Atelier

II – Mettre le feu à la Bibliothèque

Premier contrepoint possible au fatal accroissement de la bibliothèque, notre deuxième scénographie est aussi radicale que spectaculaire. Attribuant la «cendre» à la latinité, Baudelaire dessine en filigrane ce geste inouï de l'incendiaire Néron qui outre le phantasme de la Bibliothèque jusqu'à sa plus extrême destruction: celle qu'elle alimente de ses propres bûches de papiers…


1. Consumer la bibliothèque

Imminent incendie


On se souvient peut-être de «la grande et gracieuse enquête que firent le curé et le barbier dans la Bibliothèque de notre ingénieux hidalgo», au tout début du Quichotte où l'on découvre les deux comparses introduits en secret dans la forge de ses vains songes[i]… Noir dessein que le leur: ils dissertent abondamment et entrent dans d'âpres négociations quant aux livres qu'il convient de «mettre au supplice du feu». Presque toute la littérature d'alors a voix au chapitre et la nièce effrayée délivre une parole fort à propos lorsqu'elle propose de dresser une nouvelle tour de Babel inflammable afin de réduire en poudre les «livres auteurs du dommage» : «Il vaut mieux les jeter par la fenêtre dans la cour, en faire une pile et y mettre le feu». Même imminence du grand incendie dans la fiction de Canetti, dans un dispositif inversé au Quichotte, puisque cette fois c'est la bonne illettrée qui se fait la farouche gardienne du temple, questionnée par son tyrannique inquisiteur:

– Je pars demain en voyage. (…) Pour quelque mois.
– Alors je pourrai épousseter à fond pour une fois. Est-ce qu'une heure, c'est suffisant, par hasard?
– Que feriez-vous si un incendie éclatait?»
Elle eut peur et laissa tomber les papiers. Elle garda le livre à la main.
«Seigneur! Je sauverais les livres!»[ii]

Succédant au rêve boursouflé et prophétique de Peter Kien qui nous apprend «le secret» de l'Auto-da-fé à venir (selon le titre de ce chapitre), cette scène où Thérèse est mise à l'épreuve pose un premier nœud dramatique: la sûreté de sa main autorisera son service dans la bibliothèque, et donc son intrusion qui se manifestera par un désherbage obéissant à des fins économiques du meublé. Elevant ce rêve au rang de vision – «le devenir du monde» pris de folie, Tiphaine Samoyault souligne dans Excès du Roman l'amalgame opéré entre sacrifice humain et auto-da-fé livresque, qui était déjà à l'œuvre dans le Quichotte (les livres sont «des condamnés» dans la bouche du curé), ainsi que la dimension spectaculaire du feu, qui articule l'onirisme de la littérature à la brutalité de l'histoire.

Si Valéry réitère cette scénographie dans «Mon Faust» écrit aux abords de la seconde guerre mondiale, il ouvre cependant une nouvelle voie. Dans l'acte de la Bibliothèque, quand le Disciple dépité déplore l'illisibilité de la somme («Immense est ce charnier spirituel… tous ces livres à vaincre… tous ces morts à tuer…»), Méphistophélès lui propose d'en prendre acte, c'est-à-dire de relever le défi de la réécriture. Accentuant l'«oraison funèbre» en une longue dissertation sur la ruine des chefs d'œuvre – «Bah… Ce sont des vaincus, tous ces vêtus de veau. Ils nourrissent le vers. Ils attendent le feu. », Méphistophélès saisit l'occasion offerte par le disciple qui (re)découvre les premiers vers du Faust goethéen:

Le disciple:
Faust a déclamé des mots fameux que tout le monde sait par cœur? (Il déclame)
J'ai donc, Hélas, Philosophie,
Médecine, Jurisprudence,
Et par malheur, Théologie,
Approfondies, avec ardent effort?...

Méphistophélès:
Mais il ne tient qu'à vous que ce soit ici-même.

Le disciple:
Vous connaissez la suite?

Méphistophélès:
La suite?... Ha ha… Mais la suite… Ce pourrait bien être … vous et moi? …[iii]

Désherbage, fragmentation, brûlis: la mise en jachères littéraires


Brûlot d'où naissent les palimpsestes, le feu littéraire qui s'empare de ces bibliothèques du savoir total procède de façon analogue au nécessaire désherbage de la bibliothèque comme meuble: l'aberration borgésienne de la Bibliothèque réside ainsi dans ce qu'elle est à la fois «totale» et amenuisée par les « Purificateurs», d'où le pullulement de «fac-similés presque parfaits» comme contradiction de leur «fureur hygiénique, ascétique». Exhibé au chapitre VI du Quichotte, ce désherbage mène parfois jusqu'au dénuement le plus complet du livre, pris en charge par le curé: «Puisque nous commençons par la Diane de Montemayor, je suis d'avis qu'on ne la brûle point, mais qu'on en ôte tout ce qui traite de la sage Felicia et de l'Onde enchantée, et presque tous les grands vers». Le glissement de la métaphore incendiaire à celle germinale se réalise d'ailleurs quelques lignes plus loin, dans un chiasme amusant fondé sur la synonymie chère aux anthologistes des morceaux choisis: trésor (thesaurus) et fleur (anthos). Ainsi le Berger de Philida sera le trésor de la littérature à «garder comme une relique» selon l'injonction du curé, tandis que le Trésor des poésies variées devra être «sarclé, échardonné et débarrassé de quelques bassesses qui nuisent à ses grandeurs» comme une fleur de mauvaise nature. Le principe donné par l'étymologie du verbe lire devient le «feu» de l'écriture: Legere c'est, dans l'ordre, «cueillir, choisir, puis lire à voix haute» (Gaffiot), c'est-à-dire convertir en une nouvelle lecture ce qui a été coupé, trié.



2. (Ré)écrire à la lumière des flammes…

Semences de nouveaux florilèges


Métaphore du «devenir-album de la littérature» montré par Barthes, cette politique du brûlis montre la fragmentation des grandes œuvres en leur(s) citation(s) substantielle(s), à l'instar de ce qui se produit autour de la Divine Comédie, comme contenue dans la citation de la Porte de Cité Dolente, «ô vous qui entrez ici…»:

Ce qui reste du Livre, c'est la citation (au sens très général): le fragment, le relief qui est transporté ailleurs. La Divine Comédie, c'est: «Ô vous qui entrez ici, laissez toute espérance», etc. – La ruine, en effet, n'est pas du côté de la Mort: elle est vivante comme Ruine, consommée comme telle, esthétiquement germinative.---> Nous passons notre temps (par l'activité de la mémoire, voir Valéry) à créer des ruines, et à nous en alimenter; à alimenter notre imagination, notre pensée. Ce qui vit en nous du Livre, c'est l'Album: l'Album est le germen; le Livre, si grandiose soit-il n'est que le Soma [en gr.= corps].[iv]

Or ce morcellement des chefs d'œuvres fait de la bibliothèque européenne un (petit) album fort composite, mais aussi très aisément maîtrisable. Configurant la Bibliothèque exhaustive en un florilège choisi, l'écrivain, allant au bout de la poétique germinatoire, sème alors ces «fleurs» littéraires dans un nouveau terreau. Valéry s'en amuse d'ailleurs: par l'adjectif possessif et les guillemets dans «Mon Faust», par cette remarque du Discipleface à la Bibliothèque, véritable pastiche du vertige pascalien : «La tête me tourne devant l'amas de tous ces excréments de l'esprit»[v]. Le ressassement diagnostiqué par La Bruyère dans son célèbre «Tout est dit…» a ainsi été contrebalancé par l'affirmation du «Je le dis comme mien», qui inscrit le jeu des plagiats dans la trajectoire des palimpsestes. On accepte de perdre ici un certain rapport à l'érudition et à l'auctoritas: la valeur d'exempla et le sérieux qu'on leur prêtait sont dévalués au profit du pastiche et de l'ironie.

Lecteurs et auteurs confondus, nous sommes passés là d'un modèle alchimique de la Bibliothèque, défini par l'épreuve du feu récurrente dans les Faust du XXème siècle, au modèle germinatoire, végétal et rhizomatique de la Bibliothèque terreau, semis et friche tout ensemble, que les premiers Romantiques allemands essaiment dans la continuation de Goethe (Faust I et II, Essai sur la métamorphose des plantes) et de leurs affinités encyclopédiques avec les sciences naturelles. Miroitée dans cet entre-deux où la bibliothèque faustienne se tient comme lieu-seuil, entre l'idéal d'une somme des savoirs (cabinet d'étude, Acte I, scène 1 du Faust I et II) et l'expérience mélancolique, continue de sa fragmentation nécessaire, c'est bel et bien une Bibliothèque-Phénix, qui apparaît dans sa régénération cyclique. Elle brûle et renaît de ses cendres, produisant de nouvelles fleurs de pensées, selon une mémoire bibliothécale qui procède par palingénésie[vi]. Un peu à l'instar du Grand Œuvre alchimique, il y aura eu, en quelque sorte, purification par le feu, suivie de la putréfaction dans le terreau (d'où la production des excréments de l'esprit dont le Diable s'amuse à féconder Faust).


Nani et gigantes! ou de l'imitatio intertextuelle


Faisant de l'illimitation de la bibliothèque l'une de ses préoccupations premières[vii], la littérature contemporaine est amenée à poser sous un jour inédit la question de la Renaissance: la théorie de l'Imitation et de l'Innutrition s'actualise par le concept d'intertextualité. Il est en effet significatif que ce soit Goethe, penseur de la Weltliteratur, celui-là même qui fournit la figure d'un Faust Phénix renaissant de ses cendres goethéennes. Le dispositif du Faust I doublé du Faust II fut ainsi matière à variations pour Pessoa, Boulgakov et Valéry: ils inventeront chacun un Faust III, figure inédite du Faust palimpseste (doté de sa mémoire littéraire) qui reparaît sur la scène et expose les enjeux d'une littérature neuve. Vaste tabula rasa profane des chefs d'œuvres passés, leurs Faust cherchent à donner la formule de la Bibliothèque européenne par excellence.

Il est dit de la Bible traduite par Lefèvre d'Etaples qu'elle fut rédigée sous la menace des auto-da-fés, et plus encore «à la clarté des bûchers». Tel sera l'ultime renversement entre nos deux scénographies: le feu, incendiaire de la Babel sombre, se convertit en l'incandescence qui illumine l'œuvre à faire, laquelle sera une nouvelle pierre à l'Edifice… De façon exemplaire, Umberto Eco met en place un semblable dispositif dans le «dernier feuillet» du Nom de la Rose, sous la plume du narrateur, seul témoin survivant de l'Incandescente Abbaye:

En fouillant parmi les ruines, je trouvais de temps à autre des fragments de parchemin, envolés du scriptorium et de la bibliothèque, sauvés ainsi que des trésors ensevelis dans la terre; et je commençai à les recueillir, comme si je devais recomposer les feuillets d'un livre […]. Ce fut une maigre moisson que la mienne, mais je passai une journée entière à glaner, comme si de ces disjecta membra de la bibliothèque devait me parvenir un message […]. Des larves de livres, apparemment saines à l'extérieur, mais dévorées à l'intérieur: pourtant quelquefois un demi feuillet s'était sauvé, un incipit transparaissait, un titre […]. A la fin de ma patiente recomposition se profila dans mon esprit comme une bibliothèque mineure, signe de la majeure disparue, une bibliothèque composée de morceaux, citations, périodes incomplètes, moignons de livres.

Plus je relis cette liste, plus je me convaincs qu'elle est l'effet du hasard et ne contient aucun message. Mais ces pages incomplètes m'ont accompagné pendant toute la vie qui depuis lors m'est restée à vivre, je les ai souvent consultées comme un oracle, et j'ai presque l'impression que tout ce que j'ai écrit sur ces feuillets, que tu vas lire à présent, lecteur inconnu, n'est rien d'autre qu'un centon, un poème figuré, un immense acrostiche qui en dit et ne répète rien d'autre que ce que ces fragments m'ont suggéré, et je ne sais plus si c'est moi qui ai parlé d'eux jusqu'à présent ou si ce sont eux qui ont parlé par ma bouche.[viii]

Notant le changement d'échelle opéré au cours du roman, Umberto Eco reconduit jusqu'à la question de la lisibilité et du déchiffrement des palimpsestes-centons. Non paradoxe, mais hybridité entre la grande Babel et l'Alexandrie réduite en poudre, voilà le moteur qui permet d'articuler cette double scénographie, ce dont témoignait déjà l'ambivalence du titre choisi par Canetti : Die Blendung, «au double sens d'aveuglement et d'éblouissement».


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[i] Cervantès, L'Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Mancha, trad. L. Viardot, Garnier Flammarion, 1969. Les citations suivantes sont extraites du chapitre VI, p. 79-84.

[ii] R. Musil, op. cit., p. 56-57.

[iii] P. Valéry, op.cit., p. 364-370.

[iv] R. Barthes, La Préparation du roman, Imec/Seuil, «Traces écrites», 2003, p. 255-258.

[v] P. Valéry, op. cit., p. 368.

[vi] Opération alchimique de régénération par des cendres d'une plante ou d'une fleur, végétal qui renaîtrait à la vie après sa combustion – le Phénix en est un autre symbole.

[vii] Elle va de pair avec l'extrême spécialisation des sciences qui rendrait impossible la synthèse de tous les savoirs, et avec l'archivage impossible de toutes les traces humaines entravant la judicieuse remémoration de l'histoire.

[viii] U. Eco, op. cit., p. 534.



Anne Bourse et Julia Peslier

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2007 à 12h33.