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1.2.0. MARX : le paradoxe de l'œuvre ou l'enfance de l'art

Pp. 265-266 in Introduction générale à la critique de l'économie politique (1857), cité pp. 235-266 in Karl MARX (Maximilien RUBEL, éd. et trad.), I. Economie, Paris: NRF (Pléiade), 1963.

Dans cette esquisse composée dix ans avant que ne paraisse le premier volume du Capital, Marx s'interroge sur la difficulté de faire entrer les productions artistiques dans son analyse de la production en général. Ce manuscrit, dont Engels même ignorait l'existence, n'a été publié que vingt ans après la mort de Marx.

En ce qui concerne l'art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec l'évolution générale de la société, ni donc avec le développement de la base matérielle, qui est comme l'ossature de son organisation. Par exemple les Grecs comparés aux modernes, ou encore Shakespeare. Pour certaines formes de l'art, l'épopée par exemple, on va jusqu'à reconnaître qu'elles ne peuvent jamais être produites dans la forme classique où elles font époque, dès que la production de l'art fait son apparition en tant que telle ; on admet par là, que dans la propre sphère de l'art, telles de ses créations insignes ne sont possibles qu'à un stade peu développé de l'évolution de l'art. Si cela est vrai du rapport des divers genres d'art à l'intérieur du domaine de l'art lui-même, on s'étonnera déjà moins que cela soit également vrai du rapport de la sphère artistique dans son ensemble à l'évolution générale de la société. La seule difficulté, c'est de formuler une conception générale de ces contradictions. Dès qu'elles sont spécifiées, elles sont par là-même expliquées.

Prenons, par exemple, l'art grec, puis l'art de Shakespeare dans leur rapport à notre temps. Il est bien connu que la mythologie grecque fut non seulement l'arsenal de l'art grec, mais aussi sa terre nourricière. L'idée de la nature et des rapports sociaux qui alimente l'imagination grecque, et donc la (mythologie) grecque, est-elle compatible avec les métiers à filer automatiques, les locomotives et le télégraphe électrique ? Qu'est-ce que Vulcain auprès de Roberts & C°, Jupiter auprès du paratonnerre, et Hermès à côté du Crédit mobilier ? Toute mythologie dompte, domine, façonne les forces de la nature, dans l'imagination, et par l'imagination; elle disparaît donc, au moment où ces forces sont dominées réellement. Qu'advient-il de Fama, en regard de <i>Printing-House square (=siège du Times à Londres) ? L'art grec suppose la mythologie grecque, c'est-à-dire la nature et les formes sociales, déjà élaborées au travers de l'imagination populaire d'une manière inconsciemment artistique. Ce sont là ses matériaux. Non pas une mythologie quelconque, c'est-à-dire une façon quelconque de transformer inconsciemment la nature en art (ici le mot nature désigne tout ce qui est objectif, y compris la société). La mythologie égyptienne n'eût jamais pu être le sol, le sein maternel qui eût produit l'art grec. En tout cas, une mythologie. Et en aucun cas, une société qui se développe en excluant tout rapport mythologique avec la nature, tout rapport s'exprimant par mythes; et qui suppose donc chez l'artiste une imagination indépendante de la mythologie.

D'autre part: Achille est-il possible à l'âge de la poudre et du plomb ? Ou l'Iliade, en général avec l'imprimerie, avec la machine à imprimer ? Les chants, les légendes, les Muses, ne disparaissent-elles pas nécessairement devant le barreau de l'imprimeur ? et les conditions nécessaires pour la poésie épique ne s'évanouissent-elles pas ? Mais la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible. Un homme ne peut redevenir enfant, sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas lui-même s'efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Est-ce que, dans la nature enfantine, ne revit pas le caractère de chaque époque, dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au plus beau de son épanouissement, n'exercerait-elle pas l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ? Il est des enfants mal élevés, et des enfants grandis trop vite. Beaucoup de peuples de l'Antiquité appartiennent à ces catégories. Des enfants normaux, voilà ce que furent les Grecs. Le charme que nous trouvons à leurs oeuvres d'art n'est pas contrarié par le peu d'avancement de la société où elles ont fleuri. Il en est plutôt le résultat ; il est inséparable de la pensée que l'état d'immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, ne reviendra jamais.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Avril 2006 à 12h20.