Dans la mesure où ni l'acte de mise en fiction, ni son énonciation, ni sa transmission, ni son objet ou sa réception, ne possèdent de propriétés obvies les distinguant sans discussion possible de discours « référentiels », dans la mesure où les indices apparents sont réversibles et peuvent constituer des leurres, le texte de fiction devient comparable, c'est-à-dire différent mais dangereusement proche, des autres discours sur le réel : comme certains étals de librairies contemporaines, nos tables de chevet voient s'entasser indifféremment romans historiques, romans romanesques, autobiographies et autofictions, et l'on ne saurait s'étonner que l'on puisse mettre au jour les schémas rhétoriques (W. Booth) ou les cheminements métaphoriques (H. White) dissimulés par tout récit de fiction ou de non fiction.
Participant d'un espoir a posteriori illusoire de fonder une compréhension du monde qui échapperait aux filtres de la subjectivité et au langage, cette entreprise de partage a occupé les sciences humaines depuis Descartes, et la théorie littéraire depuis le milieu du XVIIIe siècle. Il s'agira (dans la première moitié du XXe siècle) de définir la fiction par la littérature, en posant la spécificité formelle et communicationnelle de la parole littéraire , ou inversement (à partir de l'ouvrage classique de Wellek et Warren, La Théorie littéraire), la littérature par la fiction, en engageant le rapport du discours à la vérité), voire de de proposer un système hybride (selon la proposition de G. Genette : la littérarité découle de la fictionalité dans les formes représentati-ves ; dans les formes non-représentatives ou présentatives, la littérarité est définie par diction, c'est-à-dire par jugement).
Si les poéticiens de notre siècle se confrontent donc à des tensions accumulées depuis bien longtemps, la question des frontières de la fiction s'explicite, comme tout problème territorial, à l'occasion d'une menace d'invasion. Il paraît à ce titre probable qu'elle surgit au moment historique où la crise de la représentation, mal endémique de la littérature européenne depuis l'échec du réalisme, contamine, à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, l'autorité et la fiabilité de tout discours sur le monde. D'une part, face à l'innommable, le discours subjectif se voit réinvesti d'une dimension éthique (que l'art pour l'art ou la dérive autarcique des écrivains lui avait fait perdre) ; d'autre part, faute d'avoir pu prévenir, et même simplement décrire, le suicide de l'humanisme européen, la narration référentielle se voit destituée de tout pouvoir heuristique et déconstruite par ses sous-entendus idéologiques. Ainsi, le champ immense des discours humains, qui se laissait décrire depuis l'Antiquité en termes de rapport à la vérité (Platon), de choix d'objet (Aristote), d'usage (la tradition rhétorique), ou encore de finalité (l'âge classique), et qui avait semblé un temps pouvoir se structurer par la référence et l'emprunt de modèles épistémologiques aux sciences dures (le XIXe siècle), appelle un nouveau partage, plus fin et plus mobile que la simple opposition entre la vérité positive et le mensonge romanesque.
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