Atelier




La non-durabilité

par Audrey Loetscher
Doctorant à l'Université de Lausanne


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






La non-durabilité


Néologisme apparu dans le champ de l'écologie politique il y a une vingtaine d'années, la non-durabilité fait référence à deux objets distincts mais liés. Tout à la fois système et phénomène, celle-ci caractérise un mode d'organisation social, politique, économique et culturel impliquant une consommation des ressources naturelles et, son corolaire, une production de déchets, dont les volumes excèdent la capacité des écosystèmes à produire ces mêmes ressources et à absorber les déchets ainsi générés. En d'autres termes, cette consommation se déploie à une échelle et à un rythme qui, requérant l'équivalent d'une fois et demi les ressources dont dispose la planète, s'avèrent non pérennes. Sur le plan environnemental, la non-durabilité se manifeste au travers d'une gamme croissante de dysfonctionnements écologiques, tous liés les uns aux autres et s'influençant mutuellement, dont le changement climatique constitue le point d'orgue, tels que l'acidification des océans, la perte de la biodiversité, le déclin des forêts primaires, la désertification, les sécheresses, la fonte des calottes glaciaires et du permafrost, ou encore l'érosion des sols, pour ne citer que les principaux.  La non-durabilité ressemble ainsi fortement à une maladie, dont les manifestations physiques reflètent un déséquilibre au sein d'un système socio-économique et politique acquis aux idées jumelles de croissance infinie et de jetabilité[1]. En ce sens, les dysfonctionnements écologiques ne sont pas périphériques au système, de simples excroissances ou effets secondaires, mais ils constituent des éléments centraux, intrinsèques au mode dominant d'organisation des sociétés. Pour le dire autrement, seule une série de changements au niveau systémique seraient à même, sinon d'éradiquer, à tout le moins d'atténuer les symptômes de ce mal contemporain qu'est la non-durabilité.


Avant de développer la notion de non-durabilité, il s'avère nécessaire de décrire ce que l'on entend par durabilité, les deux notions se trouvant en effet aux pôles d'un spectre continu, et partageant le fait de ne pas se laisser aisément catégoriser. Pour reprendre la métaphore médicale, de même qu'un individu (un corps) n'est jamais entièrement sain ou malade, une société (un corps social) ne se trouve pas à l'un ou l'autre pôle, mais à une distance plus ou moins éloignée du pôle «idéal» suivant l'ampleur de sa non-durabilité. Si l'on ne peut considérer la durabilité et sa négation en termes binaires, l'on ne sera pas surpris d'apprendre que cette dernière reste sujette à de multiples définitions, tant dans les milieux profanes qu'érudits. Issue du monde anglophone qui parle de sustainability, en référence à la capacité d'une entité à se maintenir dans le temps, la notion apparaît en 1987 avec la publication du rapport Brundtland. Rédigé par une commission mandatée par l'ONU, celui-ci mentionne pour la première fois le concept du développement durable, dans un effort de réconciliation de l'apparente – et toujours plus manifeste – contradiction entre développement socio-économique d'une part, et protection environnementale d'autre part. Sous l'égide de Gro Harlem Brundtland, alors Première Ministre norvégienne, la commission définit le développement durable comme la rencontre heureuse de trois sphères distinctes mais interdépendantes, que sont l'économie, la société et l'environnement.


Sans grande surprise, l'absence d'une définition exacte du concept très général de durabilité a donné naissance à pléthore d'interprétations. L'on distingue traditionnellement (et très schématiquement) deux versionsde la durabilité, l'une dite forte, et l'autre, faible, chacune s'inscrivant dans un cadre idéologique bien défini. Tandis que la première émane des théories de l'économie classique, la seconde répond quant à elle au paradigme de l'économie écologique. Leur conception de la nature est elle aussi diamétralement opposée puisque la première souscrit à une vision anthropocentrée, attribuant une valeur instrumentale à la nature que l'humanité domine et qui lui est pour ainsi dire extérieure, tandis que la seconde se veut écocentrée, défendant la valeur intrinsèque du monde naturel et la place de l'humain en son sein. Tandis que les partisans de la durabilité faible considèrent la nature comme un domaine de l'économie, lui associant un vocabulaire marchand et parlant de l'environnement comme un bien, les adeptes du courant opposé soulignent la relation intime et spirituelle de l'humanité à l'environnement.


De ces positionnements idéologiques opposés découlent des recommandations extrêmement différentes quant à ce que constitue une bonne gestion des ressources naturelles. Les tenants de la durabilité faible défendent ainsi une distribution basée sur les mécanismes du marché et la loi de l'offre et de la demande, seuls garants à leurs yeux d'une répartition optimale des ressources. Dans cette perspective, et nous touchons là à la différence majeure entre les deux écoles, le capital naturel - l'environnement, dans une logique économique - peut être substitué par d'autres formes de capital, en l'occurrence du capital artificiel (manufacturé) ou humain (institutionnel). L'épuisement d'une ressource, qu'elle soit non-renouvelable, ou que son taux de prélèvement dépasse sa capacité à se régénérer, est justifié pour autant que celui-ci permette à une société d'accroître sa capacité à produire (pensons au charbon pendant la révolution industrielle) ou de se doter d'institutions considérées comme synonymes du progrès social. La question de la finitude de la biosphère ou des limites écologiques disparaît, puisque le capital naturel, libéré des contraintes de conservation et de protection, se voit simplement converti. À l'inverse, la durabilité forte s'oppose à l'idée de la substituabilité complète des capitaux, arguant que la perte d'un type de capital, typiquement du capital naturel, ne saurait se justifier par un accroissement du capital artificiel. Les partisans de ce courant postulent en effet l'existence d'un capital naturel critiquedont la valeur est inestimable et la perte irrémédiable. De leur point de vue, certains éléments naturels, comme un récif corallien, un glacier ou une mangrove, font partie d'un patrimoine environnemental inaliénable, non réductible à une quelconque valeur marchande. Une mise en application du principe de durabilité forte doit par conséquent mettre en œuvre une substituabilité limitée, c'est-à-dire permettant la diminution du stock de capital naturel pour les ressources dont la valeur «sociale» est considérée comme moindre (le pétrole face à une forêt primaire) et faisant l'objet d'une concertation politique (et non pas seulement de la logique «brute» et abstraite du marché).


Si le terme de durabilité est polysémique, la non-durabilité ne se prête pas davantage à une définition univoque. Nous écrivions plus haut que la non-durabilité est un phénomène aux symptômes multiples. Or il est important de noter que ces derniers ne se manifestent pas partout de la même façon ni avec la même intensité. Bien qu'il soit très difficile d'évaluer précisément la portée des diverses perturbations environnementales tant dans l'espace que dans le temps, il demeure certain que celles-ci n'impactent pas les populations de manière égale, loin s'en faut. L'usage des termes comme perturbation ou dysfonctionnement, et non «problèmes» environnementaux, illustre par ailleurs la nature dynamique, ou non-linéaire, et donc non prédictible, de ces changements, compliquant les réponses à apporter du fait de la distribution apparemment aléatoire des effets. Si les conséquences délétères du mode de vivre des pays industrialisés affectent davantage les états les plus pauvres, les inégalités environnementales s'expriment également dans le fait qu'en consommant l'équivalent de quatre, voire cinq planètes, les états industrialisés contribuent aux nombreux dérèglements environnementaux, compromettant l'accès aux ressources et à un environnement sain des générations futures, et faisant porter un lourd tribut aux populations de la moitié sud. Nous touchons là au cœur du problème de la non-durabilité, à savoir que le mode d'organisation socio-économique occidental repose sur une dette écologique envers les pays dits en voie de développement, que l'on qualifie d'horizontale, et les générations futures, pour qui l'on parle de dette verticale. Le crédit horizontal symbolise le fait que la consommation excessive des pays développés est rendue possible par la consommation bien moindre de l'hémisphère sud. Le crédit vertical, quant à lui, fait référence à la ponction des générations actuelles sur la part théorique revenant aux générations futures, au sens où la consommation actuelle des ressources est telle qu'elle ne permet pas leur maintien à un niveau stable, entrainant une situation d'appauvrissement, voire d'extinction empêchant les générations à venir d'en bénéficier pour répondre à leur tour à leurs besoins. C'est ce système de crédit environnemental qui permet aux économies dites avancées de consommer plus que ne leur permettrait une juste répartition des ressources.

Je terminerai ce point en présentant quelques chiffres concernant la non-durabilité à l'échelle mondiale. Pour quantifier celle-ci, j'utilise les notions d'empreinte écologique et de biocapacité développées dans les années 90 par deux chercheurs de l'Université de la British Columbia, qui cherchaient alors une façon de mesurer la durabilité. À l'échelle planétaire, la première fait référence à la demande en matières premières de tous les états, alors que la seconde représente l'ensemble des ressources disponibles sur la planète. À ce jour, et sachant que nombre de pays n'ont pas atteint un niveau de développement comparable à celui des nations les plus riches, l'empreinte écologique mondiale excède d'une fois et demi (1.7 fois très exactement) la biocapacité de la Terre. Si le modèle de développement des États-Unis, considéré comme référence par les institutions internationales, était adopté par tous et répliqué à l'échelle mondiale, il ne faudrait pas moins de cinq planètes, tant pour répondre à la demande en matières premières que pour absorber le coût des externalités, soit la pollution générée par l'extraction et la consommation de ces ressources. Notons enfin que le premier seuil de dépassement de la capacité de la Terre à reproduire les ressources consommées en une année a été franchi à l'aube des années 70, et les experts prédisent que le seuil de deux planètes sera atteint avant 2050.


Le modèle d'organisation socio-économique d'une société est non durable dans la mesure où il épuise les écosystèmes qu'il sollicite afin de garantir la continuité de son mode de vivre. À l'inverse, et pour autant qu'il souscrive à une vision de justice environnementale, un modèle durable doit répondre d'une utilisation des ressources respectueuse des limites de la biosphère. Si les efforts pour rendre compte du phénomène de la non-durabilité de façon quantifiable sont louables, au sens où ils permettent de poser le problème en termes concrets, le recours à une méthodologie fortement inspirée par la pensée économique, elle-même à l'origine de nombreux maux écologiques, s'avère problématique. En effet, le risque est grand de minimiser le problème de la non-durabilité en le réduisant à une série de nombres abstraits pouvant aisément basculer d'un côté ou de l'autre de l'équation, alors que les travaux en écologie insistent au contraire sur le caractère holistique de la nature, qui ne peut se réduire à la somme de ses parties. En fin de compte, la non-durabilité caractérise une situation, un état de crise, plus sévère que ne le laisse transparaître ce concept construit sur un simple antonyme. Par ailleurs, le monde anglophone parle d'unsustainability, et non de non sustainability, illustrant à mon sens l'idée que la non-durabilité n'est pas seulement l'absence de durabilité, comme s'il n'y avait «plus qu'à» l'inclure dans un système autrement fonctionnel, mais un trait fondateur de la culture occidentale. Ainsi, malgré le fait que les manifestations physiques de la non-durabilité permettent une première appréhension du phénomène, rendant palpable une maladie somme toute assez insidieuse, la non-durabilité reste très difficile à cerner, et en fin de compte, à défaire, de par sa nature invisible ou, plus exactement, d'autant plus dissimulée du fait de son incorporation au système.


Afin de rendre compte des origines idéologiques de la non-durabilité aux États-Unis depuis les années 1970, je travaille à la constitution d'un corpus hybride et décloisonné sur le plan disciplinaire, mêlant débats au Congrès, discours d'hommes et de femmes politiques, publications de «think tanks» et articles de presse. Ma recherche s'attèle ainsi à repérer toute forme du discours institutionnel ayant eu une influence sur la politique environnementale du gouvernement américain, le but étant d'offrir une cartographie aussi exhaustive que possible des racines culturelles de la non-durabilité.



Audrey Loetscher, automne 2018




[1] Ce concept, qui englobe les notions de disponibilité infinie et de gaspillage, ne se rencontre pas (encore) dans les dictionnaires de français, mais il a l'avantage de rendre compte du caractère éminemment et essentiellement temporaire des objets dont nous faisons l'acquisition (et peut-être aussi des relations dans lesquels nous entrons).



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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2018 à 10h44.