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Quelle valeur accorder aux oeuvres «non canoniques» dans le cadre de l'histoire littéraire?


Une fois ces oeuvres oubliées redéfinies, il convient de se demander comment les aborder: à supposer que l'on parvienne à les sortir du néant - car on le devine, le traitement d'une oeuvre réellement «non canonique» passe par une phase de reconstitution textuelle, éventuellement bibliographique et philologique -, il est impératif de se demander quelle valeur accorder à ces tentatives littéraires. Au-delà de la «curiosité esthétique» à la des Esseintes (réactivée par l'optique postmoderne, toujours attentive à la "bizarrerie" et à l'idée d'un "piquant" propre au rare et au marginal), on peut suggérer d'attribuer à ces oeuvres, du point de vue de l'histoire littéraire, trois grandes valeurs.

La première est liée à leur capacité d'illustration: elles offrent en effet l'image d'un état polémique et conflictuel du champ littéraire. Les «non-canoniques» font percevoir la diversité d'un époque, en mettant en lumière les phénomènes d'anachronisme, d'inactualité, de polychronie ou d'hétérochronie d'un même moment culturel. Leur étude peut contribuer à la réflexion sur la temporalité particulière des lettres, aider à accepter l'idée d'une simultanéité d'aspirations contradictoires dans la littérature de chaque époque. Contre la tentation des cimes, les «non canoniques» représentent un instrument d'optique privilégié, permettant d'observer la multiplicité des tensions créatrices - plus encore, peut-être, que ne le laissent supposer certains tableaux sociologiques de la «vie littéraire[i]». Cette capacité d'illustration, en quelque sorte panoramique, avait déjà été mise en lumière par Saint-René Taillandier (1843-1877), professeur à la Sorbonne de 1863 à 1877, dans un passage de son cours inaugural. Les catégories qu'utilise Taillandier n'ont rien d'original (il oppose schématiquement les «écrivains de génie» et les «écrivains de second ordre»), mais on devine derrière l'évocation des seconds l'intuition d'une valeur spécifique: «un écrivain de second ordre, précisément parce qu'il y met moins du sien et qu'il reçoit de son temps beaucoup plus qu'il ne lui donne, est presque toujours un témoin beaucoup plus instructif que l'écrivain de génie, supérieur à son siècle. [...] J'interrogerai les écrivains de second ordre, chez lesquels il y a bien des trésors enfouis[ii]».

On devine que si le«non canonique» peut parvenir à faire voir la lumière secrète d'une époque - son versant non pas solaire mais lunaire - il possède de ce fait un véritable potentiel explicatif: depuis le paysage kaléidoscopique que l'on parvient à éclairer à l'aide des «non canoniques», il semble possible de remettre en cause certaines hiérarchies établies et d'unifier le regard sur une époque. En ce sens, ce nouvel espace se présente comme un tissu à la fois beaucoup plus riche et beaucoup plus uni. Le dégagement d'une longue série de parcours parallèles autour d'un corpus figé d'écrivains invite à observer non plus les airs de famille habituels entre "grands auteurs" (les fameux jeux de filiation), mais entre "grands" et "petits", à l'intérieur d'un seul système: d'un point de vue diachronique,des rapprochements deviennent possibles entre les époques, car de nombreux espaces vides peuvent ainsi être comblés. D'un point de vue synchronique, de nouvelles passerelles, entre des expériences a priori très diverses, sont également ouvertes. Étoilement, mise en relation: ce jeu des airs de famille offre la possibilité de faire surgir des reliefs inattendus.

Une telle perpective amène à isoler une troisième valeur, liée à une appréhension du champ selon un point de vue non plus statique mais dynamique: observés de plus près, les «non canoniques» permettent de mieux saisir, à l'intérieur de l'espace littéraire, la cristallisation de la valeur autour de certaines figures. À travers eux, l'espace de l'écriture peut être abordé comme un processus de constitution, auquel chacun participe[iii]. On peut avancer l'idée que le «non canonique» offre une contribution silencieuse, mais néanmoins active, à la fondation du canon. Le paradoxe n'est qu'apparent: l'auteur «non canonique» prend part au système des lettres, ne serait-ce que par la lecture, l'imitation, la proposition de solutions expressives diverses. Plus précisément, l'effort expressif des «oubliés» peut se déployer de deux façons: en alternative par rapport aux futurs «vainqueurs» (dans ce cas, l'insuccès et l'absence de postérité feront ressortir les choix gagnants des autres), ou en position d'émulation par rapport aux «grands» (dans ce cas, encore une fois, les moins bons résultats contribueront à mettre en valeur les «grands»): d'une façon ou d'une autre, il faut reconnaître aux premiers une posture de recherche qui appartient pleinement au jeu des esthétiques d'une époque, et contribue à déterminer ses résultats.

Il semble impératif de prendre en compte cette fonction légitimante des «non canoniques». Lorsque Valery Larbaud évoque avec chaleur ces lettrés de tous les pays, membres d'une «aristocratie invisible, dispersée», à la fois nationale et internationale, capable de faire vivre véritablement la littérature, par la lecture et la discussion littéraire, il semble se référer à une foule d'auteurs-lecteurs-connaisseurs qui n'ont, en effet, pas leur place dans les histoires littéraires classiques[iv]. Quelques années plus tard, un passage des Regards sur le monde actuel évoquera, au passé, «ces amateurs inappréciables qui, s'ils ne créaient pas les oeuvres mêmes, en créaient la véritable valeur; c'étaient des juges passionnés, mais incorruptibles, pour lesquels ou contre lesquels il était beau de travailler. Ils savaient lire: vertu qui s'est perdue. Ils savaient entendre, et même écouter. Ils savaient voir. C'est dire que ce qu'ils tenaient à relire, à réentendre ou à revoir se constituait, par ce retour, en valeur solide. Le capital universel s'en accroissait[v]». Le premier mérite des «non canoniques» est peut-être de participer à cette communauté de lettrés et de lecteurs qui, loin d'avoir un rôle passif, ont éclairé la valeur des oeuvres de la modernité, en constituant leur autorité par l'émulation ou le refus. Grands lecteurs, il ne faut jamais oublier que les «non canoniques» sont les premiers instruments de légitimation et de consolidation des grands auteurs.


Mises à l'épreuve, travaux pratiques


[i] Dans cette perspective, cf. par exemple G. Leroy, J. Bertrand-Sabiani, La vie littéraire à la Belle Époque, Paris, P.U.F., coll. «Perspectives littéraires», 1998.

[ii] Professeur lui-même «de second ordre», cité par Luc Fraisse dans Pour une esthétique de la littérature mineure, cit., p.86.

[iii] Rappelons avec Bourdieu que «ce qui "fait les réputations", ce n'est pas, comme le croient naïvement les Rastignac de province, telle ou telle personne "influente", telle ou telle institution, revue, hebdomadaire, académie, cénacle, marchand, éditeur, ce n'est même pas l'ensemble de ce que l'on appelle parfois "les personnalités du monde des arts et des lettres", c'est la champ de production comme système [...] où s'engendrent continûment la valeur des oeuvres et la croyance dans cette valeur». L'autorité n'est rien sans la foi qui la rend possible et la reconnaît, même parmi les futurs exclus (P.Bourdieu, «La production de la croyance», in Actes de la recherche en sciences Sociales, n° 13, p.7).

[iv] V. Larbaud, Ce vice impuni: la lecture. Domaine anglais, Paris, Gallimard, 1936, p. 11.

[v] P. Valéry, Regards sur le monde actuel, in Id., Oeuvres, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», vol. II, 1960, p.1091.



Paul-André Claudel

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Février 2007 à 21h05.