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Pseudonymie et littérature. Pour une cartographie d'un mode de signature
Par David Martens (Université de Leuven)
Ce texte constitue l'introduction de l'ouvrage collectif La Pseudonymie dans la littérature française. De François Rabelais à Éric Chevillard, s. dir. David Martens, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, «La Licorne», n°123, 2016. Il est publié ici avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
La table des matières de l'ouvrage et la présentation détaillée des articles sont également disponibles sur Fabula.
Dossiers Pseudonymie, Auteur.
Pour une cartographie d'un mode de signature
Jamais peut-être la pratique de la pseudonymie n'a été chose plus courante et partagée qu'en ce début de XXIe siècle. Jadis, le recours à une identité alternative reposant sur l'utilisation d'un autre nom que celui figurant à l'état civil était essentiellement restreint à certaines institutions et sphères d'activités, militaires (services secrets), religieuses (ordination) ou encore artistiques (peinture, littérature, musique ). De nos jours, en revanche, la pratique qui consiste à user d'un autre nom, dans certaines circonstances ou certains environnements particuliers, semble devenue monnaie courante, à particulier à la faveur du développement des nouvelles technologies de la communication. Celles-ci conduisent aujourd'hui un nombre toujours croissant de personnes à s'enregistrer, sur différents types de plateformes (réseaux sociaux, sites d'achats en ligne, forums ), en ayant recours à des «pseudos[1]».
Bien avant le développement d'internet, le champ culturel a été l'un des foyers de développement les plus intenses de la pseudonymie. Des données chiffrées sur le sujet manquent encore, et seront probablement difficiles à obtenir de façon fiable en raison de la part de dissimulation et de secret que revêt l'usage des pseudonymes. Il n'en reste pas moins que, à s'en tenir au seul champ littéraire, le nombre d'écrivains ayant eu recours à un ou à plusieurs pseudonymes pour signer tout ou partie de leurs uvres, ne laisse pas de frapper. Il n'est pour s'en convaincre que d'évoquer, parmi les grands noms du canon littéraire français, ceux de Molière, Voltaire, Stendhal, Nerval, Sand, Lautréamont, Apollinaire, Cendrars, Saint-John Perse, Gracq, Duras et, plus récemment, Sollers, Houellebecq ou encore Volodine.
La propension des écrivains à la pseudonymie tient à plusieurs facteurs connexes. Comme pour toute activité inscrite dans la sphère sociale, et par laquelle un sujet devient une figure publique, les pseudonymes peuvent servir de masque à ceux qui entendent dissimuler leur identité véritable. Il peut s'agir de préserver une ligne de partage entre la vie privée et les interventions au sein de l'espace public, de remplacer un nom malséant ou peu approprié à telle activité), de répondre à un impératif d'ordre social (par exemple pour les aristocrates, sur lesquels a longtemps pesé, jusqu'au dix-neuvième siècle au moins, l'interdit de l'usage du nom pour publier une uvre littéraire) ou encore de préserver un anonymat sans lequel il courrait un danger, de nature légale (condamnation pour des publications) et, dans certains cas, vitales.
De façon plus directement liée à la dimension scripturaire, en tant que geste qui consiste à adopter un autre nom pour signer des uvres écrites, le pseudonyme participe de l'activité d'écriture qui qualifie l'écrivain comme tel[2]. Gérard Genette le note lapidairement: «Si vous savez changer de nom, vous savez écrire[3]». Bien davantage qu'une dissimulation du nom d'état civil et de l'identité véritable, que peut nécessiter la publication d'un texte, en tant que signature composée de toutes pièces, cet élément onomastique apparaît comme une «une activité poétique, et quelque chose comme une uvre[4]». Davantage, chez certains auteurs qui lui confèrent une place cardinale, il en vient à constituer une forme de «sceau de l'uvre[5]». À ce titre, le pseudonyme apparaît l'un des point de rencontre privilégié de l'uvre et de la figure auctoriale qui lui est associée.
En première instance, la figure de l'auteur prend corps sous la forme d'un nom qui l'identifie et permet d'unifier le corpus sans cela disparate de ses publications. Au sein des dynamiques complexes qui régissent son fonctionnement dans la machinerie textuelle, la signature auctoriale (a priori identifiée au nom de l'écrivain) catalyse ainsi des enjeux déterminants, dans ses implications pour le geste créateur comme pour ce qui relève des modalités de diffusion publique et de réception de ses écrits[6]. Dès lors qu'un texte littéraire n'est pas lu de la même façon selon l'identité affichée par son signataire, autrement dit, qu'un «même» texte diffère plus ou moins sensiblement de lui-même en fonction de l'identité de l'auteur auquel il se trouve attribué[7], le recours à cet «indice postural[8]» que constitue le pseudonyme, par l'altération identitaire qu'il permet d'opérer, introduit une marge de manuvre que les écrivains ne se sont pas fait faute d'exploiter pour façonner leur image publique.
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Malgré l'attrait que cette pratique exerce sur les écrivains comme sur le public, et en dépit de la multiplication des recherches relatives aux différentes facettes de la fonction-auteur au cours des vingt-cinq dernières années, l'histoire comme la théorie littéraires récentes n'ont manifesté jusqu'à présent pour la pseudonymie qu'un intérêt relativement mitigé. «Si, dans le domaine des sciences humaines, la question du nom propre, ou du surnom, est fréquemment abordée, le pseudonyme, curieusement, attire moins l'attention[9]». De façon aussi regrettable qu'étonnante, le constat formulé il y a près de trente ans par Maurice Laugaa demeure encore de mise; si un certain nombre de travaux conduisent à le relativiser quelque, force est tout de même de constater que le champ de la recherche demeure encore réduit et, surtout, fort éclaté.
Dans le domaine francophone, un certain nombre de publications ont été amenées à se pencher sur les formes et les usages de la pseudonymie en littérature. Pour autant, en l'état actuel des recherches, aucune étude systématique d'envergure du phénomène n'est encore disponible. La «poétique du pseudonyme» jadis appelée de ses vux par Leroy C. Breunig à l'occasion d'un article consacré à Guillaume Apollinaire fait encore défaut aujourd'hui[10]. Sur le plan du corpus étudié comme en ce qui concerne les aspects de la question qui sont envisagés, les recherches disponibles demeurent étroitement orientées. Elles se caractérisent en effet soit par leur focalisation sur un écrivain ou un groupe d'écrivains particulier, soit, pour ce qui concerne les travaux à vocation théorique, par des réflexions plus larges dans la perspective desquelles le pseudonyme ne constitue qu'un cas de figure particulier, qui ne fait pas l'objet d'un questionnement systématique et fouillé.
Les études qui font de la pseudonymie le cur de leur questionnement tendent à se focaliser sur un auteur ou un type de pseudonyme particulier. Une part d'entre elles se centre, sous forme d'articles[11] ou de monographies[12], sur l'étude d'un écrivain spécifique, avec pour finalité, le plus fréquemment, de mettre en évidence les relations que le pseudonyme, ou plus largement la pratique pseudonymique, entretient avec certains des aspects fondamentaux d'une poétique singulière (quelques écrivains sont particulièrement prisés, à l'instar de Sand, Stendhal, Saint-John Perse, Gary ou Duras), soit sur celle d'un ensemble d'auteurs, déterminé par l'origine[13], la langue[14] ou encore le genre[15]. À l'occasion, ces contributions donnent bien lieu à l'un ou l'autre développement d'ordre plus général et théorique. Cependant, dans la mesure où là n'est pas leur vocation première, ceux-ci s'avèrent le plus souvent relativement restreints et, le bien évidemment, déterminés par la nature du corpus examiné.
À quelques rares exceptions près, développées à l'échelle d'un article[16], il en va de même en ce qui concerne la majorité des travaux adoptant une perspective théorique. Ainsi des études classiques consacrées par Philippe Lejeune à l'autobiographie et, surtout, par Gérard Genette aux différentes formes de paratexte: leurs considérations relatives à la pseudonymie participent en effet d'un questionnement dont ce type de signature n'apparaît guère que comme un cas particulier la place du nom d'auteur dans le pacte autobiographique pour Lejeune[17], le fonctionnement de cet élément de paratexte que constitue le nom d'auteur chez Genette[18] , auxquels ils ne consacrent que quelques pages. Plus récemment, certaines publications ont accordé une place à la pseudonymie selon une perspective analogue, comme cas particulier de la signature[19], du travestissement dans le cadre d'une problématique de genres[20] ou encore des modes de constitution de la figure d'auteur[21].
N'étaient les travaux, maintenant assez anciens, de Maurice Laugaa et ceux de Jean-François Jeandillou consacrés à l'hétéronymie, l'étude de la pseudonymie en littérature en serait encore à un stade de développement relativement restreint. Reste cependant que l'objet d'étude du premier, très spécifique le discours relatif à la pseudonymie dans les dictionnaires de pseudonymes publiés entre le xvie et le xixe siècle , ne porte pas sur la dimension poétique de la pratique et son usage par les écrivains mais bien sur sa réception dans le cadre d'un genre particulier. En ce qui concerne les recherches du second, la pseudonymie ne s'y trouve envisagée que dans la perspective d'une étude portant sur un dispositif d'écriture spécifique, l'hétéronymie, dont il se trouve distingué, l'auteur n'y voyant rien d'autre qu'«un subterfuge banal[22]» tenu pour peu digne d'intérêt.
Tout se passe comme si la pseudonymie opposait une résistance à une analyse globale. Nul doute que son caractère fréquent et son relatif naturel contribuent à expliquer que l'on ne se soit interrogé que de manière parcellaire à son sujet. En outre, la grande diversité des formes de pseudonymie, tant sur le plan de ses motivations que des modalités de sa mise en uvre ne facilite guère les réflexions systématiques d'envergure. Quoi de commun en effet entre des auteurs qui entendent dissimuler leur identité véritable afin de scinder leur vie privée de leur vie publique (Gracq) ou pour se protéger devant les risques que leur font encourir leurs écrits (Voltaire, Vercors) et des écrivains qui affichent fièrement le nom de plume choisi (Saint-John Perse, Cendrars), certains en utilisant un de façon privilégiée (Sand, Nerval), d'autres les multipliant à plaisir (Stendhal, Volodine), et d'autres encore partageant leurs uvres entre différentes signatures (Jacques Laurent/Cecil Saint-Laurent)?
Ce caractère à la fois anodin et à première vue particulièrement volatile du champ de la pseudonymie ne doit cependant pas décourager la réflexion. Bien au contraire, si l'on veut se donner les moyens d'appréhender cette pratique, il importe de l'envisager de façon globale, en prenant à bras le corps la diversité qu'elle affiche. C'est cet objectif que s'assigne le volume collectif La Pseudonymie dans la littérature française. De François Rabelais à Éric Chevillard (David Martens dir., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « La Licorne », n°123, 2016), fruit d'un colloque organisé en octobre 2010 à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) en collaboration avec Myriam Watthee-Delmotte.
(KU Leuven)
Pages de l'Atelier associées: Auteur, Pseudonymie.
[1] Sur les usages du pseudonyme sur internet, voir, par exemple, M. Martin, Se nommer pour exister. L'exemple du pseudonyme sur internet, préface d'A.Coianiz, L'Harmattan, coll. «Nomino ergo sum», 2012.
[2] De façon notable, dans la série d'articles qu'il consacre à ce sujet, Bernard Offner s'intéresse de façon principale aux écrivains (voir B. Offner, «Dans le jardin des pseudonymes», dans Vie et langage, nos 57 à 116, 1957-1961 parution irrégulière).
[3] G. Genette, Seuils (1987), Seuil, coll. «Points Essais», 2002, p.53.
[4] Ibid., p. 57.
[5] G. Leclerc, Le Sceau de l'uvre, Seuil, coll. «Poétique», 1998.
[6] M.-P. Luneau, «L'effet-pseudonyme», dans Autour de la lecture. Médiations et communautés littéraires, s. dir. J. Vincent & N. Watteyne, Sherbrooke, Nota bene, 2002, p. 13-23.
[7] Sur cette question, voir P. Bayard, Et si les uvres changeaient d'auteur?, Minuit, coll. «Paradoxe», 2010 ainsi que R.Baroni, «Ce que l'auteur fait à son lecteur (et que le texte ne fait pas tout seul)», dans L'uvre du temps. Poétique de la discordance narrative, Seuil, coll. «Poétique», 2009, p.147-166.
[8] J. Meizoz, Postures littéraires: mises en scène modernes de l'auteur, Genève, Slatkine, coll. «Érudition», 2007, p.18. Voir également La Fabrique des singularités. Postures II, Genève, Slatkine, coll. «Érudition», 2011, ainsi que ainsi que «La fabrique d'une notion. Entretien avec Jérôme Meizoz au sujet du concept de posture», propos recueillis par D. Martens, Interférences littéraires/Literaire interferenties, n°6, mai 2011, p.199-212. [En ligne], URL: http://www.interferenceslitteraires.be/node/19.
[9] M. Laugaa, La Pensée du pseudonyme, PUF, coll. «Écriture», 1986, p. 8.
[10] Leroy C. Breunig, « For a poetic of the pseudonym», dans The Romanic Review, n°75, 1984, p. 256-262.
[11] Pour se borner à quelques références marquantes, ainsi en va-t-il, des études classiques que Jean Starobinski a consacrées à Stendhal («Stendhal pseudonyme», dans L'il vivant, Gallimard, «Le Chemin», 1961, pp. 191-240) et Jean-Pierre Richard à Céline ainsi qu'à Saint-John Perse («Céline et Marguerite», dans Critique, n° 353, 1976, pp. 911-935 et «Petite remontée dans un nom-titre», dans Microlectures, Seuil, coll. «Poétique», 1979, pp. 195-203).
[12] Voir, en particulier, le travail de Ralph Schoolcraft relatif à Romain Gary (Romain Gary: The Man Who Sold his Shadow, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002), celui de Martine Reid sur Georges Sand (Signer Sand. L'uvre et le nom, Belin, coll. «L'extrême contemporain», 2006) ou encore celui que j'ai consacré à Blaise Cendrars (L'Invention de Blaise Cendrars. Une poétique de la pseudonymie, Champion, coll. «Cahiers Blaise Cendrars», 2010).
[13] «Le pseudonyme au Québec», s. dir. M.-P. Luneau & P. Hébert, dans Voix et images. Littérature québécoise, n°88, automne 2004.
[14] «La pseudonymie dans les littératures francophones», s.dir. S. Laghouati, D. Martens & R. Schoolcraft, dans Les Lettres romanes, vol. 64, n°3-4, 2010.
[15] Sur les écrivains femmes et, plus généralement, les questions de genre dans leur relation avec la pseudonymie, voir, notamment, G. Bellet, «Masculin et féminin dans les pseudonymes de femmes de lettre au xixe siècle», dans Femmes de lettres au XIXe siècle. Autour de Louise Colet, Presses universitaires de Lyon, 1982, p.249-278; C. Planté, «Qu'est-ce qu'un nom d'auteure?», dans Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, n°26, «L'honneur du nom, le stigmate du nom», 1999, p.103-110; J.-F. Jeandillou, «Pseudogynies hétéronymiques», dans Poétique, n°162, avril 2010, p.177-186; C. Giacchetti, «Comment signer maintenant? Le pseudonyme raconté par les femmes de lettres (1830-1870)», dans Romance Quarterly, vol. 60, n° 1, 2013, p. 41-51.
[16] Voir D. Martens, «L'exercice pseudonymique de l'autorité littéraire: un partage des voix contesté», dans L'Autorité en littérature: exercice, partage, contestation, s. dir. E. Bouju, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Interférences», 2010, p.238-240, ainsi que «La franchise du pseudonyme. Conditions d'exercice d'un indicateur de posture», dans Neohelicon, vol.40, n°1, juin 2013, p.71-83.
[17] P. Lejeune, Le Pacte autobiographique (1975), nouvelle édition augmentée, Seuil, coll. «Points Essais», 1996, p. 23-24.
[18] G. Genette, op. cit., p. 50-57.
[19] La Signature, s. dir. F. Bravo, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. «Maison des Pays Ibériques Littéralité», 2011. La quatrième partie de cet ouvrage, intitulée «L'art du pseudonyme», est composée de cinq études sur le sujet.
[20] Jeu de masques. Les femmes et le travestissement textuel (1500-1940), s. dir. J.-P. Beaulieu & A. Oberhuber, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, coll. «L'École du genre», 2011.
[21] Charline Pluvinet consacre ainsi la seconde partie de son ouvrage Fictions en quête d'auteurs (Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Interférences», 2012), à ce qu'elle appelle le «devenir hétéronyme de l'auteur» (p.93-154).
[22] J.-F. Jeandillou, Supercheries littéraires. La Vie et l'uvre des auteurs supposés, préface de Michel Arrivé, s. l., Usher, 1989, quatrième de couverture. L'ouvrage a été réédité chez Droz en 2001.