Atelier

Proust et la décadence: la réhabilitation classique de Robert de Montesquiou[i]

Marion Schmid, Université d'Edimbourg


Je ne suis pas décadent. Dans ce siècle, j'aime surtout Musset, le père Hugo, Michelet, Renan, Sully-Prudhomme, Leconte de Lisle, Halévy, Taine, Becque, France. Je me plais beaucoup à Banville, à Hérédia et à une certaine anthologie idéale, composée de morceaux exquis de poètes que je n'adopte pas en entier: «La Création des Fleurs» de Mallarmé, des Chansons de Paul Verlaine etc. etc. Mais j'ai horreur des critiques qui ont une attitude ironique vis-à-vis des décadents. Je crois qu'il entre dans leur cas beaucoup d'insincérité, mais inconsciente ou au moins sans clairvoyance. Les causes de cette insincérité sont, si tu veux, la religion des belles formes de langage, une perversion des sens, une sensibilité maladive qui trouve des jouissances très rares dans de lointaines accordances, dans des musiques plutôt suggérées que réellement existantes [ii].

Mieux peut-être que toute réflexion théorique, cette citation, extraite d'une lettre à Daniel Halévy de juin 1888, illustre la position ambiguë de Proust vis-à-vis du mouvement décadent, mouvement dont les thèmes et l'esthétique marquent ses écrits de jeunesse, mais à l'égard duquel il prendra vite ses distances et qu'il traitera avec ironie dans A la recherche du temps perdu. Critique littéraire et aspirant écrivain, le jeune Proust se sent obligé de se démarquer de la décadence devant son ami («Je ne suis pas décadent»), pour presque aussitôt s'engager dans sa défense («Mais j'ai horreur des critiques qui ont une attitude ironique vis-à-vis des décadents»). La dialectique ici présente entre distanciation et apologie, rejet et assimilation déterminera sa réception de la décadence dans les deux décennies à venir et trouvera son écho dans ses écrits critiques aussi bien que littéraires, des Ecrits de jeunesse jusqu'À la recherche du temps perdu.

D'un point de vue théorique, cette dialectique se cristallise dans une série d'études sur Robert de Montesquiou, personnage phare du mouvement décadent et mentor du jeune Proust, qui ont pour but de dissocier le poète du décadentisme et de l'assimiler dans la tradition classique. Exemple du déplacement idiosyncrasique des classifications littéraires par un écrivain et première articulation de la pensée proustienne sur le classicisme des avant-gardes, c'est cette réhabilitation de Montesquiou qui nous intéressera ici. L'article se divise en trois parties: d'abord, un survol des problèmes de périodisation de la décadence dans le champ littéraire fin de siècle, c'est-à-dire, un tableau de l'histoire littéraire officielle; ensuite, une analyse de l'intégration de Montesquiou dans le canon classique; enfin, un examen de la réflexion proustienne sur les rapports entre classicisme et romantisme, réflexion qui est au coeur de sa reconfiguration personnelle de l'histoire littéraire du dix-neuvième siècle.

Un paysage littéraire complexe

Marcel Proust a treize ans quand Huysmans publie À rebours (1884), vingt et un ans quand Robert de Montesquiou fait paraître son premier recueil de poèmes, Les Chauves-Souris (1892) et vingt-sept à la mort de Mallarmé en 1898. Il fait partie d'une jeune génération d'intellectuels et d'écrivains fortement marqués par la révolution artistique et littéraire qui secoua la France lors des deux dernières décennies du dix-neuvième siècle. En 1886, dans le célèbre questionnaire d'Antoinette Faure[iii], Proust cite comme ses écrivains préférés George Sand et l'historien Augustin Thierry ; comme poète Musset; comme peintre et comme compositeurs Meissonnier, Mozart et Gounod. Quand il remplit le même questionnaire une seconde fois en 1892[iv], des goûts plus contemporains se sont substitués au panthéon classique et romantique de sa jeunesse: ses écrivains préférés du moment sont Anatole France et Pierre Loti; ses poètes favoris, Baudelaire et Alfred de Vigny; parmi ses compositeurs préférés figure l'icône fin de siècle Wagner, et, parmi ses peintres d'élection, Léonard de Vinci, auquel la génération des années 1880 et 1890 voue un culte presque aussi ardent qu'au compositeur allemand.

Comme tous les jeunes littérateurs de sa génération, Proust se voit confronté à un paysage littéraire des plus complexes. Les décennies 1880 et 1890, pendant lesquelles il fait ses premières tentatives littéraires et critiques, voient, inutile sans doute de le rappeler, une véritable lutte entre tradition et avant-garde, entre vieux mouvements établis et jeunes écoles novatrices. Les grands mouvements du second Empire, à savoir le réalisme et le Parnasse, quoique désormais réduits à une position marginale, ont survécu à la tempête.[v] Le naturalisme, bien que déclaré «fini» par Huysmans dans l'enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret en 1891[vi], entre au contraire dans une nouvelle phase de «classicisme» avec les cycles des Trois Villes et des Quatre Evangiles qui assurent sa popularité littéraire à l'aube du vingtième siècle. Mais c'est surtout la décadence et le symbolisme, les deux jeunes mouvements majeurs de la fin du siècle qui suscitent des querelles et des débats théoriques acharnés.

Même de nos jours, l'histoire de ces deux mouvements, leurs buts, leurs caractéristiques et avant tout leur périodisation, restent controversés. Si la publication d'À rebours en 1884 est généralement considérée comme la date clé de l'ascension du mouvement décadent en France, la critique s'accorde aussi sur l'idée que l'intérêt pour la décadence et les germes de l'esprit décadent remontent au moins un demi siècle plus tôt. Comme le signale Bertrand Marchal, c'est en 1834, dans ses Etudes de moeurs et de critique sur les poètes latins de la décadence, que Nisard applique le mot «décadence» - habituellement employé pour la philosophie de l'histoire - à la critique littéraire[vii]. Sous la plume de ce défenseur de la pureté classique, ce terme désigne non seulement une époque dans les lettres classiques - à savoir la latinité tardive - mais aussi le prétendu mauvais goût et les excès stylistiques de ses représentants en poésie. À connotation péjorative à l'origine, les appellations dénigrantes «décadence» et «décadent» sont vite revendiquées par une nouvelle génération de poètes pour qui «décadence» ne rime plus avec manque de goût et régression, mais, bien au contraire, avec raffinement et modernité. Baudelaire le premier insère dans ses Fleurs du mal un poème imité des proses de la décadence latine («Franciscae meae laudes») et prend la défense de la littérature de décadence dans ses «Notes nouvelles sur Edgar Poe». Il trouve son propre apologiste en Théophile Gautier qui fait l'éloge du style décadent baudelairien dans sa préface à la troisième édition des Fleurs du mal de 1868. Loin de condamner la décadence comme une impasse et une errance, Gautier y voit au contraire la plus forte expression d'une civilisation en voie d'extinction: "le style de la décadence" n'est autre chose que l'art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent[viii]

Mais c'est surtout au critique et écrivain Paul Bourget, auteur des Essais de psychologie contemporaine (1883) et des Nouveaux Essais de psychologie contemporaine (1885) que l'on doit aussi bien une théorie qu'une apologie plus développées de la décadence. Comme maints commentaires de l'époque, Bourget rapproche l'esprit décadent de la fin du dix-neuvième siècle du déclin de l'empire romain, société en déchéance par excellence. Mais plutôt que de déplorer la langueur stérile des décadents, il prône leur raffinement exquis:

Si les citoyens d'une décadence sont inférieurs comme ouvriers de la grandeur du pays, ne sont-ils pas très supérieurs comme artistes de l'intérieur de leur âme? S'ils sont malhabiles à l'action privée ou publique, n'est-ce point qu'ils sont trop habiles à la pensée solitaire? S'ils sont de mauvais reproducteurs de générations futures, n'est-ce point que l'abondance des sensations fines et l'exquisité des sentiments rares en ont fait des virtuoses, stérilisés, mais raffinés, des voluptés et des douleurs[ix]?

Si, jusqu'aux années 1880, les termes «décadence» et «décadent» s'appliquaient surtout à la poésie, c'est avec la publication d'À rebours en 1884 qu'ils font leur entrée en prose. Or, bien que le roman de Huysmans serve de modèle à toute une génération de jeunes écrivains en France aussi bien que dans le reste de l'Europe, Huysmans, contrairement à un Zola par exemple, ne se fait pas chef de fil ou théoricien du nouveau mouvement. Faute de doctrines bien définies et d'identités constitutives, la décadence tend à être appréhendée davantage comme un mode de pensée que comme une école littéraire autonome. Un même flou entoure ses orientations sociales et idéologiques: les décadents célèbrent-ils les excès fin de siècle dont ils se font l'écho ou, au contraire, se positionnent-ils en critiques du malaise sociale régnant? Contrarié par l'association, dans l'acceptation usuel du mot, de décadence avec relâchement de moeurs, Anatole Baju, fondateur du journal Le Décadent, organe officiel du mouvement, initie un changement de terminologie: dans le premier numéro daté 10 avril 1886, il propose de remplacer le terme ambiguë «décadence» par «décadisme» et, peu après, par le plus sonore «décadentisme». Ses propos ne tardent de s'attirer les foudres de René Ghil qui, dans son nouveau journal La Décadence artistique et littéraire, qualifie Baju de «sotte nullité» et exige une théorie de la décadence plus rigoureuse et plus évoluée.

S'il y a donc disputes théoriques et terminologiques à l'intérieur même de la décadence, il y a en outre mainte querelle en ce qui concerne ses délimitations avec le symbolisme, tantôt considéré comme son rival, tantôt comme sa seconde identité ou son successeur. Si, à première vue, le symbolisme paraît comme un mouvement mieux circonscrit et armé de bases théoriques plus précises que la décadence - on pensera au «manifeste» de Moréas, au Traité du verbe de Ghil etc.-, sa différence avec la décadence n'est pas aussi nette que pourraient le faire croire leurs rivalités et leurs querelles. En effet, comme le souligne Patrick McGuinness, leurs disputes théoriques relèvent plus de la mise en scène d'une différence marginale que d'un programme artistique radicalement différent: «The battles between Decadents and Symbolists were confusing, seeming to derive more from the narcissism of marginal difference than from genuine artistic programmes[x].» Il suffit de considérer les imbrications terminologiques dans le langage critique fin de siècle pour se rendre compte de la porosité entre les deux mouvements. Dans la terminologie de l'époque, «décadence» et «symbolisme» sont des termes presque synonymes ou, du moins, facilement interchangeables. Ainsi, en 1885, Moréas appelle sa confraternité de poètes «les décadents» et déclare qu'ils «cherchent avant tout le Pur Concept et l'Eternel Symbole». Quelques mois plus tard, dans son «manifeste» du Figaro, il appelle la nouvelle école poétique «les symbolistes[xi].» L'Enquête sur l'évolution littéraire menée par Jules Huret en 1891 témoigne, de manière encore plus flagrante, de l'instabilité et de la malléabilité des classifications et des périodisations pendant les dernières décennies du dix-neuvième siècle: Huret distingue les huit groupes suivants: «Les psychologues», «Les mages», «symbolistes et décadents», «Les naturalistes», «Les néo-réalistes», «Les parnassiens», «Les indépendants», et «théoriciens et philosophes». Verlaine et Mallarmé sont groupés en tête des «symbolistes et décadents»; Huysmans est classé comme «naturaliste»; Laurent Tailhade, l'adjoint de Baju à la revue Le Décadent, devient «parnassien» et Gustave Kahn, le fondateur et directeur du Symboliste est «indépendant»[xii]. La confusion entre décadence et symbolisme est accrue par le fait que, souvent, les écrivains appartenant à l'un des deux groupes se partagent les mêmes éditeurs et revues.[xiii]

Proust se situe donc dans un paysage littéraire des plus complexes où la décadence en tant que mouvement artistique reste mal cernée et ouverte à divers débats et interprétations. Comme nous le verrons maintenant, l'écrivain déstabilisera encore davantage les périodisations déjà fragiles en proposant une réinterprétation radicale de l'un des personnages clé de la décadence, Robert de Montesquiou.

Robert de Montesquiou ou la réhabilitation d'un «prince de la décadence»

L'ambiguïté de Proust vis-à-vis du mouvement décadent, la tension déjà mentionnée entre fascination et répulsion, s'articulent clairement dans ses écrits personnels et ses premiers articles de critique des années 1880 et 90. Mais c'est surtout dans son rapport avec Robert de Montesquiou, «prince de la décadence» et modèle pour des Esseintes aussi bien que pour le Charlus de la Recherche, que se cristallise la reconfiguration de l'histoire littéraire qui nous intéresse ici. Proust fait la connaissance du célèbre dandy et amateur d'art en 1893. Il devient vite un de ses plus fervents admirateurs et défenseurs publics. S'il lui consacre quelques écrits mondains, il lui voue également une série d'études littéraires, dans lesquelles, on le verra, il tente de réhabiliter le poète en l'assimilant à la tradition classique.

À la rentrée 1893, Proust informe le comte d'un projet d'article qu'il a l'intention de lui consacrer intitulé provisoirement «De la simplicité de Robert de Montesquiou[xiv].» L'article est rédigé en juillet 1893, mais reste inédit jusqu'en 1954, quand il est intégré dans le Contre Sainte-Beuve. Montesquiou, affirme Proust, a du succès auprès de deux groupes de lecteurs: d'une part les gens du monde qui, trop conservateurs pour apprécier Leconte de Lisle ou Mallarmé, s'extasient devant les vers plus accessibles du comte, et d'autre part «de plus libres esprits» qui idolâtrent Montesquiou «comme une sorte de Prince de la Décadence régnant en despote capricieux sur toutes les corruptions de l'esprit et tous les raffinements de l'Imagination[xv].» Les deux groupes apprécient le poète pour de mauvaises raisons, mais c'est surtout le dernier - regroupant les adeptes du décadentisme - qui fait du tort à son génie. Pour mesurer les conséquences néfastes d'une telle appropriation, affirme Proust, il suffit d'examiner la préface aux Fleurs du mal de Gautier. Non seulement ce texte, argumente-t-il, a compromis la réputation de Baudelaire, «le plus grand poète du XIXe siècle», par une obscurcissante légende qui le veut «un pur satanique et décadent» (et Proust d'ajouter que Montesquiou «est en train d'être victime d'une légende identique»[xvi]). Mais, qui plus est, par l'intérêt qu'il prête à la décadence, il a enfanté toute une génération d'écrivains médiocres et affectés qui se ressemblent et se copient tous les uns et les autres:

Vous les connaissez tous, ces jeunes gens, si vous en connaissez un. Ils sont tous pareils. D'abord ils ont tous une «maladie de la volonté». Ils ne peuvent pas vouloir, d'où ils ne savent agir et ne veulent pas penser. La plupart s'en glorifient, d'autres affectent de s'en plaindre, comme d'une faiblesse infiniment distinguée. Quelques-uns sentent la profondeur du mal, ses ravages dans l'esprit et dans l'action, mais ne peuvent changer, justement parce que pour cela il faudrait vouloir. Si ce n'était la plus pitoyable des misères, ce serait la plus écoeurante des banalités[xvii].

Si l'originalité de Montesquiou le distingue d'emblée de ces jeunes poseurs, le poète diffère en outre de la génération décadente, ignorante de tout ce qui n'est pas littérature de décadence, par sa profonde connaissance des littératures classiques. Enfin, son style même, surtout son penchant pour les vers-maximes, le rattache à l'âge classique, et ceci à tel point, comme le montre Proust à l'aide de quelques citations, que l'on risque de prendre ses vers pour ceux de Corneille: «ses vers sont aussi souvent cornéliens que ceux de Baudelaire sont souvent raciniens[xviii]

Proust développe sa réhabilitation de Montesquiou dans deux brefs articles rédigés à l'occasion de la publication, en 1899, du recueil de poésie du comte, Les Perles rouges, ainsi que dans une étude plus développée, «Un Professeur de Beauté » rédigée en 1905. Dans le premier article, intitulé «Robert de Montesquiou à Versailles», Proust imagine une promenade à travers le parc de Versailles, source d'inspiration des «93 sonnets historiques» de Montesquiou. Une première partie, parsemée de vers du recueil, décrit les lieux, une seconde rend hommage au poète. Ce dernier ainsi que son oeuvre sont rattachés à l'histoire de Versailles, plus précisément à son âge d'or sous Louis XIV: Le poète est décrit comme une «noble figurejeune et de race antique», ses vers comme ayant «d'indestructibles fondements, de racines mystérieuses et profondes dans ce sol sacré, dans sa nature et son histoire[xix].» Dans le deuxième article «M. de Montesquiou, historien et poète», compte rendu plus fourni du recueil, le comte est de nouveau assimilé au cadre de Versailles et, à travers lui, à une riche tradition littéraire s'étendant du XVIIe au XIXe siècles. Son nom accompagne ceux de Chateaubriand, de Lamartine et de Goethe, tout en restant associé à l'âge classique:

Dédaigneux de la littérature facile et des historiettes vulgaires, vivant dans la compagnie austère et fraternelle des grands morts dont j'évoquais, parce qu'il l'évoque, le souvenir, ce penseur, ce poète à la fois si grandiosement vaste d'envol et si artistement minutieux d'exécution, ajoute chaque année, plus souvent même, à un monument déjà consacré une dalle nouvelle, large, impossible à mesurer et à soupeser aux esprits faibles, et hiéroglyphiée de signes charmants au sens mystérieux et profond qui reproduisent dans leur variété les mille formes de la nature. Cette fois-ci le poète s'est fait historien, mais l'historien est resté poète. C'est une poésie étrangement forte, nourrie de faits, désaltérée de vie, ne reculant pas devant le comique, devant l'horreur, devant l'érudition, poésie singulière et singulièrement belle dont, continuateur d'un romantisme et par-delà d'un XVIIe siècle oublié, M. de Montesquiou est peut-être aujourd'hui le seul représentant[xx].

Enfin en 1905, à l'occasion de la parution d'un livre de critique d'art du comte, Professionnelles beautés, Proust consacre son seul article un peu développé à Montesquiou, «Un professeur de beauté[xxi].» L'article est censé faire hommage au Montesquiou critique d'art, mais, en même temps, de nouveau, poursuit l'assimilation du poète au canon classique. Contrairement à Ruskin, qui s'est trompé sur quasiment tous ses contemporains (promouvant par exemple les préraphaélites et Meissonier aux dépens de Whistler), affirme Proust, Montesquiou, devançant le goût de son époque, est un des seuls à avoir discerné les qualités classiques parmi les artistes d'avant-garde. Mieux encore, il combine lui-même à merveille des qualités de poète d'avant-garde et de grand classique. Son vocabulaire varié, sa prédilection pour le mot technique, loin d'être une affectation de style, constituent au contraire la base d'une vision qui aspire à la plus grande précision. De même, son utilisation de termes rares, qui eux aussi lui valent l'appellation de décadentiste, le rattachent au contraire à la plus belle tradition des lettres françaises, à savoir, au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles:

Sans doute une vision si extraordinairement minutieuse du détail caractéristique et précis exigeait - et a trouvé - un vocabulaire infiniment varié, fournissant à toute minute le mot technique, le terme juste qui est souvent le terme rare. [...] On est emporté dans ce tourbillon où parfois l'on n'aurait voulu s'aventurier qu'avec son dictionnaire. Mais, je le répète, on est souvent plus déconcerté encore par les mots qu'emploie Théophile Gautier. Chez M. de Montesquiou, d'ailleurs, comme chez lui, le terme rare est toujours un terme excellent, choisi dans les meilleurs «milieux» littéraires du XVIe, du XVIIe ou du XVIIIe siècle et dans ce livre de Professionnelles Beautés où il y a pourtant tant de choses difficiles à désigner et à différencier, je ne crois pas qu'il y ait moitié autant de mots rares que dans le premier volume du Capitaine Fracasse[xxii].

Troisième étape de l'assimilation de Montesquiou à la tradition classique, cet essai est également un tour de force dans l'art du pastiche proustien. Aussi bien par son contenu que par son style, l'article reproduit en effet les manies du «Prince de la Décadence»: son goût pour l'énumération, son étalage érudit et un peu prétentieux de noms, de citations et de références culturelles, ainsi que sa prédilection pour les termes rares et recherchés. Proust s'imagine avec «quelle incomparable et majestueuse légèreté, quelle alerte et noble et cruelle désinvolture, [...] quelle piaffante, trépidante, trépignante et caracolante allure[xxiii]», ce picador de l'arène de l'Académie piquera ses victimes élues ; il le voit corriger «avec une maestria et une furia[xxiv]» les portraits des maîtres peintres devenus ses écoliers; et il évoque sa façon d'épicer ses connaissances en toute matière (à l'occasion en horticulture) de citations littéraires: «Vous entrez au salon. [...] On apporte des poires. «Ce sont des poires bon chrétien, dit M. de Montesquiou, celles que M. Thibaudier envoie à Mme d'Escarbagnas et qu'elle prend en disant: "Voilà du bon chrétien qui est fort beau"»[xxv].» Extraction de Montesquiou du champ décadent, le texte proustien, ironiquement, se fait précisément un exercice de style à la manière ... décadente.

Le Classicisme des avant-gardes: Racine et Baudelaire

La critique ne cesse de spéculer sur les vrais motifs de la réhabilitation classique de Montesquiou sous la plume de Proust: est-ce pour flatter le comte narcissique dont Proust est épris et aux goûts duquel il ne s'assujettit que trop volontiers, comme le soutient Frank Rosengarten?[xxvi] Pour priver de leur «chef» et leur «Dieu» les écrivains décadents, comme le propose Tadié? Car, comme affirme le critique, «c'est frapper au coeur de l'ennemi que de montrer que Montesquiou n'est pas décadent»[xxvii]. Quoi qu'il en soit, pour comprendre l'enjeu théorique de la réhabilitation classique de Montesquiou, il faut maintenant examiner trois autres textes, parus en 1921, qui, tout en ne portant pas directement sur Montesquiou ni sur la décadence, formulent, en des termes plus clairs et de façon plus développée, l'argument sur le classicisme des avant-gardes qui était esquissé pour la première fois dans le contexte de la décadence. Il s'agit de l'essai intitulé «Classicisme et romantisme», de la préface au livre de Paul Morand, Tendres Stocks, et du célèbre article «À propos de Baudelaire».

L'essai «Classicisme et romantisme», réponse à une enquête d'Emile Henriot[xxviii], s'annonce dès la première phrase comme un véritable credo esthétique de l'auteur de la Recherche: «Je crois que tout art véritable est classique, mais les lois de l'esprit permettent rarement qu'il soit, à son apparition, reconnu pour tel[xxix].» Selon Proust, ce n'est qu'une question de temps pour que la critique et le public décèlent en leurs contemporains les plus innovants le classicisme passé jusque-là inaperçu. Il cite en exemple Olympia de Manet, peinture qui fit scandale au Salon de 1865, mais qui, en 1921, reçoit la même approbation que les chefs-d'oeuvre plus anciens qui l'entourent[xxx]; ainsi que Baudelaire, poète maudit de son vivant, mais qui, lors de la rédaction de l'article, jouit d'une reconnaissance aussi grande que Racine. Si le public ne reconnaît pas tout de suite le caractère classique des artistes novateurs c'est que l'architecture de leurs oeuvres, puissamment structurée pourtant, est trop nouvelle pour être saisie d'emblée. Méconnus par leurs contemporains, les innovateurs s'avèrent en revanche excellents juges de leurs propres prédécesseurs, puisqu'ils sont capables de discerner les beautés que ceux-ci ont engendrées et que le XVIIe siècle n'a pas même guère soupçonnées.

Proust, on l'aura compris, s'engage ici dans une double dialectique, prêtant aux avant-gardes des qualités classiques non identifiées par leurs contemporains et aux classiques des qualités d'avant-garde passées inaperçues de leur vivant. «Classicisme» pour lui, comme le souligne Antoine Compagnon, ne signifie pas, ainsi qu'on pourrait l'imaginer, «intemporalité d'une oeuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l'oeuvre qui passe de mode[xxxi].» Sont donc classiques, comme l'affirme Proust en conclusion de son article, «les grands artistes qui furent appelés romantiques, réalistes, décadents, etc., tant qu'ils ne furent pas compris[xxxii]

Des réflexions similaires sont développées dans la préface au livre de Paul Morand, Tendres Stocks, rédigée en 1920, et dans l'article «À propos de Baudelaire», paru dans la NRF en juin 1921. Dans la préface désormais célèbre, Proust déclare de façon polémique que «Baudelaire est un grand poète classique» et que, «chose curieuse, ce classicisme de la forme s'accroît en proportion de la licence des peintures[xxxiii].» Ses propos font écho à une lettre à Madame Fortoul d'avril ou mai 1905 dans laquelle il défend Baudelaire contre la critique «injuste» dans le livre de Jules Lemaitre, Les Contemporains : études et portraits (1893). Proust insiste sur le classicisme du poète qui, selon lui, a été faussement associé à la décadence et au satanisme: «A-t-on dit que c'était un décadent? Rien n'est plus faux. Baudelaire n'est pas même un romantique. Il écrit comme Racine[xxxiv].» Dans l'article de la NRF, Proust établit un même rapprochement entre les deux écrivains. Racine est une fois de plus évoqué pour établir le classicisme de Baudelaire, poète des passions tout comme son grand prédécesseur : «en tenant compte de la différence des temps, rien n'est si baudelairien que Phèdre, rien n'est si digne de Racine, voire de Malherbe, que Les Fleurs du mal[xxxv].» Et Proust de citer, en guise de démonstration, des vers des «Phares», d' «Un Voyage à Cythère» et des «Femmes damnées»:

Et c'est encore, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité...

Ô Seigneur, donnez-moi la force et le courage...

Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,

Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Inversant, soutient Compagnon[xxxvi], les termes de l'idée exprimée par Stendhal dans Racine et Shakespeare (1823) selon laquelle toute oeuvre classique fut romantique en son temps, et réitérant l'argument prononcé déjà dans «Classicisme et romantisme», Proust postule ici le classicisme des romantiques. Notions interchangeables, romantisme et classicisme ne sont pas antithétiques, mais duelles. Comme l'affirme le critique: «Racine est toujours un romantique et Baudelaire a toujours été un classique; Racine et Baudelaire sont frères[xxxvii].» La seule différence entre les deux écrivains réside dans leur positionnement face au public: tandis que, dans ses préfaces, Racine cherche à se défendre des accusations d'immoralité proférées à son égard et va jusqu'à invoquer l'univers antique comme garant de sa bonne foi, Baudelaire, au contraire, dans son avis «Au Lecteur» crée une complicité avec ses lecteurs, anges déchus aux prises de Satan tout comme le poète: «Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère».

Pour conclure, donc, si les classiques et les romantiques se ressemblent dans leur peinture du vice, des fautes et des faiblesses de l'amour, ces derniers en particulier font scandale à cause non seulement du contenu polémique et de la forme novatrice de leurs oeuvres, mais aussi de leur refus de reconnaître le rôle exemplaire qui incombe habituellement à l'artiste. C'est grâce à cette triple rupture avec le modèle traditionnel que, selon la logique proustienne, ils acquièrent leur statut de classiques.



[i] Je voudrais remercier Michel Gribenski pour ses commentaires précieux sur cet article.

[ii] Marcel Proust, Ecrits de jeunesse,

1887-1897, éd. Anne Borel, Institut Marcel Proust International, 1991, p. 56.

[iii] «Questionnaire», in Contre Sainte-Beuve, éds. P. Clarac et Yves Sandre, Paris, Gallimard, «Pléiade», 1971, p. 335-36.

[iv] «Marcel Proust par lui-même», in ibid., 336-37.

[v] Louis Marquèze-Pouey, Le Mouvement décadent en France, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 9.

[vi] Jules Huret, Enquête sur l'évolution littéraire, Vanves, Thot, 1984, p. 162.

[vii] Bertrand Marchal, «Décadence (Littérature française)», in Dictionnaire du XIXe siècle européen, éd. Madeleine Ambrière, Paris, PUF, 1997, p. 320.

[viii] Théophile Gautier, «Préface», in Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Michel Lévy, 1868.

[ix] Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine. Etudes littéraires, Paris, Gallimard, 1993, p. 15.

[x] «Introduction», in Symbolism, Decadence and the Fin de Siècle, éd. Patrick McGuinness, Exeter, University of Exeter Press, 2000, p. 6.

[xi]

Ibid., p. 8.

[xii] Huret, Enquête sur l'évolution littéraire, op. cit.

[xiii] McGuiness, «Introduction», p. 6.

[xiv] «Lettre à Robert de Montesquiou», octobre 1893, in Marcel Proust, Correspondance, éd. Philip Kolb, Plon, 1970, t. I, p. 238-39.

[xv] «Robert de Montesquiou: Le souverain des choses transitoires», in Essais et articles, éd. Thierry Laget, Paris, Gallimard, «Folio», 1994, p. 102.

[xvi]

Ibid., p. 103.

[xvii]

Ibid..

[xviii]

Ibid., p. 104.

[xix] «Robert de Montesquiou à Versailles», in Essais et articles, p. 107.

[xx] «M. de Montesquiou, historien et poète», in Essais et articles, p. 108 (nous soulignons).

[xxi] «Un Professeur de beauté», in Essais et articles, p. 202-16.

[xxii]

Ibid., p. 214.

[xxiii]

Ibid., p. 205.

[xxiv]

Ibid., p. 206.

[xxv]

Ibid., p. 210. Dans À la recherche du temps perdu,

ces propos savants sur les poires sont prêtés à Charlus, alter

ego de Montesquiou qui, dans une scène hautement burlesque, étale ainsi son savoir devant un Morel de plus en plus perplexe face à tant d'érudition, de narcissisme et d'obscurité (A la recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, «Pléiade», 1987-89, t. III, p. 399).

[xxvi] Frank Rosengarten, The Writings of the Young Marcel Proust(1885-1900): An Ideological Critique, New York, Peter Lang, 2001, p. 81. Rosengarten s'interroge sur les vrais motifs de sa critique élogieuse de la poésie de Montesquiou dans les pages qui suivent (p. 82-85).

[xxvii] Jean-Yves Tadié, Marcel Proust. Biographie, Paris, Gallimard, 1996, p. 216.

[xxviii]

Essais et articles, p. 313-14.

[xxix]

Ibid., p. 313.

[xxx] Voir dans ce contexte les propos de la duchesse de Guermantes dans Le Côté de Guermantes II: «Maintenant personne ne s'en [de l'Olympia]

étonne plus. Ç'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai eu à rompre de lances pour ce tableau où je n'aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu'un. Sa place n'est peut-être pas tout à fait au Louvre» (A la recherche du temps perdu, t. II, p. 812).

[xxxi] Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, p. 29.

[xxxii]

Essais et articles, p. 314 (nous soulignons).

[xxxiii]

Tendres Stocks, Paris, Gallimard, «Folio », 1921, p. 16.

[xxxiv] Proust, Correspondance, t.

V, p. 127.

[xxxv] «A propos de Baudelaire», in Essais et articles, p. 323.

[xxxvi] Compagnon, Proust entre deux siècles,

p. 91.

[xxxvii]

Ibid., p. 92.



Marion Schmid

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Octobre 2006 à 14h54.