Atelier

Les impossibilités du récit

Je voudrais partir ici du titre ainsi que du noyau problématique de ce séminaire : sortir du temps. Au fond, ma contribution aux progrès de la réflexion de cet atelier devra tout, ou presque, à la mise en rapport opérée par Ricœur entre le temps et le récit ; j'en rappellerai un peu plus tard les enjeux. J'indique déjà ceci : si Ricœur en vient à questionner le rapport essentiel entre temps et récit, c'est parce qu'il se trouve confronté à une impossibilité théorique – une aporie, dit-il – concernant la pure pensée du temps. Penser le temps, dit-il après avoir relu Augustin au début de Temps et récit I – et cette relecture d'Augustin vaut en quelque sorte pour une lecture de la dernière grande théorie du temps, celle de Husserl – conduit à une « rumination inconclusive ». Et si l'on ne peut pas penser le temps, c'est d'abord, rappelle sans cesse Ricœur, parce qu'on est toujours déjà et toujours encore dans le temps. Ce n'est qu'à partir du récit que quelque chose comme une théorie – théorie paradoxalement non-théorique – de la temporalité humaine pourrait véritablement voir le jour. Le « récit », ou du moins ce que Ricœur appelle le récit – j'y reviendrai – fait donc office de médiation entre la dé-mesure englobante du Temps et la limitation essentielle de la conceptualité par quoi il nous est donné de pouvoir le penser. La thèse générale de Temps et récit consiste donc à affirmer ceci, « que le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l'existence temporelle ». Et je vous livre la définition ricœurienne du récit, compris comme schématisation holiste : le récit « « prend ensemble » et intègre dans une histoire entière et complète les événements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s'attache au récit pris comme un tout » . Reste que Ricœur l'indique avec force, les deux instances produisant le récit, le muthos (configuration) et la mimèsis (refiguration) « doivent être tenus pour des opérations et non pour des structures » . Le récit apparaît, selon une réversibilité herméneutique, comme « l'action par quoi l'homme se donne à lui-même la possibilité de comprendre son action », en l'intégrant dans la configuration d'une histoire. C'est ainsi que le récit se trouve déterminé par un « paradigme d'ordre », selon le mot de Ricœur, qui constitue le temps comme le domaine de l'agir humain, et l'agir, à son tour, comme une « agitation » intelligible. C'est par le cas « limite » de Rimbaud – de sa < i>Saison en enfer</i> – que je tenterai de me donner un objet-récit, puisque aussi bien c'est le poème L'Éternité qui a donné son essor à la discussion entre Henri Garric et Sophie Rabau. Avant d'en venir à Rimbaud, cependant, ceci : l'un des mots du titre (« hors-temps ») et le sous-titre de notre atelier (« sortir du temps ») m'inspirent une remarque préliminaire. Si l'on détermine comme hors-temps le contraire du temps, c'est que le temps lui-même est saisi comme être-dans-le-temps. Ainsi, avant même qu'il soit question de penser quelque chose comme le temps, nous sommes requis par avance à la supposition d'une situation d'implication radicale qui nous donnerait à vivre non pas « le » temps, mais « dans » le temps. Tout se passe donc comme si le temps était toujours déjà spatialisé ; et si cela est exact, « sortir » du temps, « sortir » radicalement du temps, c'est peut-être changer de langage, et ne plus poser la question de l'autre du temps en terme de hors-temps, c'est-à-dire, toujours et encore, d'espace. Sortir du temps, c'est peut-être ne plus désirer le mouvement d'une sortie, mais chercher les ressources d'un autre discours du temps, qui excède la totalité binaire – spatio-temporelle – de l'esthétique transcendantale telle que Kant la dessine ; la question de ces ressources dépasse bien évidemment le cadre de cet exposé : la soulever, cependant, ne me paraît pas inutile. Je cite De la grammatologie :

Une nouvelle esthétique transcendantale devrait se laisser guider non seulement par les idéalités mathématiques mais par la possibilité de l'inscription en général, ne survenant pas comme un accident contingent à un espace déjà constitué mais produisant la spatialité de l'espace. Nous disons bien de l'inscription en général, pour bien marquer qu'il ne s'agit pas seulement de la notation d'une parole prête, se représentant elle-même, mais l'inscription dans la parole et l'inscription comme habitation toujours déjà située.

Notre habitation est-elle encore et toujours spatio-temporelle ? Si nous habitons poétiquement, n'habitons-nous pas la non-spatialité et la non-temporalité d'un texte inscrit, c'est-à-dire à la fois hors de l'espace et hors du temps, dans un dehors qui précèderait toute spatialité, et dont la formule échapperait à toute métaphore spatiale ? Ce dehors dont le nom est, au sens strict, impossible, n'est peut-être ni dehors ni dedans à l'égard de l'espace comme du temps ; ce dehors est la méta-phore même, c'est-à-dire ce qui rend possible et qui interdit du même coup tous les noms, en inaugurant la noria même, l'immesurée déportation du langage devenu littérature.

L'Éternité

Je pars donc, ou repars après Sophie et Henri, de L'Éternité, ce avant même de poser la question du récit ; selon les termes de leur dispute, si je m'en souviens bien, la strophe encadrant le poème des Fêtes de la patience pouvait se lire : 1. Soit comme le discours de la négation d'un temps linéaire et fugitif, négation produisant une « image » – et nous verrons de quelle manière Blanchot réélabore la notion d'image dans sa « théorie » du récit – qui est celle de l'union allée de la mer et du soleil. Cette union imaginaire (on pourrait peut-être l'appeler méta-phorique, puisque elle repose sur le mouvement de rapprochement de la mer et du soleil, mais ce serait déjà basculer dans la seconde perspective ; j'y reviens dans un instant) allégorise le hors-temps au travers de la figure topique d'un coucher de soleil sur la mer. On sort donc du temps, ici, <i>par l'espace, par la production d'une figuration spatiale ; l'éternité rimbaldienne a lieu, au sens strict, dans et par la poièse d'une image elle-même réglée par les formes du vers et de la strophe – strophe, je l'ai rappelé, parergonale (en rhétorique, on appelle inclusion la figure qui donne lieu ainsi à l'encadrement d'une œuvre). Dans cette perspective, spatialiser le temps, <i>c'est fonder l'éternité figurale d'un hors-temps. Cette spatialisation conçoit un espace immobile, c'est-à-dire une dimension sans « métaphore », au sens de transport, qui soit. Ici, le syntagme « allée avec » est donc compris, aspectuellement, comme un accompli. 2. Soit comme le discours de l'impossibilité de la négation du temps : et cette impossibilité consiste précisément dans l'irréductible mouvement spatial qui se poursuit en sous-main, pour ainsi dire, de la figuration permanentiste de la strophe. Qu'on se reporte à l'articulation dialogique des deux premiers vers, au préfixe d'itération re, ou même à la mobilité de la figuration finale. La structure prédicative elle-même se décompose en deux moments, le premier identifiant d'abord l'objet de la réponse (« Quoi ? – l'Éternité »), le second déterminant l'éternité elle-même comme « la mer allée / Avec le soleil ». L'éternité n'est alors rien d'autre que le mouvement d'un parcours dans l'espace du texte et de ses prédicats. Mais l'idée même de ce parcours (spatialisation non plus fixe, mais mobile) doit se compliquer de deux remarques (elles s'appuient, vous allez le voir, sur le début et la fin de la strophe) : a. La première concerne la syntaxe questionnante de la strophe : ce qui se donne comme retrouvé, n'est pas d'abord nommé. L'éternité se trouve, dans sa nomination, précédée par une question, et par un tiret qui sépare la réponse même (« l'Éternité ») de la question ; avant le dict de l'éternité, avant même la question qui inaugure ce dict, règne l'affirmation pure d'un être-retrouvé. Le thème de l'éternité surgit donc seulement pour répondre à l'interrogation naïve concernant l'objet du retrouver ; s'impose avant toute prédication d'objet l'affirmation sans objet – et prêtant donc à question – du fait qu'une – « elle » – est retrouvée. b. La seconde remarque concerne l'« image » finale, que j'ai dite, par commodité, métaphore : « C'est la mer allée / Avec le soleil ». Soyons précis : il y a bien image, métaphore de l'éternité, si l'on considère le rapport entre le comparé « éternité » et le comparant « la mer allée avec le soleil » ; un rapport de semblance s'établit en effet dans le poème entre l'éternité et le paysage d'un couchant marin. Mais si l'on considère seulement les deux derniers vers, il n'y a métaphore qu'au sens étymologique de transport (puisque la mer va avec le soleil), mais non au sens linguistique de rapport de ressemblance entre deux objets. Le rapport entre la mer et le soleil n'est pas un rapport de similarité, mais d'accompagnement ; et je pense à Deleuze écrivant, dans Proust et les signes : « On n'apprend jamais en faisant comme quelqu'un, mais en faisant avec quelqu'un, qui n'a pas de rapport de ressemblance avec ce qu'on apprend » . C'est ainsi que Deleuze, en déterminant l'apprentissage – et à travers l'apprentissage, l'imitation – comme un rapport d'accompagnement par contiguïté dissimilaire, donne à penser tout un déplacement de la théorie de la métaphore, et par extension, de celle de la mimèsis. L'image de la mer allant avec le soleil, qui figure l'éternité du poème de Rimbaud, n'est pas à déchiffrer selon la symbolique de la fusion ou de l'appariement des contraires ; la mer « allant avec », c'est la mer différente du soleil au moment même où elle s'en va l'accompagner. Cette différence irréductible entamant la figure du couple mer-soleil, c'est-à-dire de l'éternité elle-même, nous suggère que l'éternité n'est pas, pour le dire ainsi, identique à elle-même. Et c'est bien parce que l'éternité diffère de soi que sa nomination, dans le poème, nécessite une image (et dès lors, on retrouve la position de Sophie : on sort du temps par l'image, par la production d'une image qui ne fait plus appel au temps) : on dira, de ce point de vue, que l'éternité est innommable – nous recroiserons cette question chez Ricœur ; mais c'est aussi parce que l'éternité diffère de soi qu'elle retourne « dans » le temps de l'accompagnement, temps irréductible à la dimension purement spatiale des images et des semblances. Dès lors, l'éternité rimbaldienne est à penser, je crois, comme une éternité d'excès – et j'avance vers l'impossible ; mais cet excès n'est pas seulement un excès sur le temps, une sortie « hors » du temps par l'image, cet excès est aussi un excès sur l'image, une dislocation de l'image par le retour du temps (ce qui serait peut-être la position de Ricœur, re-postulant à la toute fin de Temps et récit II un temps absolument englobant). Cet excès qui rend l'éternité « impossible », nous allons voir maintenant à quel genre de récit il peut donner lieu, en essayant de lire un des chapitres de la Saison – Saison dans laquelle, d'ailleurs, le poème L'Éternité se trouve repris. Une remarque cependant : la version du poème reprise sans titre dans Une Saison en enfer voit le vers sur lequel je m'appuie ici se trouver modifié en : « C'est la mer mêlée / Au soleil ». Ici la fusion est manifeste, et indiscutable. Et je crois que si dans la Saison, Rimbaud, recopiant ses textes de mémoire, s'autorise une telle altération, c'est parce que< i>L'Éternité</i> est de toute façon prise, comme poème inséré, dans le cours général d'un temps confessé, par quoi elle appartient à la temporalité et à sa différence irréductible.

Le pli

Le texte que je voudrais interroger avec vous s'intitule Matin. C'est l'avant-dernier chapitre de la longue confession que constitue la Saison, datée, je vous le rappelle d'« avril-août 1873 » ; il précède Adieu. Il me semble qu'une narratologie devrait s'intéresser par privilège à ce cas-limite constitué par le texte de Rimbaud, qui subvertit radicalement le genre récit, et, dans le genre récit, l'espèce « confession ». La confession, au sens étymologique du confiteor, consiste en la reconnaissance de la faute. Et par la subversion des codes de la confession, comme narration réglée et authentique des fautes, Rimbaud déplace toute une série de catégorèmes propres au récit et à l'autobiographie : 1. Identité (c'est moi qui parle) ; 2. Vérité (moi parlant, je dis la vérité) ; 3. Rédemption (si, moi parlant, je confesse bien la vérité de ma faute, j'en serai absous) ; 4. Narration (je dis la vérité de ma vie dans l'ordre même où elle a été vécue par moi) ; 5. Secret (je ne parle ici qu'à un seul) – puisque la Saison est publiée. Du seul point de vue de ces catégories, la Saison nous apparaît comme un récit impossible. Je vais faire précéder ma lecture d'une reprise rapide de la position de Blanchot, telle qu'elle s'exprime au début du Livre à venir, dans le chapitre intitulé « Le chant des Sirènes ». Blanchot y instaure une opposition cardinale entre le roman et le récit ; il affirme ainsi que « le récit commence où le roman ne va pas », le récit étant, « héroïquement et prétentieusement le récit d'un seul épisode ». Il écrit ensuite : « Ainsi, Aurélia se donne pour la simple relation d'une rencontre, ainsi Une Saison en enfer, ainsi Nadja » . D'où la définition blanchotienne du récit, formulée à la même page : « Le récit n'est pas la relation de l'événement, mais cet événement même, l'approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à ce produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser » . Selon Blanchot, le récit n'opère pas la diversion pluri-épisodique du roman ; le récit s'attache au seul noyau d'attraction que constitue l'événement. Et c'est précisément comme approche révélante de l'événement que le récit fait appel à un autre temps que le roman : « ce qui fait avancer le roman », dit Blanchot, c'est le « désir de donner la parole au temps » ; mais le récit a, quant à lui, « pour progresser cet autre temps, cette autre navigation qui est le passage du chant réel au chant imaginaire » . Mais qu'est-ce que cet autre temps ? Par quoi se trouve définie son altérité radicale à l'égard du temps commun, du temps ordinaire sur quoi le roman fait fond, et auquel il cherche à donner la parole ? Ce qui définit l'« autre temps » du récit, écrit Blanchot, c'est de se produire comme le « temps des métamorphoses où coïncident, dans une simultanéité imaginaire et sous la forme de l'espace que l'art cherche à réaliser, les différentes extases temporelles » . C'est ici que se trouve affirmée, on pourrait dire performée, dans le discours de Blanchot, la spatialisation du temps : temps de la « simultanéité imaginaire » et de la coïncidence, temps qui se réalise « sous la forme de l'espace ». Mais cette spatialisation n'est pas simple ; elle n'a rien de naïf. C'est que le temps du récit ne diffère pas radicalement du temps commun, du temps humain du roman, contrairement à ce que les premières pages du « Chant des Sirènes » pouvaient donner à croire. En effet, ajoute profondément Blanchot, ce temps « n'est pas hors du temps, mais qui s'éprouve comme dehors, sous la forme d'un espace, cet espace imaginaire où l'art trouve et dispose ses ressources » . Il faut, je crois, absolument commenter ceci, et méditer l'idée d'un temps qui n'est pas hors du temps, mais qui s'éprouve comme dehors. Un temps qui est dans le temps, mais qui par un certain repli sur soi du temps qu'il est, donne lieu au vide nécessaire à l'extase, instruit la distance infime d'un forcènement, d'un être-hors-de-soi. Peut-être faut-il d'ailleurs lire ici Blanchot à partir du brillant commentaire donné par Foucault de cette « pensée du dehors » qu'il assigne à l'auteur du Livre à venir ; voici ce qu'écrit Foucault :

La littérature, ce n'est pas le langage se rapprochant de soi jusqu'au point de sa brûlante manifestation, c'est le langage se mettant au plus loin de lui-même ; et si, en cette « mise hors de soi », il dévoile son être propre, cette clarté soudaine révèle un écart plutôt qu'un repli, une dispersion plutôt qu'un retour des signes sur eux-mêmes. Le « sujet » de la littérature, ce ne serait pas tellement le langage en sa positivité que le vide où il trouve son espace quand il s'énonce dans la nudité du « je parle ».

La littérature, le récit littéraire pour ce qui nous concerne ici, commencerait donc avec la mise hors de soi du langage ; en cette extase indéfiniment dispersé, le langage trouverait pour s'épandre le vide même qu'il dissimule en soi, espacement qui n'est rien d'autre que le langage lui-même dès lors qu'il s'assume comme chant pur et disparaissant, comme tentation, comme attente et comme promesse. D'où la conclusion foucaldienne : « Longtemps, on a cru que le langage maîtrisait le temps, qu'il valait aussi bien comme lien futur dans la parole donnée que comme mémoire et récit ; on a cru qu'il était prophétie et histoire » : mais le langage « ne fait qu'une seule et même chose avec l'érosion du temps ; il est oubli sans profondeur et vide transparent de l'attente » . Quel est le mouvement que le discours de Foucault, porté sur celui de Blanchot par le geste d'une répétition archéologique, donne à lire ici ? Il consiste en ceci : le langage est fait espace – vide, distance, division d'avec soi – mais cet espacement même n'est rien d'autre que l'érosion du temps, que l'endurance abyssale d'une attente. Le langage, conçu dans sa détermination littéraire comme l'appel effondré d'une distance pure, d'un abîme, est pour finir répété en termes de temps ; je vois ici, en méditant donc la formule de Blanchot disant un « temps qui n'est pas hors du temps, mais qui s'éprouve comme dehors », l'indice d'une sorte de pli du temps sur soi, produisant dans le temps l'absence de temps – l'espace – mais réinscrivant sans cesse l'espacement produit dans l'épaisseur irréductible du temps . Ce pli, vous l'aurez peut-être remarqué, est aussi la figure que prend le langage littéraire dans passage de Foucault, si toutefois l'on s'autorise à mettre entre parenthèses la rhétorique adversative de son argumentation, pour entendre à la fois et d'un seul trait, ceci : « le langage se rapprochant de soi jusqu'au point de sa brûlante manifestation, c'est le langage se mettant au plus loin de lui-même ». J'aurais l'occasion de revenir sur cette figure du pli en disant quelques mots de la problématique du temps proustien, d'ailleurs abordée par Blanchot à la fin du « Chant des Sirènes », pour insister sur l'irréductibilité du roman au « récit pur », irréductibilité féconde et nécessaire en ce qui concerne l'œuvre de Proust. J'indique ici, à cet égard, le double sens, en littérature, de l'« impossibilité du récit » : a. affirmer l'impossibilité du récit, cela peut être tenir, dans certains cas, le récit – le témoignage articulé sur un mode narratif – comme impossible, et radicalement impertinent vis-à-vis de l'« objet » de la narration (impertinence du récit au regard de la vie, chez Rimbaud) ; b. mais affirmer l'impossibilité du récit peut aussi indiquer qu'on tient le récit pur pour impossible, et qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais de récit (impossibilité du récit pur qui conduit Proust à l'écriture extensive, inachevable, de la Recherche). Mann, avec La Montagne magique, nous donnera peut-être à penser la communauté de ces deux impossibilités en tant qu'elles sont, à leur racine, temporelles (temps de la séparation, chez Rimbaud, qui désavoue sans cesse le récit ; temps du pli, chez Proust, qui, sans cesse, fait basculer le récit dans la dimension de l'« épaisseur romanesque »).

Jeunesse et récit (Rimbaud)

J'essaie donc ici une lecture – trop rapide – du chapitre Matin de la Saison. Je ne le commente pas dans son entier ; je ne le rapporte pas non plus – pas assez en tout cas – à l'économie d'ensemble de la confession rimbaldienne ; je me contenterai simplement d'ajouter, pour conclure, quelques remarques sur Délires II, « Alchimie du verbe », section dans laquelle L'Éternité est reprise. Je veux m'intéresser le plus exclusivement possible à ce que ce grand texte peut apporter à une réflexion sur le récit. Le thème essentiel me paraît être celui d'une séparation affirmée, dans le discours de Rimbaud, entre la jeunesse comme vie et le récit comme mémoire d'un passé. Matin est le discours d'un récit achevé ; Rimbaud y note : « aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer ». L'enfer relaté, l'enfer comme époque – la « saison » – de la colère, de la souffrance, voilà ce qui, au moment de Matin, s'élève sous les yeux du poète, comme si la fin du récit coïncidait avec une aube, avec cette « vigueur », cette « tendresse réelle », reçues pour récompenses de telle « ardente patience », selon les mots de Rimbaud dans Adieu. Mais, à lire Matin, tout se passe comme si ce récit, pourtant achevé, n'avait vécu que de sa propre impossibilité ; tout se passe comme s'il s'était produit impossiblement, comme s'il s'était tenu, comme récit, hors des puissances et des règles du genre. L'aveu final de Matin, avant même l'Adieu, c'est que toute la Saison est une narration contre-effectuée. Lisons le paragraphe qui m'importe :

N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or, – trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria.

Qui parle ici regrette ; regrettant une « chance », sa parole infirme l'être de ce qui eut pu être. Tout commence par une négation, tout à la fois syntaxique et temporelle, puisque l'être-passé de ce qui est à regretter implique que cela n'eut pas lieu. Et cela qui n'eut pas lieu, c'est la « jeunesse », « une jeunesse », écrit Rimbaud – mais une jeunesse en tant qu'elle eût pu faire l'objet d'un récit : relevant de l'affect, de l'épopée, de la fable, légendaire au sens étymologique de ce qui doit être raconté (« à écrire sur des feuilles d'or »). Ce qui est regretté, ici, c'est une jeunesse digne de récit ; c'est, au moment même où le récit est donné, où la relation est faite, le défaut essentiel de ce qui fut à raconter, le vide central d'une jeunesse indigne de légende. D'où la mention soulignée du une fois, locution par excellence du récit (« il était une fois » ). Ce qui a manqué n'est pas la jeunesse, mais sa narrabilité – il n'est pas interdit de penser, cela dit, que cette stance du regret soit ironique ; mais peu importe ici. Dans Matin, Rimbaud questionne, quoi qu'il en soit du mode de ce questionnement, la possibilité du récit, et du récit qui a eu lieu sous le titre Une Saison en enfer : et tout son récit – toute la Saison – ne consiste peut-être en rien d'autre qu'en cette question. Matin nous donne donc à penser la séparation entre la « jeunesse » et le « récit », puisque c'est comme regret d'une jeunesse que le récit, la relation trouve à se produire. Mais, précisément, la Saison ne s'est pas produite strictement comme récit, mais comme impossibilité de récit ; son texte constitue donc peut-être la trahison récitante la plus fidèle possible, dans son impossibilité même, de la jeunesse ; c'est comme récit de jeunesse, d'une jeunesse encore vive au moment où elle s'écrit, que la Saison constitue un récit impossible. Elle est, tout à la fois et indécidablement, voué à ce songe en quoi l'origine se médite (la race, l'histoire, l'epos) et à la promesse d'un avenir dont la scansion déjoue les prescriptions premières (l'heure nouvelle, la modernité, la vérité). Et c'est au lecteur, aux lecteurs, à ce public étrange, lui-même taboué, de la confession, que Rimbaud s'adresse alors ; à cette foule sombre qui prétend que la parole – le récit – peut être donnée à tous : bêtes, malades, morts, totalité de ceux qui ne parlent pas, par essence ou accident, nudité d'une seule race en défaut de parole, peuple infans à qui le récit – comme témoignage absolu de la vie en tant que soufferte – est soustrait. C'est alors à ceux qui lisent, à nous, de tâcher de raconter pour ceux qui demeurent en défaut de parole – « on pense et on écrit pour les animaux mêmes », disait Deleuze : le récit de la « chute », le récit du « sommeil » rimbaldien ne se trouvent pas « dans » la <i>Saison. Ils n'y sont pas racontés. C'est-à-dire qu'ils y sont sous la forme de l'irracontable, de l'inénarrable. Reste – mais Rimbaud le fait pour sa part dans la Saison – à déterminer la forme que peut revêtir ce récit sans récit ; reste à inventer une puissance de témoignage qui, au lieu et au moment mêmes de son essor, endure l'impossibilité du récit. Cette puissance peut s'appeler folie. Et je crois que c'est dans Délires II (tandis que Délires I continuait à se donner comme la « confession d'un compagnon d'enfer », c'est-à-dire comme le récit, par la voix de Verlaine, des aventures du couple maudit) que l'impossibilité formelle du récit éclate le plus manifestement ; dans cet album de textes poétiques récrits de mémoire, parmi lesquels figure précisément L'Éternité, et qui commence par cette manière de sous-titre : « L'histoire d'une de mes folies ». Essayons, d'un trait, de lire Délires, donc, comme une histoire de la folie poétique, s'écrivant à l'imparfait du récit – imparfait du récit inséparable d'un pluriel épique, mais dont le discours même conjure toute relation et toute histoire qui soit :

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relation, républiques sans histoire [je souligne], guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacement de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

Il n'y a d'histoire possible, dans Délires, que celle de la folie poétique, s'articulant en quatre étapes : 1. le temps de l'étude, où il s'agit de « fixer des vertiges » ; 2. le temps du renoncement, que Rimbaud nomme « adieu au monde », et qui conduit à la romance ; 3. le temps de la « joie », où l'« expression », dit Rimbaud, devient « bouffonne et égarée au possible », donnant lieu à la reprise de L'Éternité ; 4. le temps du « bonheur », qui marque une sorte de retour à la pluralité épique, puisque Rimbaud évoque un « opéra fabuleux », et découvre la multiplication nécessaire des « vies » (multiplication qui rend problématique l'identité même du narrateur, comme c'était le cas, dans la Saison, dès le récit généalogique constitué par Mauvais sang : « je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants »). Il y a sans doute encore du « récit » dans cette articulation quaternaire ; du récit au sens ricœurien d'« organisation » du temps à fin d'habitation humaine (une logique d'apprentissage pourrait en rendre compte : il s'agirait de passer du studium de l'impossible au renoncement pathétique de l'adieu, puis du renoncement au détachement joyeux, à l'ironie bouffonne, enfin, de l'ironie – conscience encore malheureuse – au véritable bonheur, détachement de soi conçu comme accession à la pluralité des formes de vie). L'histoire de la folie est encore une histoire, et elle prétend donner un sens à ce qui a eu lieu ; mais dans le texte de Rimbaud, tout se passe comme si, pourtant, le « sens », le « savoir » sur la vie promis par le récit, demeuraient réservés. Il écrit, à la fin de Délires II : « Cela s'est passé ». Cette mince phrase n'est pas la formule d'un savoir ; elle dessine l'espace séparé de ce qui a eu lieu, et qui n'est plus rien que l'album efforcé de la mémoire. C'est parce qu'il affirme la séparation du passé que Rimbaud spatialise à son tour le temps ; c'est parce que le temps, comme passéification constante, est toujours séparation, que le texte de Délires II est constitué par l'enchâssement de morceaux poétiques remémorés dans le discours « narratif » de la Saison ; l'histoire de la folie poétique se donne, formellement, comme la différence entre la poésie et le discours narratif qui cherche à la comprendre comme temps et comme saison. La séparation, au fond, me semble dessiner une triple topique : celle de la poésie, celle du récit, et celle du savoir. La topique du savoir (« Je sais aujourd'hui saluer la beauté ») ne se confond ni avec celle du récit (puisque la clausule est, en chacun de ses termes, et par la rigueur du phrasé rimbaldien, séparée de la précédente : « Cela s'est passée », formule d'un passé sans savoir), ni avec celle de la poésie. Le savoir ne sait ici rien d'autre qu'une séparation : l'adverbe aujourd'hui ne renvoie pas au « présent » d'une énonciation comblé par la mémoire d'un passé enfin compris ; le seul savoir acquis est le savoir du salut, c'est-à-dire du geste distant, séparé, manifestant l'étrangeté radicale du beau à l'égard du désir du poète. Le narrateur de la Saison est donc le héros d'une mémoire séparée, extatique : triple extase de la poésie (mémoire faillible d'une jeunesse), du récit (confession et apprentissage subvertis), et du savoir (révélation feinte et séparée), trois grandeurs irréconciliables pour Rimbaud.

Pathologie du temps (Mann)

Vous le voyez, à chaque fois que nous rencontrons, sous le récit impossible, l'impossibilité du temps, cette impossibilité est toujours liée à la motion d'une disjonction à l'œuvre « dans » la temporalité elle-même. Cette disjonction ne peut pas être pensée autrement, semble-t-il, qu'en termes d'espace. Chez Rimbaud, l'incommensurabilité de la poésie, du récit, et du savoir, donne lieu à l'œuvre « impossible » intitulée Une Saison en enfer. Pour autant, il n'est pas interdit d'en tenter une lecture conjonctive qui ne fasse fonds ni seulement du récit, de la poésie, et du savoir, mais de celui à qui il est donné de faire l'expérience de leur séparation essentielle ; c'est en tout cas ce que propose Ricœur au sujet de La Montagne magique dans Temps et récit II. Le rapprochement que j'esquisse ici est risqué et menacé d'impertinence pour au moins deux raisons : La Montagne magique, roman du temps, relève d'une toute autre tradition que la Saison et soulève des questions génériques très différentes, d'une part ; d'autre part, les trois grandeurs (maladie, temps, culture) séparées qui, dans La Montagne magique, posent la question de la conjonction, renvoient à l'expérience humaine en général, et non à des cadres formalisés de la culture elle-même, comme poésie, récit, vérité, chez Rimbaud. J'esquisse pourtant une comparaison, trop rapide, mais qui a, je l'espère, une chance d'être heuristique. Ricœur, dans Temps et récit II, cherche à penser la spécificité du récit de fiction. Tandis qu'il a tenté d'établir dans le tome I une continuité herméneutique entre temps et récit en général, c'est, dans le cas du récit de fiction, à une discontinuité aporétique que l'auteur va se trouver confronté. Cette discontinuité, notons-le, n'est pleinement assumée par le discours philosophique qu'au moment où il lui est donné de se faire lecture de textes littéraires – à la fin du tome II. Voici ce qu'écrit Ricœur en guise de préliminaire à son exégèse du roman de Thomas Mann :

Si l'on demande maintenant quelles ressources Der Zauberberg est susceptible d'apporter à la refiguration du temps, il apparaît tout à fait clairement que ce n'est pas une solution spéculative aux apories du temps qu'il faut attendre du roman mais, d'une certaine façon, leur Steigerung, leur élévation d'un degré.

La notion d'élévation (Steigerung), je vous le rappelle, est empruntée par Ricœur au texte même du roman, à l'approche de la <i>finis operis de l'œuvre : « Des aventures de la chair et de l'esprit qui ont élevé (steigerten) ta simplicité t'ont permis de surmonter dans l'esprit ce à quoi tu ne survivras sans doute pas dans ta chair » . La question du philosophe peut, au fond, se formuler comme suit : Der Zauberberg est-il un roman d'apprentissage ? C'est-à-dire : l'unité du roman repose-t-elle, au-delà même de la différence des trois grandeurs, sur l'instance personnage, sur le personnage en tant que point de conjonction de la totalité des thématiques du roman ? L'expérience temporelle de Hans Castorp se confond-t-elle en dernière instance avec l'apprentissage de la mortalité, de la temporalité, et de l'apprentissage lui-même ? Pour le dire autrement : le roman La Montagne magique est-il à penser comme le récit d'une expérience ? Je crois que non, en tout cas si l'on veut absolument partir, pour sursumer la différence des trois grandeurs, du « personnage » comme <i>punctum conjunctionis, et ce : 1. D'une part, du fait de la substruction ironique permanente qui caractérise la narration, liée chez Mann à la division inlassable entre énoncé et énonciation. Une remarque à ce propos : il me semble que ce n'est pas au travers de la notion de personnage, qu'il soit narrateur ou non – personnage en tant qu'il est déterminé, chez Ricœur, comme lieu d'une identité narrative – qu'il faut chercher, à mon avis, à fonder la possibilité d'un temps conjonctif ; sans quoi l'on retrouve, au terme du parcours, les paradoxes inconclusifs de l'égologie, c'est-à-dire de la philosophie du sujet. Voilà pourquoi Soi-même comme un autre suit logiquement Temps et récit III, et doit reprendre la question de l'identité narrative pour la confronter à la problématique du sujet. 2. D'autre part, du fait de l'incommensurabilité desdites grandeurs en jeu dans le récit. Force est de constater, en effet, qu'elles ne sont pas génériquement similaires, c'est-à-dire incorporables dans l'unité d'une seule et même expérience : la maladie relève d'une grandeur d'altérité (le corps comme absolument autre) ; le temps, d'une grandeur de disjonction (je cite à nouveau Deleuze, dans <i>Proust et les signes : « Peut-être est-ce cela, le temps : l'existence ultime de parties de tailles et de formes différentes qui ne se laissent pas adapter, qui ne se développent pas au même rythme, et que le fleuve du style n'entraîne pas à la même vitesse » ) – Rimbaud, dans la Saison, évoque à de nombreuses reprises ce temps cosmique, temps du double excès de la mémoire historique d'une part, trop grande pour le poète, et de l'oubli d'autre part (oubli de toutes les « républiques sans histoires ») ; la culture, d'une grandeur cumulative. L'« incorporation » conjonctive de ces grandeurs radicalement dissimilaires ne peut se faire, me semble-t-il, que si l'on a déjà pré-déterminé le roman comme Bildungsroman, c'est-à-dire roman de la culture, de la grandeur cumulative de l'apprentissage – je pense ici, bien sûr, à ce « roman de la culture », selon la formule désormais consacrée, que serait La Phénoménologie de l'esprit. Songeons d'ailleurs, à ce propos, à la place de la « culture » dans la Saison : elle fait l'objet d'une répétition ironique (au début d'« Alchimie du verbe », Délires II : « J'aimais les peintures idiotes… », etc.) qui répond au plan de l'« humanité » à l'insistance au plan individuel – du « personnage narrateur Rimbaud » – sur la dimension inapprenable de l'existence elle-même : « La vie est cette farce à mener par tous » (Mauvais sang). Le temps ne peut pas faire l'objet d'une capitalisation mémorielle ; le temps est à la fois souvenir et oubli – souvenir menacé du ridicule des répétitions, oubli impur, toujours traversé d'échos ; le temps comme extase est identiquement l'ego comme extase (« Je est un autre »), c'est-à-dire impossibilité de coïncider avec soi. C'est de ce temps jamais vécu par personne qu'il n'est pas de récit ; ou plutôt, le récit est la lutte interminable de personne – Ulysse –, la ruse irrésolue de l'homme pour habiter un temps trop grand pour lui, et constituer ce temps – une Saison de ce temps – comme son histoire, tout en se constituant soi-même comme celui qui peut se raconter. C'est ainsi que Ricœur, dans <i>Soi-même comme un autre, cherche à sortir des paradoxes du temps et de l'ego : la démesure du temps étant ramenée, par le récit, à la mesure d'un ego, qui, par une forme de réciprocation herméneutique, doit lui-même son identité à la possibilité de se réciter dans le temps. Cette réciprocation, cependant, n'est pas le fait du « récit de fiction », mais du récit dans sa généralité vivable et, sans doute, nécessaire. J'ai essayé ici de montrer précisément que le récit littéraire, à cet égard et pour citer le Deleuze de Critique et clinique, excédait le « vivable » et le « vécu », en ne se produisant d'une certaine manière que comme un « récit impossible » : récit réel, récit lisible, mais récit habité par les extases de l'irracontable – d'un temps non récitable et d'un je qui se surprend lui-même à l'heure de ses aliénations. Le récit littéraire – et, vous l'aurez compris, je cherche à penser la Saison, par exemple, comme un récit – se confond avec la question du récit : cela ne l'empêche pas d'exister comme récit, comme un certain récit, mais cela le conduit à consumer la narration elle-même, soit par l'extensivité cosmologique et, à l'égard de la normalité du vécu, pathologique, du temps (Der Zauberberg), soit par la divisibilité polyphonique, opéradique, d'une histoire où les peuples, le je, ensemble disparaissent, dans la foule d'un seul et même oubli, d'une seule et même mémoire – vérité séparée « dans une âme et un corps ».

Temps plié (Proust)

Je voudrais, pour finir, proposer une double série de remarques sur <i>À la Recherche du temps perdu. La première série accompagne la réflexion de Blanchot. Dans « Le Chant des Sirènes », et au terme d'une réflexion sur les exigences du récit – de ces récits impossibles que sont Nadja, Aurélia, et la Saison –, Blanchot paraît revenir sur sa position initiale qui opposait le roman – narration du temps vécu – au récit – comme approximation du temps autre de l'événement. Cette opposition, en effet, n'était que de surface ; tout se passe comme si – c'est sa lecture de Proust qui nous le montre – le récit ne pouvait échapper au roman. Je cite le début de « L'expérience de Proust », seconde partie du « Chant des Sirènes » : « Tout récit, écrit Blanchot, ne fût-ce que par discrétion, cherche à se dissimuler dans l'épaisseur romanesque. Proust est l'un des maîtres de cette dissimulation » . C'est ici que Blanchot affirme le plus clairement l'impossibilité du récit, du « récit pur ». Et cette impossibilité n'est pas liée à l'objet que se donne le récit – comme c'était le cas avec la « jeunesse », chez Rimbaud –, mais bien à l'essence même de la forme « récit ». Le récit proustien n'existe que sous la forme romanesque de la Recherche ; cette forme dissimule dans la spatialisation sphérique qu'elle constitue, le centre mouvant et extatique de l'« autre temps ». L'impossibilité du récit, inséparable de l'inhabitabilité du temps, peut se laisser gloser par le paradoxe suivant, « par une contradiction […] nécessaire et féconde », faisant que

Proust, comme par mégarde, dit de cette minute hors du temps qu'elle lui a permis « d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser — la durée d'un éclair ¬— ce qu'il n'appréhende jamais : un peu de temps à l'état pur ». Pourquoi ce renversement ? Pourquoi ce qui est hors du temps met-il à disposition le temps pur ? C'est que, par cette simultanéité qui a fait se rejoindre réellement le pas de Venise et le pas de Guermantes, l'alors du passé et l'ici du présent, comme deux maintenants appelés à se superposer, par cette conjonction de ces deux présents qui abolissent le temps, Proust a fait aussi l'expérience incomparable, unique, de l'extase du temps .

Tout se joue autour de cette question : « Pourquoi ce qui est hors du temps met-il à disposition le temps pur ? » Que l'on peut répéter en : « Pourquoi ce qui est hors du récit (le roman comme extase du récit) met-il à disposition le récit pur ? » Je reprends ce qu'écrit Blanchot : le roman se donne comme la dissimulation du récit. Le terme dissimuler est très fort ; je crois qu'il nous faut y entendre à la fois le geste d'une dissimulation qui capte, en l'épaisseur inachevable du roman, le centre rayonnant du récit, le pur nexus où l'autre temps circule, s'articule et se divise, et le geste d'une simulation, par quoi tout « roman » – et toute œuvre habitée par le narratif – n'est rien d'autre qu'une imitation du récit, n'a, pour réussir comme œuvre, que la semblance qu'elle est en faculté de produire. L'œuvre narrative doit toujours sa grandeur à la question qu'elle porte en elle, et qui est la question du récit ; l'œuvre pourtant ne peut pas répondre à la question, ni même la simuler dans sa pureté. Elle doit assumer l'extase qui, dès le départ, la fait devenir autre qu'un pur récit – poème, roman peut-être. Et d'ailleurs, le récit pur, s'il y en a, n'est constitué que de cette extase : le récit n'est rien d'autre qu'un passage au dehors, qu'un devenir-autre, et ce devenir-autre « est » le temps lui-même. De même que le temps peut être déterminé comme pli extatique d'un dedans recréant du dehors en soi, le récit peut être déterminé comme pli extatique reconduisant vers le plus intime du récit pur, ce plus intime n'étant lui-même qu'un dehors indéfiniment dissimulé par le roman. C'est cette dissimulation qui produit le roman comme l'espacement plié du récit. Dernière notation : l'idée du temps plié me semble véritablement permettre de mieux lire Proust. D'abord parce que la métaphore du pliage est au centre du texte concernant l'expérience de la madeleine – je cite Du côté de chez Swann, « Combray » :

Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leur petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

La figure du pli, chez Proust, indique bien que tout le temps est dans le temps, et qu'ainsi, l'extase temporelle n'est jamais rien d'autre que l'explication d'une implication primordiale qui est le temps. D'ailleurs, le souvenir auquel renvoi l'absolu singulier, la fulgurance de l'apparition, n'est pas quant à lui un souvenir ponctuel ; le souvenu de l'expérience anamnésique de la madeleine est temporellement contracté : l'oblation de la madeleine est une habitude, et c'est comme telle qu'il lui a été donné de retenir du temps. Le récit pur du souvenir est « impossible », comme tel, parce que le temps souvenu est toujours déjà un temps plié, c'est-à-dire à la fois contracté et extatique ; le récit du souvenir doit devenir « roman de la mémoire », en assumant cette spatialisation constante – cette dissimulation, faudrait-il dire, qui est aussi une révélation – par quoi le temps se sépare de soi en se produisant, par quoi le temps s'évide, confondant à chaque fois le plus intime du temps avec une autre extase. C'est ainsi que nous sommes à la fois « dans » le temps, mais « hors » du temps, si le temps est cette extériorité constante qui reconstitue son dedans, cette extase infinie en quoi le souvenir – notre vie – se contracte. Seconde série de remarques, beaucoup plus brève : sur Ricœur. Après la lecture de Der Zauberberg, Ricœur se propose de questionner le texte proustien ; je vous livre simplement sa conclusion, puis je reviens sur la conception du temps qu'elle implique (et qui me semble négliger la dimension du pli – inséparable de l'idée d'une discontinuité extatique du temps – au profit d'une détermination purement extensive, continue, du temps, compris comme l'indépassable dedans) : « entre le temps perdu de l'apprentissage des signes et la contemplation de l'extra-temporel, une distance demeure. Mais ce sera une distance traversée » . Là où Blanchot interrogeait la contradiction proustienne posant le temps à l'état pur comme identique au hors-temps, Ricœur questionne apparemment une autre opposition : celle du temps « ordinaire » comme temps de l'apprentissage et de la perte, et celle de l'extra-temporel, temps « extra-ordinaire » comme temps de la rédemption vocative ; c'est sous la catégorie de l'extra-temporel que se rangeraient les deux formes de temps méditées par Blanchot, temps à l'état pur et hors-temps – mais au fond, c'est forcément du temps à l'état pur que dérive le temps ordinaire du roman. Et si l'on s'avise que Ricœur s'intéresse lui aussi à la possibilité du roman, comme roman (usant du temps de l'apprentissage pour se produire comme narration) mais comme roman de la découverte de l'extra-temporel, on s'aperçoit finalement que son approche n'est pas si éloignée de celle de Blanchot : il s'agit d'opposer du « temps » (rendant possible le roman) à du « hors-temps » (interdisant peut-être le roman), et de la réflexion de cette opposition dépend la compréhension que l'on se fait de l'œuvre proustienne. Pour Ricœur, le roman n'est précisément rien d'autre que la traversée de l'opposition entre temps et hors-temps. Cette traversée, cependant, est une Odyssée certes périssable mais heureuse : « L'itinéraire de la Recherche va de l'idée d'une distance qui sépare à celle d'une distance qui relie » . Le caractère « dimensionnel » du temps, que toute la poétique proustienne confirme aux yeux de Ricœur, ne renvoie pas à un espace entamé de discontinuités diverses – l'accident, la mort, l'oubli – mais à l'extensivité traversable – cela signifie aussi : racontable – d'une manière de cosmos temporel. Or il me semble que le roman proustien cherche pour sa part à faire apparaître, par les jeux de la contraction, de l'implication et de l'explication, une forme d'espacement qui donne lieu à séparation ; cet espacement n'est pas l'« espace » au sens traditionnel, cela est certain, mais il renvoie à la profondeur extatique d'un temps qui, à chaque fois, risque de s'oublier soi-même dans les diastoles et systoles de ses contractions. C'est comme dehors du temps que s'éprouvent, dans la Recherche, également la mort et l'éternité ; mais ce double dehors n'est rien d'autre que le plus profond du temps, l'intime contraction disloquante – appelons-la métaphore – par la grâce de quoi le temps se prête au souvenir.

Guillaume Artous-Bouvet (Université Paris 8)



Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 17 Mai 2006 à 20h19.