Le pouvoir d'anticipation des uvres littéraires
Par Pierre Bayard (Université Paris 8)
Extrait (introduction) de Le Titanic fera naufrage, Paris, Minuit, coll. «Paradoxe», 2016, p.15-25.
Ce texte reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et des Éditions de Minuit peut également être lu au format pdf.
Dossier P. Bayard sur Fabula
Prologue
L'écrivain américain Morgan Robertson n'a jamais dissimulé qu'il s'était inspiré dans son roman Futility[1], pour décrire l'odyssée dramatique de son navire imaginaire, le Titan, du naufrage du Titanic survenu quatorze années plus tard.
Si Robertson avait voulu présenter son livre comme une uvre de pure fiction, et non comme un récit documentaire appuyé sur des faits réels, il n'aurait pas choisi, pour baptiser son navire, un nom qui évoque chez tout lecteur le plus célèbre paquebot de l'histoire maritime.
Mais le choix du nom «Titan» ne s'explique pas seulement par le souci d'indiquer à quel genre littéraire s'apparente son texte. Il est aussi une manière de rappeler que les catastrophes ne trouvent pas toujours leur origine dans un hasard malencontreux, mais aussi dans la folie de grandeur des êtres humains, cette hubris contre laquelle les Grecs mettaient en garde les mortels.
De même que les Titans avaient défié les dieux, les constructeurs du Titanic pensaient s'être affranchis des lois qui limitent nos activités, et avoir construit un navire dont aucune puissance supérieure ne pourrait arrêter la marche. Et ils connurent le même sort que les êtres mythologiques dont ils avaient imprudemment emprunté le nom, attirés par leur image de gigantisme, mais oublieux de leur destin tragique.
C'est tout cela en filigrane que raconte Robertson dans son roman, non pour empêcher une catastrophe à ses yeux inévitable puisqu'il sait que personne ne l'écoutera les dieux avaient donné à Cassandre le don de prophétie, en la privant de la capacité d'être entendue , mais pour que ses lecteurs réfléchissent aux choix désastreux que font parfois les êtres humains quand, déniant leur condition mortelle, ils sont emportés par leur désir de puissance.
L'étude attentive des relations que la littérature entretient avec la réalité suscite une double surprise.
La première tient à cette constatation souvent faite que si l'on excepte les moments où elle est pure uvre d'imagination, la littérature ne s'inspire pas seulement d'événements passés ou présents, comme on pourrait s'y attendre, mais également d'événements à venir.
On n'en finirait pas en effet de dénombrer les uvres littéraires, relevant de genres variés, qui, avec une plus ou moins grande précision, semblent décrire le futur et donner le sentiment que l'auteur a disposé un moment d'un accès privilégié à des événements qui ne se sont pas encore produits.
Parmi ceux-ci dominent les faits tragiques en tous genres (guerres, catastrophes scientifiques ou naturelles, dictatures sanglantes ), comme si les périodes paisibles ou les temps de prospérité laissaient moins de traces annonciatrices chez les écrivains que les tragédies, et que leur appareil de perception était particulièrement disposé à capter les signes avant-coureurs des désastres.
Mais il existe un autre motif de surprise. Il tient au fait que personne, surtout parmi ceux qui détiennent une forme de pouvoir, ne semble tirer de conséquences pratiques de la capacité annonciatrice de la littérature. Devenue un lieu commun, cette prescience demeure en effet un fait abstrait dont un grand nombre d'observateurs reconnaît l'existence, mais sans que lui soit octroyé pour autant le statut de découverte scientifique à part entière.
Peut-on ainsi imaginer, à titre de comparaison, que la formulation de lois aussi importantes que celles de la gravitation universelle ou de la structure de l'atome soit considérée comme une avancée intellectuelle majeure qui alimenterait les conversations en société, sans que personne ne songe un moment à en examiner les applications concrètes?
Or ce refus de tirer les conséquences d'une telle découverte est d'autant plus regrettable que les événements en cause sont souvent des catastrophes collectives qui auraient pu être évitées si on avait pris la peine de tenir compte des avertissements des donneurs d'alerte. Il n'existe en effet à ma connaissance aucun exemple d'un désastre d'envergure qui n'ait été annoncé, et souvent détaillé et commenté, par une ou plusieurs uvres littéraires.
Sans aller jusqu'à demander que les gouvernements, revenant sur l'arrêté platonicien qui mettait les poètes au ban de la cité, dirigent les pays en s'appuyant sur la littérature, on peut s'étonner que celle-ci soit tenue à l'écart des grandes décisions, et qu'il n'existe aucune forme de relais permettant aux politiques d'être informés des anticipations littéraires et de s'en inspirer au moment de prendre les mesures qui nous engagent.
Ce caractère anticipateur de la littérature n'est évidemment pas sans poser des problèmes théoriques considérables que ce livre n'entend ni éviter, ni résoudre entièrement tant est grande leur complexité.
Ils tiennent d'abord au fait qu'il n'est pas évident de repérer, dans l'immensité des productions écrites, celles qui possèdent une telle vertu annonciatrice, sans attendre que la réalisation des anticipations ne vienne après coup, mais trop tard, désigner les uvres auxquelles il aurait convenu de prêter attention.
Ce repérage est d'autant plus complexe à effectuer que les anticipations sont d'ordre très différent, aussi bien quant aux domaines dont elles relèvent que du point de vue de leur formulation, laquelle, loin d'être transparente, peut se révéler parfois énigmatique et nécessiter des formes subtiles de déchiffrage ou d'interprétation.
Cette difficulté à identifier les uvres et les passages pertinents tient aussi au fait que nous ne disposons pour le moment d'aucune théorie sérieuse susceptible d'expliquer, sans tomber dans le surnaturel, que des écrivains soient en mesure de raconter des événements à venir, et que cette carence théorique a des effets sur la perception et la délimitation des phénomènes en question.
De ces constatations se dessine un plan logique. Je m'efforcerai dans un premier temps de repérer le type d'événements dont certains livres sont susceptibles d'annoncer la réalisation et de mettre en évidence les modes d'écriture les plus fréquents de leur anticipation littéraire.
J'essaierai dans un deuxième temps d'avancer quelques-unes des explications des plus scientifiques aux plus irrationnelles qui permettent de rendre compte de cette capacité annonciatrice de la littérature et de conforter ou non l'idée que celle-ci possède une forme de prescience quant aux événements à venir.
J'examinerai enfin les conséquences pratiques de cette découverte, aussi bien dans le domaine de la politique et de la science que dans celui de l'analyse des uvres et de l'histoire littéraire. Ce sont en effet des champs entiers des sciences dures et des sciences humaines qu'il faut se préparer à examiner à nouveau si l'on admet que le temps ne s'écoule pas toujours dans la même direction.
Parallèlement à cette réflexion, j'indiquerai pour les uvres que je commente le degré de justesse des anticipations qu'elles recèlent, et signalerai également celles qui ne se sont pas encore réalisées mais risquent de l'être demain, formant le vu qu'une écoute plus attentive des textes et de ce qu'ils nous disent du futur nous aide à le dominer, voire à sauver des vies[2].
William Thomas Stead, né en 1849 et mort en 1912, fut un grand journaliste et peut être considéré à bien des égards comme le fondateur de la presse moderne.
Sa conviction profonde était que le discrédit dont la classe politique anglaise était l'objet donnait à la presse des responsabilités nouvelles et qu'elle devait avoir un rôle actif dans la conduite des affaires du pays.
Ainsi n'hésita-t-il pas, lorsqu'il fut à la tête de la Pall Mall Gazette, à faire campagne avec succès pour que l'Angleterre s'implique davantage au Soudan, pour que le budget de la marine soit augmenté ou pour que les escarmouches entre les troupes anglaises et les troupes russes en Asie centrale ne dégénèrent pas en conflit ouvert.
Mais c'est aussi sur le plan social que Stead fut un journaliste engagé. Il lutta en particulier, grâce à des campagnes de presse qui mobilisèrent l'opinion et conduisirent à l'adoption de textes de loi, contre la prolifération des taudis à Londres et contre la prostitution enfantine.
Pour démontrer l'existence de ce dernier fléau, il obtint d'une mère qu'elle consente à lui vendre la virginité de sa fille, avant de confier l'enfant à l'Armée du Salut. Mais sa démonstration se retourna contre lui et on l'accusa d'enlèvement. Il passa en procès et fut condamné à une peine de prison de deux mois, ce dont il tirait une grande fierté dans la mesure où elle lui avait permis de faire avancer son combat.
Tous ces éléments dessinent le portrait d'un homme de conviction et de courage, socialiste et féministe avant l'heure, ardent défenseur de la paix, dont le souvenir, quel que soit le tour surprenant que sa vie a pris ensuite, mérite d'être gardé vivant dans les mémoires.
Événements
Aussi étonnant cela puisse-t-il sembler de la part d'une personnalité rationnelle et profondément engagée dans la vie publique de son temps, Stead avait une seconde passion, la parapsychologie.
Très tôt sensible à cette question, il s'y intéressa plus étroitement après quelques expériences de prémonition singulières et quelques rencontres marquantes, dont celle de la théosophe Helena Blavatsky, auteure de La Doctrine secrète.
Ses propres dons se révélèrent peu à peu, en particulier après la mort d'une amie journaliste, Julia Ames, qui disparut prématurément et dont il reçut des messages envoyés de l'au-delà. Il en alla de même pour son fils aîné décédé, avec lequel il eut l'occasion de s'entretenir.
Ces expériences le convainquirent définitivement, au point de créer un organisme chargé de favoriser la communication avec les morts, le «bureau de Julia[3]», ce qui ne fut pas sans accroître son discrédit auprès d'un certain nombre de personnes à l'esprit plus cartésien.
Stead noua par ailleurs des contacts avec de nombreux voyants de son époque, dont plusieurs lui annoncèrent un avenir sombre. Le medium de Kerlor lui décrivit en 1911 un grand bateau noir et le prévint qu'il se noierait. Une élève du célèbre Cheiro lui prédit qu'il mourrait en 1912. Madame de Thèbes lui conseilla de se méfier de l'eau et Cheiro en personne lui donna un conseil identique.
Stead, semble-t-il, accueillit toutes ces prédictions avec philosophie, probablement persuadé qu'il est inutile, comme les Anciens nous l'enseignent, de tenter de dévier le cours du destin et qu'il est dès lors préférable, si l'on a en soi un peu de sagesse, de s'en accommoder[4].
Université Paris 8
Automne 2016
Dossier P. Bayard sur Fabula, Histoire
[1] Morgan Robertson, Le Naufrage du Titan (Futility) [1898], Corsaire Editions, 2012. AJ ++
[2] Ce livre est le troisième volume d'une trilogie consacrée à l'anticipation littéraire. Elle comprend également Demain est écrit (Minuit, 2005), où sont examinées les prédictions individuelles faites par certains écrivains quant à leur destinée, et Le Plagiat par anticipation (Minuit, 2009), consacré aux textes qui s'inspirent d'uvres à venir.
[3] Voir le témoignage de sa fille, Estelle Wilson Stead, My Father. Personal and spiritual reminiscences, William Heinemann, 1913, p.287-313.
[4] Sur l'ensemble des prédictions faites à Stead, voir Bertrand Méheust, Histoires paranormales du Titanic, «J'ai lu», 2006, p.53-59.