Atelier


Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.

Séance du 04 juin 2007.

Bérenger Boulay: L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée (exemplier commenté).


(6) Loi, structure et longue durée.

Dans sa critique des notions d'anachronisme et d'appartenance (voir la page analogie et anachronie de ce dossier), Jacques Rancière suggère que le «temps long» de l'école des Annales est un temps «éternisé»:

«Ce double privilège, du temps long sur le temps court et de la profondeur du social sur la superficialité des événements, est d'abord le privilège d'un certain type de temps: un temps qui agit comme l'efficace de sa propre vérité, l'efficace de l'éternité qui serait dissimulée en lui.[i]»

Selon Rancière, si Lucien Febvre condamne l'anachronisme, c'est parce qu'il serait un «péché contre la présence de l'éternité dans le temps», ou encore contre le «principe de co-présence et de co-appartenance des phénomènes[ii]». Le temps long des cycles et des structures, l'étude de la permanence serait une des manières pour l'histoire de se constituer en science en pensant le temps comme un tout et non comme une simple succession.

La réflexion de Rancière est ici explicitement nourrie par le [chapitre IX de la Poétique][iii] où Aristote affirme la supériorité de la poésie sur l'histoire[iv]:

«La poésie est, dit Aristote, plus philosophique que l'histoire. En effet l'histoire est le domaine du kath'heskaton, du “ un par un ”, qui nous informe qu'il y a eu cette chose et puis ensuite cette autre. La poésie, elle, est le domaine du général, du katholon qui met les actions en une seule totalité articulée. Et il y a deux manières de le constituer, soit selon la nécessité, soit selon la vraisemblance. Il y a une supériorité théorique de la poésie, qui institue une connexion vraisemblable entre des événements fictifs, sur l'histoire qui dit exactement qu'il y a eu tel événement vérifié, puis tel autre et encore tel autre.[v]»

Lorsque Marc Bloch définit l'histoire comme «science des hommes dans le temps[vi]», il voudrait en fait dire, selon Rancière, science des hommes dans leur temps, dans l'époque à laquelle ils appartiennent et ressemblent:

«Pour que l'histoire soit science, c'est-à-dire pour que quelque chose de l'éternité lui advienne, il faut que son temps ressemble à l'éternité, autant qu'il est possible. Et comment un temps ressemble-t-il à l'éternité? En ce qu'il est un pur présent. Pour que le temps soit racheté, il faut qu'il soit un pur présent, un principe de co-présence des sujets historiques. Il faut que les sujets historiques ressemblent à leur temps [principe de co-présence] et non à leurs parents [principe de succession], des êtres définis non par l'aléa des successions, charnelles et intellectuelles, mais par la contemporanéité avec leur “temps”[vii]».

Si Rancière, dans son dialogue avec Lucien Febvre, vise surtout la notion d'«anachronisme» et celles d'«époque» et d'«appartenance», il met aussi en cause le «temps long des cycles et des structures[viii]», qui, en mettant l'accent sur les permanences (voir dans ce dossier la page répétition, lenteur, permanence et les ressemblances (voir les pages histoire et analogie et analogie et anachronie, introduit dans une certaine mesure du hors-temps dans le temps. (Voir l'histoire au risque du hors-temps: introduction)

Braudel ne cantonne d'ailleurs pas l'étude des ressemblances et des permanences dans la seule «longue durée» et ne s'interdit pas de produire des énoncés gnomiques, valables pour tous les lieux et tous les temps. Ainsi, lorsqu'il est question, dans Destins collectifs et mouvements d'ensemble, du «fonctionnariat» au XVIe siècle:

(II,385) «Alors apparaissent, en rangs serrés, les personnages que nous appellerons, par commodité, non pas excès de modernisme: les “fonctionnaires”. C'est un fait qu'ils occupent les avenues de l'histoire politique. Avec eux s'opère une révolution politique qui se double d'une révolution sociale.

Appelé au pouvoir, le fonctionnaire ne tarde pas à s'adjuger une partie de l'autorité publique. Il est partout, au moins au XVIe siècle, d'origine modeste.»

La première phrase du second paragraphe, avec un verbe au présent gnomique et un SN sujet déterminé par le défini singulier à portée universelle, énonce bien une loi, relative à un «type»: le fonctionnaire. On pourrait considérer que la portée de la loi est restreinte à la période étudiée (les fonctionnaires, au XVIe, ont tendance à s'adjuger l'autorité publique), mais une telle restriction n'est formulée que dans la phrase suivante où l'incise temporelle et restrictive, «au moins au XVIe siècle», ne porte justement que sur le contenu propositionnel de cette dernière phrase.

Voici quelques autres exemples d'énoncés gnomiques.

Dans La Méditerranée, I. L'Espace et l'Histoire:

(86) «…une grande civilisation ne peut pas vivre sans une large circulation.»

Dans La part du milieu:

(I,173) «…les peuples marins, en Méditerranée comme ailleurs, sont vagabonds, prompts aux migrations et aux déménagements. Vérité de tous les temps et de tous les lieux».

La loi n'est pas toujours explicitement formulée, mais peut être simplement impliquée par la récurrence d'un même rapport de cause à effet («mêmes causes, mêmes effets»).

La part du milieu:

(I,108): «… sous nos yeux, en Afrique du Nord comme en Turquie ou en Iran, n'est-ce pas la montée démographique et l'essor de l'agriculture qui brisent l'ancienne pratique pastorale? Ce qui s'est passé aujourd'hui s'est passé hier.»

Dans L'Espace et l'Histoire, la crise du bois est l'une des causes du déclin de la Méditerranée islamique au XIe siècle:

(76) «Celle-ci dominait la mer entière; quand le bois lui fit défaut, du coup la mer lui échappa. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la Méditerranée chrétienne du Ponant, quelques siècles plus tard, allait perdre à son tour sa maîtrise sur la mer Intérieure, où Anglais et Hollandais commençaient dès lors à faire la loi.»

Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,435)«Le dossier de loin le plus étonnant concerne l'Empire turc. Alors que sur l'Islam nous ne savons directement rien, nous apercevons la situation sociale passablement en Anatolie, assez bien dans les Balkans. Etcette réalité, contrairement à ce que l'on a souvent répété, n'est pas à l'opposé du destin de l'Occident. Des ressemblances et analogies sautent aux yeux. Mêmes causes, mêmes effets peut-on dire, dans la mesure où un ordre social après tout ne présente pas, quant à ses structures, des milliers de solutions possibles, et qu'il s'agit de sociétés toutes franchement terriennes, d'États encore élémentaires malgré leur éclat, et au moins par cet inachèvement, assez pareils les uns aux autres.»

Avec ce dernier exemple, le grand mot est lâché: «structure». Braudel, à la fin de la «grande Méditerranée», s'affirme d'ailleurs structuraliste:

(III,429) «Je suis “structuraliste” de tempérament, peu sollicité par l'événement, et à demi seulement par la conjoncture, ce groupement d'événements de même signe.»

Dans les Écrits sur l'histoire, en tout cas dans l'article sur la longue durée, le nom le plus fréquemment cité est certainement celui de Lévi-Strauss, qualifié d'excellent guide (69), dont la démarche

(56) «dépasse purement et simplement le temps en imaginant au terme d'une “science de la communication” une formulation mathématique de structures quasi intemporelles. Cette dernière démarche, la plus neuve de toutes, est évidemment la seule qui puisse nous intéresser profondément.»

Pourtant la suite de l'extrait où était apparu le mot «structures» (Destins collectifs et mouvements d'ensemble, p435)montre que le tempérament «structuraliste»entre en conflit avec le tempérament historien:

(II,435)«Les études des quinze dernières années, si elles n'ont pas tout éclairci, permettent de dégager des ensembles, et déjà des “modèles” valables, l'essentiel étant de distinguer soigneusement selon les époques. Trop d'historiens, à propos de la Turquie, confondent, en effet, des paysages déroulés sur des siècles de durée; or si les sociétés marchent rarement à pas de géant, elles se transforment à la longue sur d'aussi vastes distances. C'est de trois, voire de quatre noblesses turques qu'il faut parler.»

«Car enfin si les mêmes causes et les mêmes effets sont visibles partout, les conjonctures générales ont leur responsabilité, elles d'abord, et elles sont partout à l'œuvre.»

C'est que, nous explique Braudel, le structuralisme d'un historien n'est pas exactement le même que celui d'un anthropologue.

«La longue durée»(1958), Écrits sur l'histoire:

(50)«Par structure, les observateurs du social entendent une organisation, une cohérence, des rapports assez fixes entre réalités et masses sociales. Pour nous, historiens, une structure est sans doute un assemblage, une architecture, mais plus encore une réalité que le temps use mal et véhicule très longuement. Certaines structures, à vivre longtemps, deviennent des éléments stables d'une infinité de générations.»

Les événements, la politique et les hommes, fin du dernier paragraphe de la conclusion générale (datée de 1965):

(III,429-430) « le “structuralisme” d'un historien n'a rien à voir avec la problématique qui tourmente, sous le même nom, les autres sciences de l'homme. Il ne le dirige pas vers l'abstraction mathématique de rapports qui s'expriment en fonctions. Mais vers les sources de la vie, dans ce qu'elle a de plus concret, de plus quotidien, de plus indestructible, de plus anonymement humain.»

Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,7) Les «structures sociales» sont des «mécanismes lents à s'user».

La «longue durée» est bien la réponse historienne au défi anthropologique. Dans l'article intitulé «La longue durée», Braudel ramène d'ailleurs l'anthropologie de Levi-Strauss «dans le temps» - du moins le temps compris comme permanence, que Rancière qualifie cependant de temps «éternisé» - en l'annexant au champ de la longue durée:

(73) «la prohibition de l'inceste est une réalité de longue durée», «un phénomène d'une extrême lenteur, comme intemporel».

Le «hors-temps», pour l'historien des structures, c'est la longue durée. «Temps éternisé», si l'on veut, mais les historiens se défendent toujours de ne pas donner le dernier mot au «perpétuel changement[ix]».

«La longue durée» (1958), Écrits sur l'histoire:

(76) «Pour l'historien tout commence et tout finit par le temps»

Entre ce début et cette fin, des échappées hors du temps sont non seulement possibles, mais souhaitables:

(54) «Il est licite de se déprendre du temps exigeant de l'histoire, en sortir, puis y revenir, mais avec d'autres yeux, chargés d'autres inquiétudes, d'autres questions.»

C'est d'ailleurs parce que le temps de l'histoire est toujours à la fois permanence et mutation – même lorsque l'accent est franchement mis sur la permanence - que Paul Ricœur a pu affirmé la nécessaire narrativité de l'histoire:

«La vérité, c'est que l'événement est ce qui distingue le concept de structure de l'historien de celui du sociologue ou de l'économiste. Pour lui, l'événement ne cesse d'investir du dedans les structures. Et cela de deux façons: d'une part, toutes les structures ne changent pas au même rythme. C'est lorsque les “vitesses différentes de la vie” ne coïncident plus que leur discordance fait événement.»

«D'autre part, à la différence du sociologue, l'historien traitant des structures est attentif à leurs points de rupture, à leur brusque ou lente détérioration, bref à la perspective de leur extinction. À cet égard, Braudel n'est pas moins hanté que l'historien traditionnel par la caducité des empires. En ce sens, La Méditerranée…, c'est la lente avancée, la marche retardée de l'événement majeur: le retrait de la méditerranée de la grande histoire. C'est à nouveau la fragilité des œuvres humaines qui passe au premier plan et avec elle la dimension dramatique dont la longue durée était censée délivrer l'histoire.[x]»

Ricœur va peut-être ici trop loin en campant un Braudel «hanté (…) par la caducité des empires» et mettant au premier plan la «fragilité des œuvres humaines».

Destins collectifs et mouvements d'ensemble, à propos des civilisations:

(II,506) «Comment conclure? (…) en nous interdisant de répéter, après tant d'autres et à tout propos que les “civilisations sont mortelles”. Elles le sont dans leurs fleurs, dans leurs créations momentanées, les plus compliquées, dans leurs victoires économiques, dans leurs épreuves sociales, à court terme. Mais les soubassements demeurent. Ils ne sont point indestructibles; du moins sont-ils mille fois plus solides qu'on le croit.»

Aussi convient-il de nuancer certains aspects de la lecture de Braudel par Ricœur: le temps très long des espaces et des civilisations reste bien, ici, un temps mortel (les soubassements des civilisations ne sont pas indestructibles), mais Braudel ne porte que peu d'attention, dans la «grande Méditerranée», aux discontinuités et aux ruptures. Celles-ci ont bien le dernier mot, «le naufrage est toujours le moment le plus significatif» (voir la page de l'anachronie à l'achronie), et c'est pourquoi le discours historien demeure narratif; mais il est tout de même discutable de placer l'historiographie braudélienne sous le signe de la «fragilité des œuvres humaines». Le temps très long des permanences garde bien, aux yeux de Braudel, une «valeur exceptionnelle» (voir la page espace et longue durée).

Dans la «petite Méditerranée», I. L'Espace et l'Histoire, les civilisations échappent même complètement à la «fragilité des œuvres humaines»:

(161) «… une civilisation est une continuité qui, lorsqu'elle change, même aussi profondément que peut l'impliquer une nouvelle religion, s'incorpore des valeurs anciennes qui survivent à travers elle et restent sa substance. Les civilisations ne sont pas mortelles, quoi qu'en ait dit Valéry. Elles survivent aux avatars, aux catastrophes. Le cas échéant, elles renaissent de leurs cendres. Détruites, pour le moins détériorées, elles repoussent comme le chiendent.»


Sommaire de L'histoire au risque du hors-temps.

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Pages associées: Histoire, Littératures factuelles, Genres historiques, Historiographie, Récit, Narrativité.


[i] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p57.

[ii] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p57.

[iii] Bérenger Boulay, «Histoire et narrativité, autour des chapitres 9 et 23 de la Poétique d'Aristote», revue Lalies n°26, Paris, Éditions Rue d'Ulm -Presses de L'École Normale Supérieure, 2006, p171-187.

[iv] Jacques Rancière revient sur ce chapitre d'Aristote dans son dernier ouvrage: «L'historien, la littérature et le genre biographique», Politique de la littérature, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet», p193.

[v] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p56.

[vi] Marc Bloch,(1949) Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien. Paris, Armand Colin, 1997, p52.

[vii] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p60.

[viii] Jacques Rancière, «Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien», revue L'Inactuel, n° 6, Paris, Calmann-Lévy, automne 1996, p57.

[ix] Marc Bloch,(1949) Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien. Paris, Armand Colin, 1997, p52-53.

[x] Paul Ricoeur, Temps et récit. 1. L'Intrigue et le récit historique. Paris, Seuil, coll.«L'ordre philosophique», 1983; repris en coll. «Points Essais», 1991, p383-384.



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Novembre 2007 à 18h41.