Atelier


Séminaire Proust dans la recherche comparatiste, bilan et nouvelles perspectives (Comparatisme : l'exemple de Proust)
Deuxième journée: Visages étrangers de Proust.

"... d'autres ciels, un autre corps". Présence de Proust dans la prose tardive de Samuel Beckett, par Adam Watt (Royal Holloway, University of London).



«…d'autres ciels, un autre corps». Présence de Proust dans la prose tardive de Samuel Beckett


Entre novembre 1972 et mai 1973, Samuel Beckett publie quatre textes très courts dans Minuit, le magazine de la maison d'édition du même nom. Ces textes sans titre sont ensuite publiés en 1976 dans le petit recueil Pour finir encore et autres foirades, numérotés de I à IV sous le titre «Autres foirades». Dans ce volume les quatre textes sont vaguement datés des « années 60». Selon Ruby Cohn, Beckett commença à rédiger ces textes au début des années cinquante: c'est dire combien leur développement fut lent.[i] Les quatre textes ne font, en tout, qu'une vingtaine de pages. C'est le plus court, le quatrième, qui m'intéresse dans cet article. Voici l'extrait en question, le quatrième «Autre foirade» :

Vieille terre, assez menti, je l'ai vue, c'était moi, de mes yeux grifanes d'autrui, c'est trop tard. Elle va être sur moi, ce sera moi, ce sera elle, ce sera nous, ça n'a jamais été nous. Ce n'est peut-être pas pour demain, mais trop tard. C'est pour bientôt, comme je la regarde, et quel refus, comme elle me refuse, la tant refusée. C'est une année à hannetons, l'année prochaine il n'y en aura pas, ni l'année suivante, regarde-les bien. Je rentre à la nuit, ils s'envolent, ils lâchent mon petit chêne et s'en vont, gavés, dans les ombres. Tristi fummo ne l'aere dolce. Je rentre, lève le bras, saisis la branche, me met debout et rentre dans la maison. Trois ans dans la terre, ceux qui échappent aux taupes, puis dévorer, dévorer, dix jours durant, quinze jours, et chaque nuit le vol. Jusqu'à la rivière, peut-être, ils partent vers la rivière. J'allume, j'éteins, honteux, je reste debout devant la fenêtre, je vais d'une fenêtre à l'autre, en m'appuyant sur les meubles. Un instant je vois le ciel, les différents ciels, puis ils se font visages, agonies, les différentes amours, bonheurs aussi, il y en a eu aussi, malheureusement. Moments d'une vie, de la mienne, entre autres, mais oui, à la fin. Bonheurs, quels bonheurs, mais quelles morts, quelles amours, sur le moment je l'ai su, c'était trop tard. Ah aimer, mourant, et voir mourir, les êtres vite chers, et heureux, pourquoi ah, pas la peine. Non mais maintenant, seulement rester là, debout devant la fenêtre, une main au mur, l'autre accrochée à la chemise, et voir le ciel, un peu longuement, mais non, hoquets et spasmes, mer d'une enfance, d'autres ciels, un autre corps.

Samuel Beckett, Pour finir et autres foirades (Paris: Minuit, 1976), pp. 47-48.

Je vais procéder à une lecture de ce texte, en me penchant sur certains détails qui, me semble-t-il, nous renvoient soit à un passage précis d'A la recherche du temps perdu soit à une pluralité de moments-clés dans la narration du roman proustien. Je soutiendrai qu'une lecture attentive de ce texte peut montrer que même dans ses écrits minimalistes tardifs, Beckett emprunte des motifs comme des techniques stylistiques au roman de Proust. La présence, dans la septième phrase, d'une citation non attribuée de Dante, nous montre déjà que le texte n'est pas sans intérêt intertextuel. Cet article essayera de désensevelir d'autres emprunts peut-être moins évidents. J'examinerai dans un premier temps l'importance des hannetons qui préoccupent le narrateur de ce texte entre la cinquième phrase et la fin de la dixième puisque ces insectes nous donnent, au cœur même du texte, une image de la vie et la mort et peut-être aussi, une métaphore de la futilité et de la contingence de notre existence. Dans un deuxième temps j'analyserai l'image de la fenêtre et du narrateur qui court « d'une fenêtre à l'autre »; un motif qui nous renvoie très certainement au narrateur de la Recherche lors de son arrivée à Balbec. Nous verrons alors comment Beckett parvient à tourner cette image du bonheur et de l'exaltation enfantins en une scène de chagrin et de douleur; une scène qui mène, à son tour, à un moment de réflexion chez le narrateur beckettien qui semble avoir ses racines dans un autre moment de réalisation du narrateur proustien dans Le Temps retrouvé. Enfin, dans un troisième temps, nous nous pencherons sur la dernière phrase du texte où Beckett encore une fois semble traduire l'influence proustienne, notamment par son intensité énigmatique.

On peut lire dans Le Temps retrouvé: « Autour des vérités qu'on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l'indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur de l'œuvre » (IV, 476).[ii] Il règne dans ce texte de Beckett une atmosphère particulière : l'on y repère certaines caractéristiques de la poésie en prose certes, avec cependant très peu de douceur. Ce texte devient, à mon sens, moins énigmatique si on considère son mystère comme l'effet du vestige ou de la trace laissée dans l'imaginaire de Beckett par l'œuvre proustienne.

Le début in medias res de ce texte nous laisse un peu perplexe. Le narrateur semble nous parler de la possibilité de son futur ensevelissement.La notion d'être enseveli, d'être couvert de terre ou de craindre cette éventualité, n'est pas étonnante dans l'œuvre de Beckett: pensez au protagoniste rampant dans la boue du roman Comment c'est, de 1961, ou à Winnie dans Oh les beaux jours de 1963. Le narrateur suggère une certaine altérité au cœur de son identité avec cette phrase « mes yeux grifanes d'autrui », mais n'y revient pas. Nous reviendrons là-dessus plus tard; pour l'instant disons seulement que ce néologisme « grifanes » est (selon Ruby Cohn) probablement le calque d'une locution du quatrième chant de l'Inferno de Dante – occhi grifagni; ce qui retient notre attention est le fait que ces yeux sont pas ceux du narrateur.[iii] Ce dernier est préoccupé par l'écoulement du temps: « c'est trop tard », dit la voix, avant de passer au temps futur dans la deuxième phrase: « ce sera moi, ce sera nous » et finalement, de façon problématique voire contradictoire, « ça n'a jamais été nous ». Ces premières lignes semblent égarer le lecteur qui cherche pourtant un sens bien clair, un récit conventionnel à suivre. Pourquoi, ou comment, la terre est-elle qualifiée de « vieille »? Que faire de «grifanes »? Comment peut-on avoir les yeux « d'autrui »? Comment identifier le pronom elle dans la quatrième phrase, « elle », « la tant refusée »? Nous ne nous attarderons pas sur ces questions ici, à l'exception peut-être du regard d'autrui dont l'importance croît au fur et à mesure que nous suivons les différentes images du texte. Mais contentons-nous pour l'instant de dire qu'avec la phrase d'ouverture, Beckett introduit la thématique de la terre, et l'idée d'en être recouvert, ce qui crée en quelque sorte l'atmosphère du texte et nous prépare à la cinquième phrase: « C'est une année à hannetons, l'année prochaine il n'y en aura pas, ni l'année suivante, regarde-les bien. » Eh bien, allons-y – regardons-les de plus près.

Le hanneton est un insecte, ordinairement roux, de la classe des « coléoptères» dont les larves se développent dans la terre, à une profondeur de dix à vingt centimètres, pendant trois ou quatre ans. A la fin de cette longue gestation, à moins qu'ils ne soient mangés par des taupes ou d'autres prédateurs, ils éclosent, remontent à la surface, pour ensuite se gorger de feuilles (de chêne de préférence) avant de s'accoupler et enfin de pondre leurs œufs dans la terre. Trois ans sous terre, trois ans de cécité, de moiteur et de nuit pour une vie de cinq ou six semaines. En voilà une existence, nous dit Beckett.

Très intéressante cette petite leçon de biologie, mais à quoi bon? Y a-t-il des hannetons chez Proust? Mangent-ils les feuilles de tilleul, avenue de la Gare à Combray? Eh bien non. Il n'y a qu'un hanneton chez Proust: c'est le Prince d'Agrigente. Chez Guermantes, le Prince est présenté au narrateur, aussitôt rempli d'images et de visions de lumière et de beauté:

«Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique dont je ne doutais pas que le prince – de passage à Paris par un bref miracle – ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d'une œuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. (II, 725)

Notons ici les mots dont Proust se sert pour communiquer les qualités qu'il associe au nom « Agrigente», nom dans lequel, il est vrai, l'on entend le rire et l'on voit, de façon anagrammatique « l'argent». Les sons, surtout le |ri| d'Agrigente, se trouvent redistribués dans la description de la vision du narrateur: « transparente verrerie », «bord de la mer violette », « rayons obliques du soleil », « cité antique », « Paris », « miracle », « lumineusement »,«glorieusement ». Tous ces sons étincelants, aigus et rieurs, ainsi que les couleurs (violette, or, rose) contrastent fortement avec les sons plats et lourds du « vulgaire hanneton ». Beckett, dans son texte, a décidé d'offrir à son lecteur toute une explication sur le cycle de vie de l'insecte pour mieux appuyer son discours de l'absurdité et de la douleur d'une vie qu'on est voué à mener jusqu'à son terme. Proust, par contre, se sert de l'insecte de façon beaucoup plus subtile: le succès de sa métaphore repose sur une sorte de théologie négative: il se donne beaucoup de peine pour créer une atmosphère (transparence, luminosité, couleur) on ne peut moins hanneton, on ne peut moins « terreuse » pour ainsi mettre plus en relief le véritable caractère du prince. On voit dans la métamorphose d'Agrigente en hanneton une version particulière du processus de la «décomposition du nom» identifié par Serge Gaubert.[iv] Les syllabes lumineuses et argentées perdent leur prestige, mais leur décomposition devient en même temps la construction d'une autre identité, celle du hanneton. En fait,dans Le Temps retrouvé, lors du bal de têtes, le narrateur rencontre Gri-gri et le trouve complètement changé : «A cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de table qui a trop servi, remplacés par de cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j'avais connue» (IV, 152). Agrigente, dont les cheveux roux font penser à la carapace rougeâtre du hanneton, semble occuper « un autre corps» dans sa vieillesse; un effet semblable à celui décrit par le narrateur beckettien à la fin de son texte.

Je n'induis pas que Beckett traite des hannetons parce qu'ils figurent dans ce passage d'A la recherche: en effet, je viens de montrer, justement, la différence entre leurs stratégies respectives dans la construction de leurs images. Cependant, il me semble que le recours, chez Beckett, à la biologie, et plus exactement à l'entomologie en vue d'illustrer une idée philosophique, lui vient, peut-être, de Proust. Un auteur qu'il a par ailleurs soigneusement lu et relu dans les années vingt, à savoir pendant une période décisive pour sa future carrière. Chez Proust on retrouve en effet dans Du côté de chez Swann un très beau passage comme celui de Beckett sur les hannetons, où, pour décrire Françoise et la conception de son rôle au service de la famille du narrateur, celui-ci construit l'image suivante:

Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui, pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle l'anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux d'où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de façon que l'insecte paralysé près duquel elle dépose ses œufs fournisse aux larves, quand elles écloront, un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c'était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d'asthme d'une telle violence qu'elle fut obligée de finir par s'en aller. (I, 122)

Chez Proust l'insecte est exploité de façon ingénieuse pour consolider son thème et donner au lecteur une meilleure compréhension du caractère complexe et rusé de Françoise. Beckett se sert du hanneton de façon similaire. Le hanneton est un double motif, image de la nature bêtement fuyante et futile de la vie, et de la hardiesse aveugle des créatures vivantes; le hanneton offre aussi un lien entre la citation de Dante, du septième chant de l'Inferno, où il est question d'âmes condamnées pour leur morosité et leur tristesse, qui passent l'éternité enfoncées jusqu'au cou dans la boue du Styx, et les réflexions du narrateur beckettien devant sa fenêtre. Pour Proust les actions de la guêpe fouisseuse offrent une analogie pour les ruses « savantes» de Françoise; pour Beckett ce sont les connotations de l'insecte qui importent (aussi bien, peut-être, que l'endroit qu'ils cherchent – la rivière, mot répété par Beckett, qui consolide le lien avec la citation de Dante). Quant à la syntaxe et au volume d'information donné, les deux passages sont foncièrement différents; cependant, si l'on considère le but de ces images, on voit que les deux auteurs partagent un même désir, celui de communiquer le sens de ces passagesde manière à la fois indirecte et provocatrice.

Voilà donc pour ce qu'on pourrait considérer comme un point commun aux deux écrivains, une approche similaire à la thématisation à travers des images. Dans ce qui suit, cependant, nous verrons comment Beckett développe son texte en tissant des motifs proustiens de façon plus généralisée.

Après les hannetons, vient l'énoncé suivant: « J'allume, j'éteins, honteux, je reste debout devant la fenêtre, je vais d'une fenêtre à l'autre, en m'appuyant sur les meubles.» A première vue on n'a ici qu'une description assez simple d'un état d'incertitude ou de confusion. Et pourtant, en même temps, on entend certains échos de la Recherche. Ici, me semble-t-il, nous avons affaire à un Beckett qui mélange deux scènes-clés chez Prousten les adaptant à sa guise – à savoir le premier paragraphe du roman et la description donnée par le jeune narrateur de son expérience dans le train arrivant pour la première fois à Balbec dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs. L'incipit du roman, nous le savons bien, repose sur le champ lexical de la lumière et de l'obscurité: « à peine ma bougie éteinte… souffler ma lumière… le bougeoir n'était plus allumé».[v] Les narrateurs, celui de Beckett et celui de Proust, se trouvent tous les deux dans une pénombre incertaine, chacun cherchant à se rassurer / s'assurer de sa position, de son passé, de son présent, de son identité. Chez Beckett, le narrateur reste dans le noir, honteux, et d'une fenêtre à l'autre, s'appuie contre les meubles pour trouver plus d'aisance dans ses mouvements. Non seulement Beckett emprunte des détails à deux scènes différentes de la Recherche mais en même temps il modifie ce matériau: chez Proust, au début, les meubles sont menaçants pour son narrateur et jouent un rôle capital dans la mise en relief du thème de l'habitude; or, dans « Vieille terre», de tels objets deviennent des béquilles pour son narrateur physiquement troublé. Ce qui était volatile et menaçant chez Proust devient solide et stable chez Beckett. N'oublions pas non plus qu'une des images du début de la Recherche dans laquelle l'ensevelissement est vu de façon positive: « le plaisir qu'on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l'hirondelle de mer qui a son nid au fond d'un souterrain dans la chaleur de la terre)» (I, 7).

Ce n'est pas seulement le début d'A la recherche qui est revisité ici; on voit aussi les vestiges d'une autre scène qui a laissé sa trace dans le texte beckettien comme celle de l'aube du début de « Nom de Pays: le pays»:

A un moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou non de dormir […], dans le carreau de la fenêtre, au-dessus d'un petit bois noir, je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d'un rose fixé, mort, qui ne changera plus […]. Je passais mon temps à courir d'une fenêtre à l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continue. (II, 15-16)

Chez Proust, la contemplation du lever du soleil suggère au narrateur la possibilité d'une compréhension du beau et d'une perception cohérente du monde. Dans « Vieille terre», Beckett a évacué tout sentiment d'optimisme et de félicité. Si cohérence il y a, elle se montre sous la forme de visions; non d'un beau présent mais d'un triste passé. A travers sa fenêtre, le narrateur beckettien perçoit les ciels qui « se font visages, agonies, les différentes amours, bonheurs aussi», mais des bonheurs qu'il a vécus contre son gré: « il y en a eu aussi, malheureusement». Ce qui différencie ce moment de réflexion dans « Vieille terre» de son modèle dans la Recherche est l'âge et les expériences des deux narrateurs. La naïveté du jeune narrateur proustien lui fait croire à la possibilité d'« une vue totale et [d'] un tableau continu»; le narrateur beckettien est plus âgé, il voit l'approche de la mort, et son attitude, ce sentiment de l'inutilité du bonheur, est plus proche de celle du narrateur du Temps retrouvé qui accentue la nécessité de la souffrance dans la vie.

Cela dit, il y a pourtant encore un autre intertexte proustien ici, dans lequel nous trouvons peut-être la racine de l'image beckettienne des ciels qui « se font visages». La scène se passe pendant le premier séjour à Balbec; celle, en fait, qui sera revivifiée dans la bibliothèque du prince de Guermantes avant le bal de têtes:

A tous moments, tenant à la main la serviette raide et empesée où était écrit le nom de l'hôtel et avec laquelle je faisais d'inutiles efforts pour me sécher, je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d'émeraude çà et là polie et translucide, lesquelles avec une placide violence et un froncement léonin laissaient s'accomplir et dévaler l'écroulement de leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage. Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin […] (II, 33)

Etre debout à une fenêtre est ainsi une attitude importante pour le narrateur dans la Recherche, une attitude qui reflète l'état d'esprit contemplatif et penseur du narrateur, et qui forme un lien entre celui-ci et le narrateur troublé de « Vieille terre». Dans la dernière phrase de ce texte, Beckett se sert d'une image maritime: en recyclant la mer de Balbec il s'est débarrassé de toute référence métaphorique de la montagne pour avoir un effet de suggestion plus fort. Si nous sommes familiers avec l'œuvre de Proust, en lisant « Vieille terre» nous entendons toute une rhapsodie de moments proustiens étroitement liés les uns aux autres. Beckett ne se contente pas d'emprunter seulement une ou deux scènes qu'il refaçonne à ses propres fins : « Vieille terre» est un texte – comme chez Proust les vieillards-poupées au bal de têtes – qu'il faut lire « sur plusieurs plans à la fois.»

Les emprunts ne sont pas seulement implicites, subrepticement sertis dans le texte comme autant de pierres précieuses qui s'offrent au lecteur amateur de la Recherche. Ils y sont explicites aussi. Prenons la phrase«Moments d'une vie, de la mienne, entre autres, mais oui, à la fin», phrase, certes, à interprétations multiples. Elle décrit ce que voit le narrateur beckettien à travers ses souvenirs; elle pourrait aussi très bien décrire le moment où le narrateur proustien se rend compte de ce que sera son livre: « je compris que tous ces matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée» (IV, 478).

Chez Proust le narrateur se rend compte que ces matériaux « étaient venus à [lui], dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur» (IV, 478). De façon similaire, chez Beckett cette vie passée est réduite à un petit nombre d'actes et d'états: agonies, bonheurs, morts et amours. L'effet de cette réduction brutale est de laisser le narrateur immobile devant sa fenêtre. « Une main au mur, l'autre accrochée à la chemise»: dans cette position il se fige, son regard braqué encore sur le ciel, son être perdu dans la contemplation. Dans le dernier mouvement de son texte, le narrateur modifie sa perspective: « voir le ciel, un peu longuement, mais non, hoquets et spasmes, mer d'une enfance, d'autres ciels, un autre corps.» Avec ces deux petits mots, « hoquets et spasmes», un nouveau paysage de souvenirs se dépeint. Et ce mot déclencheur, « hoquet», est encore un emprunt proustien. Avant de conclure notre lecture de ce texte richement pluriel, prenons le temps de nous arrêter sur ce terme.

Chez Proust, on le sait très bien, les hoquets du calorifère à eau sont intimement liés à des moments bienheureux. La première intrusion du son a lieu quand le narrateur est au lit dans Le Côté de Guermantes:

Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit désagréable qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet n'avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre prolongée avec eux en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter avec eux une affinité telle que, chaque fois que (un peu) déshabitué de lui, j'entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait. (II, 642-643)

Et en effet, plus tard, dans Albertine disparue, tandis que le narrateur repense tristement à ses expériences avec Albertine, il ressent soudain une vive et agréable impression de l'atmosphère de Doncières, endroit dépourvu de liens avec Albertine : c'était, nous révèle-il, « que je venais d'entendre le hoquet du calorifère à eau qu'on venait de rallumer» (IV, 76).

Beckett, donc, ne choisit pas ses mots au petit bonheur. Il crée pour son narrateur une expérience semblable à celles du protagoniste d'A la recherche. Les « hoquets et spasmes», cependant, ne sont pas identifiés ou attribués à une source. Ils ne sont que des catalyseurs anonymes d'une dernière prise de conscience angoissée pour le narrateur. Jean-Pierre Richard d'ailleurs fait une lecture incisive du passage de la Recherche que nous venons de citer. C'est ainsi qu'il décrit le hoquet proustien: « Il a valeur de choc et de surprise, vertu d'inégalité. C'est un petit spasme oral, relié sans nul doute à toute une fantasmatique du corps.»[vi] Nous reconnaissons bien la centralité du corps dans l'œuvre de Beckett, l'importance des sons et du fonctionnement de ce corps (rappelons, en passant, les deux sens du mot « foirade»). L'aperçu richardien sur le hoquet nous aide, je crois, à nous rendre compte de ce qui est peut-être au cœur de « Vieille terre» – le corps, et la douloureuse nécessité de vivre sa vie à travers un corps qui tend à se désagréger, et qui, après la mort, ne sera rien que « vieille terre». Le narrateur beckettien a du mal à se souvenir de son passé, n'est pas certain de ce dont il est constitué; le corps textuel de « Vieille terre» reflète cette incertitude, étant tissé d'une pluralité de moments qui ne sont pas propres au passé du narrateur. Le moment de sa dernière prise de conscience («mais non, hoquets et spasmes, mer d'une enfance, d'autres ciels, un autre corps») est encore une intimation de la pluralité, la multiplicité qui a été l'objet de cette communication. La résurrection du passé dans la Recherche aide le narrateur à comprendre sa tâche et lui fournit donc un sentiment de certitude ontologique, une conclusion à sa recherche; elle l'invite à faire ses premiers pas sur le chemin de l'art. Chez Beckett, en revanche, le moment de révélation, marqué par ces hoquets et spasmes prometteurs, n'offre pas de certitude ou de bonheur: il installe des éléments incertains et étrangers devant les yeux du narrateur: « d'autres ciels, un autre corps», éléments qui nous renvoient à maintes parties de l'œuvre de Proust mais qui ne confirment en rien la propre existence du narrateur beckettien et n'offrent aucune issue à sa crise. Autrement dit, il n'y a pas de fin dans « Vieille terre»; le narrateur restera là, fixe, immobile, contemplant un passé virtuel qui n'est pas le sien.

Dans Le Temps retrouvé quand le narrateur s'essuie la bouche avec la serviette raide et empesée, c'est justement la mer de sa propre enfance qu'il revoit, celle qu'il regardait à Balbec; ce sont les ciels qu'il y regardait de ses propres yeux et qui se mêlaient avec la mer dans les tableaux d'Elstir; quand il retrouve François le Champi c'est sa propre mère, la lectrice infidèle de ce livre, qu'il revoit;

enfin et surtout, c'est à travers son propre corps qu'il accède aux sensations de son passé. Dans « Vieille terre» cependant, cette subjectivité manque. Le narrateur se souvient de son propre passé mais tout se fige lorsqu'il comprend qu'il est trop tard, que la mort est une force bien plus grande que la mémoire. Sa vie passée, quelle que soit sa valeur individuelle, n'a d'intérêt que dans la sombre existence souterraine des hannetons car la mort viendra bientôt tout annuler et il ne restera finalement que vieille terre. Comme je viens de le démontrer, lorsque le lecteur cherche à comprendre le récit du narrateur, lorsqu'il cherche à contrer la menace d'une mort imminente pressentie par le narrateur, à chaque fois il récupère non pas le passé du narrateur, mais « d'autres ciels, un autre corps» – ceux, précisément, de l'œuvre de Proust. Ce court texte requiert toute notre attention, en fin de compte, pour pouvoir lire avec « les yeux grifanes d'autrui», avec des yeux qui arrivent à pénétrer, comme les rayons x, la surface ténébreuse du texte beckettien pour accéder au mystère, à la source cachée, peut-être, de la profondeur de l'œuvre.



[i] Voir Ruby Cohn, A Samuel Beckett Canon (Ann Arbor, University of Michigan Press, 2001). Cohn «arbitrarily assign[s] » la date du genèse des trois des « Autres foirades » dont « Vieille terre » à 1959 (pp. 212 ; 249).

[ii] Marcel Proust, Le Temps retrouvé in A la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, 4 tomes (Paris: Gallimard, 1987-1989).

[iii] Ruby Cohn, A Beckett Canon, op. cit., p. 402, note 7.

[iv] Voir Serge Gaubert, «Le jeu de l'alphabet», in R. Barthes, L. Bersani, R. Debray et al., Recherche de Proust (Paris: Seuil, 1980), pp. 68-87 (71).

[v] Voir Du côté de chez Swann, I, 3.

[vi] Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible (Paris: Seuil, 1974), pp. 235-36 (236).


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Adam Watt

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Avril 2008 à 11h53.