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« Tous les carnets de route rédigés par les guerriers de Troie se sont perdus au détour des siècles. Il ne reste que l'Iliade. » (Georges Duhamel, « Remarques sur les mémoires imaginaires », N.R.F., T. XLI, juillet-décembre 1933, p. 388).

Si je l'évalue à l'aide de la « science du sujet » que Barthes invente dans La Chambre claire, c'est, paradoxalement, le « studium » de cette phrase de Georges Duhamel qui me frappe au premier abord : il me semble y lire un mot d'esprit résumant à lui seul tout une manière traditionnelle d'envisager la littérature. La littérature comme ce qui a survécu au juste (mais selon quelles règles ?) naufrage des siècles, au tri qu'implacablement le temps a su imposer à tout ce qui s'est pensé et écrit ; et tout le reste est... anecdotique ou documentaire et livré à l'attention de l'historien et de l'érudit. Ici s'exprime avec la force de l'évidence la rupture entre les textes fictionnels et les textes non fictionnels sur laquelle repose en partie notre perception du fait littéraire. Tout ce qui relève du factuel est voué à l'aléatoire, à un statut « conditionnel » (G. Genette) et par conséquent est voué aux hasards et à la relativité d'une évaluation oscillant entre la pure et simple disparition « au détour des siècles » ou une éventuelle lecture référentielle et documentaire, voire, au cas par cas, une lecture de type littéraire.

Le grand partage s'opère ainsi : la littérature, c'est ce qui, par sa valeur intrinsèque " beauté de la langue, grandeur morale de l'enseignement, polysémie du texte... " a su résister au temps, se rendre indépendant de son contexte de production et de réception immédiat pour accueillir le ballet des lectures et relectures des siècles à venir (relecture comme attestation d'un sens fixe / relecture comme ajout de nouvelles couches de sens). On pourrait bien sûr penser que Duhamel fait preuve d'un humanisme naïf : l'histoire fait bien les choses, elle trie et ne conservera que ce qui jouit d'une valeur universelle, propre à enrichir tout homme de culture. Mais cette phrase reflète tout autant l'a priori de notre conception de la littérature ; nous sommes aussi attachés à distinguer les textes "littéraires" des productions relevant des discours ordinaires, et ceci malgré toutes les sociologies de la littérature (l'analyse de L'Education sentimentale dans Les Règles de l'art valide encore, même si cela se fait par des procédés jugés hétérodoxes par les "littéraires", la hiérarchisation en place).

Pourtant, sous le vernis de cette affirmation pointe ce que Barthes nomme le « punctum » : ce mot d'esprit repose sur un anachronisme voulu. Bien sûr, il est inutile d'objecter à Duhamel que les soldats de la guerre de Troie n'avaient certainement pas de "carnets de route" : le sens de la phrase est évident et s'impose avec la force opaque et absurde d'un aphorisme. Duhamel, en projetant un vocabulaire et des préoccupations qui nous sont propres, donne tout de même à la hiérarchisation des valeurs littéraires la sanction de l'histoire. Sa phrase fait sens, malgré l'anachronisme évident, puisque ce qui est resté, c'est bien l'Iliade.

Mais alors, comment expliquer que pendant si longtemps, on ait lu dans l'Iliade et l'Odyssée une sorte de carnet de route idéal, l'équivalent de tous les carnets de route égarés au long des siècles, une mine de renseignements sur une civilisation dont ces textes étaient l'un des derniers vestiges ? Avec les explorations archéologiques entreprises par H. Schliemann à partir de 1870, la coïncidence imaginée entre les mots et les lieux géographiques semble être vérifiée et le texte vaut comme référent d'une civilisation qu'on nomme mycénienne ; on tient enfin la preuve de sa véracité historique. Aujourd'hui encore, malgré tout ce qui a pu remettre en cause cette lecture, l'Iliade et l'Odyssée sont lues aussi comme source de renseignements ethnologiques ; l'un des groupes d'articles du numéro de la revue Europe consacré à Homère (n°865, mai 2001) s'intitule « La société homérique ». Le texte vaut comme trace.

Bien plus, si nous n'avons effectivement pas conservé les carnets de guerre laissés par les soldats de la guerre de Troie, Duhamel, à l'inverse, est connu pour être l'un des « témoins » les plus importants de la Grande Guerre, l'auteur de Vie des Martyrs, 1914-1916, mais aussi le critique de la vie moderne qu'il décrit dans plusieurs de ses ouvrages. Le voici donc en quelque sorte reniant le genre du « carnet de route » qui avait contribué à le faire connaître. C'est que pendant les années 30, le témoignage n'a plus aussi bonne presse, et l'écrivain s'empresse d'emboîter le pas en brodant sur les mérites du fictionnel et en faisant preuve d'esprit dans ses Remarques sur les mémoires imaginaires : « Le goût de l'historique est candidement invincible. Il est d'ailleurs bien naturel. (Où est Napoléon ? Je veux voir Napoléon. Comment ! C'est là Napoléon !). » (Ibid., p. 534) .

Pourtant, ce « goût de l'historique » que Duhamel raille est bien aussi important que le désir de fictionnel. R. Barthes et S. Sontag en donnent une idée précise en explorant l'art qui témoigne le mieux de la forme que prend dans nos sociétés le désir de « factuel » : la photographie. On peut ainsi voir, dans une « alternative imaginaire » proposée par S. Sontag l'envers exact du mot d'esprit de Duhamel : « Dans l'alternative imaginaire où, soit Holbein le Jeune aurait vécu assez longtemps pour faire le portrait de Shakespeare, soit un prototype d'appareil photo aurait été inventé assez tôt pour le photographier, la plupart des shakespearomanes choisiraient la photo. Et pas seulement parce que cela permettrait de savoir comment Shakespeare était physiquement, car à supposer même que cette hypothétique photo fût à peine déchiffrable, passée, réduite à une tache brunâtre, nous continuerions probablement de préférer l'avoir plutôt que de posséder un superbe Holbein de plus. avoir une photo de Shakespeare, ce serait comme avoir un clou de la Vraie Croix. » (Sontag, Susan, De la photographie, trad. Philippe Blanchard, Paris : UGE, 1983, p. 182).

Ce que S. Sontag met en évidence, c'est une véritable pulsion pour le vrai. Une pulsion qui s'exprime aussi bien à travers l'image qu'à travers les nombreux types de discours factuels auxquels nous avons sans cesse recours. On peut asseoir l'analyse des discours non fictionnels sur un désir, équivalent au désir d'imaginaire dont se nourrit le fictionnel : tout discours factuel traduit le désir de fixer l'une des facettes de notre expérience du monde, que ce désir ait pour but d'évaluer (essai, commentaire, critique de réception...), d'analyser (discours scientifique, critique de réflexion...), de témoigner (tous les genres à la première personne : du journal intime et de l'autobiographie aux Mémoires) ou tout autre forme. L'imaginaire parfois s'y mêle ; il n'en reste pas moins que le désir du vrai peut être à l'origine de l'acte d'écriture au même titre que la pulsion fictionnelle, ainsi que P. Quignard le montre dans l'avertissement de son ouvrage sur le romancier latin Caius Albucius Silus : « Ce qui fut vrai protège mieux le faux et les désirs auxquels le faux cède le passage qu'une simple intrigue anachronique qu'on rapièce et qu'on tire par les cheveux. » (P. Quignard, Albucius, Livre de poche, p. 5).

Ainsi, ce que le mot de Duhamel dit peut-être de plus important, c'est l'existence précaire des littératures non fictionnelles, ; et par conséquent la nécessité pour nous d'aller à l'encontre de la tendance à hiérarchiser les textes. Alors que la théorie littéraire devrait justement être un continuel exercice de la pensée critique, bien souvent elle ne fait qu'entériner les choix opérés en s'exerçant avant tout sur les textes déjà canonisés. A. Compagnon a déjà souligné le paradoxe : en France, le formidable engouement théorique des années structuralistes n'a fait que consolider le canon des textes littéraires. C'est dans le monde anglo-saxon que la théorie semble avoir brisé les frontières entre les différents types de discours et donné accès à toutes sortes de textes non fictionnels : en témoignent l'attention portée, par exemple, dans les Cultural Studies aux discours populaires, ou encore la valeur accordée aux textes marginaux, pris dans les réseaux de la parole ordinaire, par le New Historicism.

Les textes non fictionnels, jusqu'aux écritures ordinaires sur lesquelles la théorie littéraire a si peu à dire, remettent en cause ce qui est dit du littéraire ; il y a, en effet, peu d'intérêt à prouver la littérarité de textes reconnus par l'institution, dont on sait qu'ils satisfont à tous les critères : reconnaissance de l'auteur, bonnes maison d'édition, études par les universitaires, forte intertextualité, inscription dans l'un des quatre grands genres... C'est le rôle de la théorie littéraire que de parcourir les lignes de partage, de les reconstituer et de les interroger. Et notamment cette ligne de partage si fondatrice, si essentielle pour nous qu'elle continue toujours à fonctionner comme le plus grand impensé de la théorie littéraire, la coupure si prégnante à partir du XIXe siècle entre textes fictionnels et textes factuels. La pensée critique doit refuser la pseudo-évidence d'une sélection naturelle des textes. Si elle refuse d'entériner le partage en s'appuyant sur un choix de textes qui appartiennent aux genres consacrés, la théorie littéraire peut alors espérer répondre plus directement à la question qu'avaient posée les structuralistes : qu'est-ce que la littérarité, comment la définir ?

Jean-Louis Jeannelle

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Mars 2007 à 12h23.