Atelier

Les généalogies textuelles n'ont pas à tout coup la forme d'un arbre. On peut évidemment s'appuyer sur les déclarations d'auteurs, les secrets de lectures mal cachés, les catalogues de bibliothèques privées et un certain nombre de supputations pour reconstituer la lignée ancestrale d'une œuvre, en désigner les proches parents ou les lointains cousins. Mais on ne doit alors pas perdre de vue qu'on reconstitue une famille, c'est-à-dire qu'on l'invente — même si l'on s'en tient à un code réaliste de narration critique. Il ne faut pas négliger non plus que les liens généalogiques ainsi établis servent souvent à renforcer un canon littéraire (qui est le Père des lettres le plus cité ?) et à transformer l'ascendance envisagée en pur ascendant (voir la filiation entre Flaubert et Maupassant qui minore le rejeton par rapport à son aîné). On progresse déjà en abandonnant l'illusoire objectivité de la source et l'univocité de l'influence ; il peut y avoir des familles d'auteurs sans chef ni aïeul. En quittant l'obsession du processus d'écriture, on s'intéressera au passage des textes entre les textes que serait l'intertextualité, selon une autre signification des généalogies. Un usage philosophique nous aidera, dans la postérité de Nietzsche. Si la Généalogie de la morale est commandée par un souci de l'origine qui nous concernera difficilement, elle est aussi une puissante relecture des textes dans une perspective qui fait saillir les invariances. Ce processus de reprises et modifications nous concerne et il ne prend sens que dans l'histoire que la critique bâtira. Une généalogie littéraire est l'occasion d'associer des textes que les filiations orthodoxes laisseraient isolés, mais avec un double souci : ne pas réduire la comparaison à une uniformisation et assumer le geste critique qui crée l'air de famille. Un motif, une configuration, un thème, une notion sont à même de construire des œuvres et d'être construites par ces dernières. Il appartient au commentateur de voir en quoi des livres qui ne se parlent pas se répondent néanmoins dès qu'on articule leurs rapports dans une généalogie. On travaille ainsi à l'élaboration de séquences qui sont rien moins que naturelles et bien prises de positions interprétatives. Liés par leur obsession d'une dissolution du Je dans le monde, Henry Miller, Maurice Blanchot et Jean Genet sont dans une lignée. Il faudrait immédiatement expliquer pourquoi on cite ces trois auteurs (et pas d'autres encore), comment ils se contredisent et se complètent, par quels chemins textuels ils arrivent à des récurrences comparables, et à quel point, dans leurs ressemblances, ils diffèrent singulièrement. A ce compte, la généalogie littéraire devient l'histoire des familles improbables de l'histoire littéraire.

Laurent Dubreuil

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Juillet 2002 à 14h22.