droite du feuillet, je m'attends à lire d'abord un lieu et une date («Ramatuelle, le…»). Si mon correspondant a failli à cette convention, je serai contraint de parcourir en toute hâte les premières lignes de la lettre pour inscrire le message dans un point déterminé de l'espace et le temps: on n'identifie véritablement son correspondant que lorsqu'on parvient à circonscrire mentalement la distance à la fois temporelle et géographique à laquelle celui-ci se tient de nous. De là le luxe d'informations dont doit s'entourer toute lettre pour que la communication s'établisse: ce n'est pas seulement un ami qui s'adresse à moi par écrit, c'est Guillaume qui a pris lundi le temps de m'écrire, depuis Ramuelle où il séjournait alors. Ces informations ne sont pas destinées à restituer un semblant de présence: elles marquent, avec un intervalle et un trajet, lepari même de toute correspondance — d'être une communication différée. Le pari ne vise pas les incidents toujours imaginables : le délai d'acheminement peut être la source de bien des malentendus, ou encore d'une impatience qui pèsera, au delà de l'échange, sur la relation elle-même. Le pari épistolaire entre dans la définition de ce mode d'échange: au moment précis où il m'écrivait, Guillaume ne pouvait pas savoir à quel moment je le lirai, ni dans quelles conditions (en ce sens, le destinataire qu'il vise lui échappe); et au moment précis où je le lis, Guillaume a cessé d'être celui qu'il était au moment où il m'écrivait (la lettre ne me dit pas ce qu'il est entretemps devenu). L'échange épistolaire tient dans cet intervalle, le lieu même du risque, que ma réponse ne peut abolir, quelle que soit sa rapidité. Qui m'écritet à qui vais-je répondre ? La question naïve de l'origine est celle de l'identité et de l'altérité: elle vise cette impossible présence et cette commune absence.

La seconde question (disons-la «institutionnelle») vise plus abruptement l'essence du fait littéraire. Elle suppose que l'on ait déjà distingué deux ensembles dans l'immense corpus des textes littéraires. Il est des textes qui sont littéraires par vocation (un poème, une pièce de théâtre, un roman, toutes les fictions): ceux qui les ont produit savaient s'adonner à une pratique littéraire (quelle qu'en soit par ailleurs la valeur esthétique: le plus mauvais roman est encore «de la littérature»). Il en est d'autres qui gagnent leur caractère littéraire par destination: une lettre, une autobiographie, un sermon, tous textes d'abord destinés à un usage privé ou socialement déterminé qui se trouvent mis en circulation dans le champ public des œuvres littéraires. Qu'est-ce qui autorise ces textes à franchir la frontière qui sépare les œuvres à valeur esthétique de l'immense production de textes à valeur documentaire? La réponse la plus courte est évidemment celle du style: telle oraison funèbre de Bossuet est entré dans le panthéon des œuvres littéraires parce qu'il est «bien écrit» (on appréciera son rythme, sa syntaxe, les images qu'il déploie), alors que tel autre sermon d'un prélat moins talentueux ne peut être considéré, à trois siècles de distance, qu'en regard de son intérêt proprement théologique au comme un document sur la spiritualité du Grand Siècle (un mauvais sermon n'est qu'un sermon). La réponse vaut apparemment pour les textes épistolaires: on admettra que si les lettres de Mme de Sévigné sont lues aujourd'hui comme des textes littéraires, c'est que la marquise connaissait son affaire, mieux en tous que ceux de ses contemporain(e)s dont la correspondance n'a plus pour nous de valeur que documentaire.

On doit cependant juger trop courte la réponse stylistique. D'abord parce qu'il faut reconnaître que le cas de Flaubert est un peu différent: est-on bien sûr que ses lettres auraient isolément survécu si leur rédacteur n'était pas par ailleurs l'auteur de «Mme Bovary» et de «L'Éducation sentimentale» ? Sans doute Flaubert épistolier a-t-il «du style», mais on peut au moins douter que ses lettres manifestent le même style que ses romans: c'est ici le reste de l'œuvre (des fictions, des textes à vocation littéraire) qui garantit ou «autorise» en retour («auctor»: le garant) la diffusion de tous les textes signés de Flaubert, qu'il en ait ou non souhaité la publication. Eussent-elles été médiocres, comme il arrive de certains grands écrivains, ses lettres auraient été de toutes façons publiées. La correspondance de Mme de Sévigné n'a pas été ainsi «autorisée» par le reste de l'œuvre: la marquise esquisse bien à l'occasion une scène de comédie dans telle de ses lettres, une fable ou un petit roman dans telle autre, elle n'a laissé nulle œuvre à vocation esthétique (pas même un poème). Mais il est dans son cas une autre raison pour laquelle on ne peut pas s'en tenir à la réponse stylistique; on sait à quelle étrange circulation ses lettres étaient d'emblée promises sinon destinées:une lecture parfois par la marquise elle-même à un proche avant l'expédition, une lecture souvent en petit comité dans le salon de Mme de Grignan, des copies envoyées ici ou là par la même destinataire, des extraits cités oralement ou recopiés pour être envoyés à d'autres correspondants en gage d'amitié. Les témoignages qui nous restent de ces échanges suffisent-ils à affirmer que la marquise avait conscience d'accomplir une œuvre littéraire? Nullement: de telles pratiques n'avaient rien de rare au XVIIe siècle sans qu'elles s'accompagnent pour autant d'une volonté de publication ou du souci de la postérité.

Il se pourrait donc que la réponse stylistique n'épuise pas notre seconde question, et que la question institutionnelle et la question naïve se rejoignent finalement sur cette même marge: l'échange épistolaire le plus simple et la vocation littéraire la mieux affirmée ont ceci en commun de s'écrire comme communication différée, de chercher à atteindre à distance un lecteur dont on ne peut mesurer les réactions. Le texte épistolaire franchit d'autant plus facilement les portes du panthéon littéraire qu'il vit finalement du même risque que le texte à vocation esthétique. Non que tout épistolier soit un écrivain en puissance, mais tout épistolier affronte cette absence qui fait de la parole un pari où il peut perdre l'autre et se perdre lui-même.

On doit aller plus loin (ce sera l'occasion d'une autre question): ce risque met à mal le «je» qui l'énonce. Le «je» que j'inscris dans la lettre a-t-il exactement le même statut que celui que «j'»exprime dans la conversation? Je puis le croire au moment où je l'inscris: je t'écris comme je te parlerai, mais combien de temps au juste puis-je entretenir seul cette fiction? Mais il en va autrement au moment où mon destinaire me lit: l'instance désincarnée du «je» épistolaire qu'il rencontre est bien plus proche de l'instance narrative du texte de fiction que de la subjectivité du contexte oral. Qui suis-je pour qui me lit?



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 29 Octobre 2007 à 19h33.