Atelier

Les fins de la littérature

Apories et contradictions de l'histoire littéraire sartrienne

Benoît Denis (Université de Liège)


Cette intervention va se centrer, pour l'essentiel, sur un ouvrage et sur un moment de la trajectoire sartrienne: l'ouvrage sera, sans surprise, Qu'est-ce que la littérature?, essai paru en 1947 dans Les

Temps Modernes et repris l'année suivante en volume dans Situations, II[i]. Le moment, quant à lui, peut être défini comme cette période finalement brève - qui va de la Libération au début des années 1950 - durant laquelle Sartre a cherché à imposer à imposer une conception engagée de l'écriture. C'est dire qu'à ce moment, le rapport de Sartre à l'histoire de la littérature ne peut être compris qu'en regard de cet enjeu alors capital pour lui: comment définir les conditions d'une littérature qui, sans renoncer à elle-même, soit intégralement en prise sur le politique? ou encore, pour reprendre les termes d'une alternative énoncée par Sartre lui même, comment concevoir une littérature qui échappe au double écueil du purisme esthétique et de la propagande politique? Il n'y a sans doute pas d'histoire littéraire d'écrivain qui échappe aux déterminations que lui impose l'état du champ littéraire contemporain de son énonciation: configurer une certaine histoire de la littérature, pour un écrivain, c'est évidemment s'y ménager une place, s'inscrire dans une généalogie de la littérature, et faire apparaître sa propre position comme nécessaire et cohérente dans cette histoire. Dans le cas de Sartre cependant, il faut reconnaître cette détermination apparaît crûment et sans détour; elle s'exprime dans la dernière partie de Qu'est-ce que la littérature? par l'usage insistant d'un «nous» générationnel particulièrement explicite; l'histoire littéraire sartrienne ne prend donc à aucun moment l'allure désintéressée ou gratuite du parcours esthète, de l'anthologie personnelle ou de l'érudition passionnée. En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu'à la Libération, l'histoire littéraire sartrienne est ouvertement volontariste, prescriptive et interventionniste: elle entend «dire» l'histoire de la littérature pour mieux définir la «littérature à faire». De ce fait, elle opère des tris, prononce des condamnations, remet des brevets de civisme littéraire, bref, elle distribue les points. Cela tient en grande partie à la dimension manifestaire qui imprègne Qu'est-ce que la littérature?, essai de combat qui, à certains égards, sacrifie la finesse et la subtilité critiques au profit d'une construction à la géométrie sévère et impérieuse[ii].

Ce que l'on voudrait faire apparaître cependant, c'est qu'en dépit de l'assurance assertive du discours et de la cohérence rigoureuse qu'il affiche, l'histoire de la littérature que Sartre trace à grands coups de sabre est travaillée par une série de contradictions et d'apories. Ce sont précisément ces difficultés que l'on pointera dans la seconde partie de l'exposé. Ce qui singulièrement va aussi nous conduire à lire Qu'est-ce que la littérature? à rebours, en commençant par la fin, ce qui constitue peut-être un début de justification du titre choisi.

Sartre conclut en effet son essai par une péroraison aux accents dramatiques et crépusculaires, en affirmant: «Rien ne nous assure que la littérature soit immortelle.» (p.293) Il s'agit là d'un topos qui court à travers l'ensemble de l'ouvrage et qui devient obsessionnel dans le dernier chapitre: il faut «sauver la littérature» (p.276); «la littérature est en train de se mourir» (p.239); «quelque chose est mort, la littérature s'est changée en propagande. [...] Si j'en avais le pouvoir, j'enterrerais la littérature de mes propres mains plutôt que de lui faire servir les fins auxquelles [M.Garaudy] l'utilise» (pp.261-262). Toutes ces variations sur le thème de la «fin de la littérature» ont une fonction pragmatique; elles sont autant d'injonctions adressées aux écrivains, qu'on pourrait résumer ainsi: si vous voulez que la littérature vive, si vous souhaitez qu'elle continue de compter et qu'on ne puisse plus dire «tout ceci n'est que littérature» (p.141), alors, engagez-là et engagez-vous avec elle. Mais le topos d'une disparition possible de la littérature induit aussi son historicisation: il revient à poser sa variabilité dans le temps et à contester l'idée d'une essence figée du fait littéraire: «Mais après tout, l'art d'écrire n'est pas protégé par des décrets immuables de la Providence; il est ce que les hommes le font.» (p.294)

Faire ainsi de la littérature un phénomène historique peut apparaître comme une évidence ou une condition nécessaire dans le cadre qui nous occupe. Mais, précisément, on peut avancer qu'il existe des formes d'histoire littéraire qui sont profondément anhistoriques ou antihistoriques en ce qu'elles entendent définir la littérature par son «inactualité». En particulier, on fera l'hypothèse que Sartre entend ici prendre le contre-pied du panthéon littéraire post-surréaliste qui, au même moment, est en train de s'installer, notamment sous l'effet du travail critique de Maurice Blanchot. Cette opposition souterraine à Blanchot (et dans une moindre mesure à Bataille) informe profondément le propos de Sartre dans Qu'est-ce que la littérature?; avant d'y revenir plus précisément dans la suite, on avancera à l'appui de cette hypothèse une simple remarque: le dernier auteur cité par Sartre, juste avant de conclure, est Kafka, auteur blanchottien s'il en est et auquel renvoyait déjà avec insistance la critique sartrienne d'Aminadab[iii]. Dans Qu'est-ce que la littérature?, Sartre s'élève contre «l'analyse du critique»[iv] et entend réinscrire l'oeuvre de Kafka dans une temporalité et dans une société précises: elle est une «réaction libre et unitaire au monde judéo-chrétien de l'Europe centrale», référable à sa situation «d'homme, de Juif, de Tchèque [...]» (p.293). C'est dire que l'histoire sartrienne de la littérature est non seulement anti-blanchottienne en son principe, mais qu'elle ne se présente pas davantage comme le récit d'une succession interne d'auteurs, de mouvements ou d'écoles: quoique l'auteur s'en défende, elle se donne comme ce que l'on appellerait aujourd'hui une «histoire sociale de la littérature», où les pratiques d'écriture sont constamment référées aux conditions externes qui les façonnent. Il convient donc de commencer par décrire les principes sur lesquels repose la construction sartrienne de l'histoire de la littérature française, et de se reporter ainsi au chapitre II de Qu'est-ce que la littérature?

Pour Sartre, la littérature, comme toute pratique esthétique, a «la liberté pour origine et pour fin». En première instance, il s'agit de la liberté de l'écrivain, mais en tant que celle-ci ne se s'actualise que dans et par l'oeuvre produite; cette dernière reste cependant à l'état de pure virtualité aussi longtemps que n'intervient pas la lecture qui doit l'achever comme totalité synthétique. Le fait littéraire postule donc non seulement la liberté de l'auteur, mais aussi celle du lecteur: elle consiste en sa faculté de juger esthétiquement de l'oeuvre, d'accepter de jouer son jeu, c'est-à-dire en définitive d'accepter ou de refuser la proposition esthétique qui lui est faite. Du coup, l'oeuvre littéraire n'existe que par une forme de coopération entre l'auteur et le lecteur, chacun reconnaissant mutuellement la liberté de l'autre comme nécessaire à l'accomplissement de l'oeuvre[v]: le lecteur, pour pouvoir s'investir dans l'oeuvre, a besoin de la concevoir comme le produit d'une liberté souveraine, celle de l'auteur, tandis que celui-ci doit pouvoir compter sur un lecteur auquel il aura accordé, par avance, toute liberté d'interprétation et d'évaluation.

Sur base de cette description ontologique de l'échange littéraire, tel qu'il définit les «fins» de la littérature, Sartre construit son histoire de la littérature en effectuant un double passage à la limite: d'une part, il opère un saut de la liberté esthétique à la liberté politique, ce qui le conduira à poser que la littérature «est solidaire du seul régime où [la littérature] garde un sens: la démocratie[vi]» (p.72). D'autre part, il va passer sans réelle médiation, du lecteur au public ou, si l'on préfère, d'une phénoménologie de la lecture à une sociologie du public, au sens où il s'agira pour lui de postuler que le sens premier d'une oeuvre s'établit à partir des lecteurs - ou plus exactement: du groupe social des lecteurs - auxquels l'écrivain s'adresse et qui déterminent les sujets et la forme de cette oeuvre. Dans cette perspective, l'histoire sartrienne de la littérature peut être définie comme un récit périodisé sur la base des publics successifs auxquels les écrivains se sont adressés. On ne s'étonnera donc pas que le chapitre proprement historiographique de Qu'est-ce que la littérature? s'intitule «Pour qui écrit-on?» (chapitre III).

On commencera par noter que, fondamentalement, les analyses sartriennes dans ce chapitre se présentent comme une élaboration secondaire à partir d'un matériau déjà constitué et ordonné: celui de l'histoire littéraire la plus scolaire, une manière d'histoire de manuels, dont Sartre reprend à son compte les grandes divisions: le Moyen Âge, le xviiesiècle et le classicisme, le xviiiesiècle et les Lumières et le xixesiècle et la seconde Modernité (terme qui n'apparaît jamais sous la plume de Sartre). Le chapitre IV, dans sa première partie, prolonge ce parcours historique, en décrivant la littérature depuis les lendemains de la Première Guerre jusqu'en 1947: plus neuve sans doute, cette partie emprunte à Thibaudet son découpage en générations, Sartre reprenant en quelque sorte l'histoire là où le critique de la Nrf l'avait laissée; il distingue ainsi trois générations successives, caractérisées en termes politiques et non strictement littéraires: celle des «ralliés», représentée par Gide et la mouvance Nrf; celle des «extrémistes» (surréalistes) et des «radicaux» (identifiés aux écrivains du Front populaire); celle enfin issue de la Seconde Guerre, dans laquelle Sartre se range sans autre forme de procès.

Tout l'intérêt de cette partie de Qu'est-ce que la littérature? réside dans la manière dont Sartre applique à ce corpus préexistant les clés de lecture alléguées dans le chapitre II. Pour le dire vite, l'histoire de la littérature française, selon Sartre, peut être décrite comme le cheminement par lequel la littérature, d'abord opaque à elle-même, atteint progressivement à la pleine conscience d'elle-même et de ses fins dernières. Durant le Moyen Âge, la littérature se pratique entre pairs, les clercs, et à l'intérieur du complexe idéologique chrétien, avec lequel elle se confond intégralement puisqu'elle se présente comme un ressassement perpétuel dont l'unique objet est la contemplation du spirituel; durant cette période, la littérature représente selon Sartre la «liberté aliénée» et ne possède aucune conscience d'elle-même. Avec le xviiesiècle, se constitue un public spécifique: celui que l'âge classique appelle la «société» ou l'honnête homme et qui représente le groupe social dominant unifié par l'idéologie aristocratique; l'écrivain classique trouve sa place en se soumettant à la commande sociale de ce public unifié et ne se distingue pas substantiellement de lui: ses oeuvres reflètent les codes et valeurs de la société classique et notamment la psychologie fixiste par laquelle elle naturalise sa domination; l'écrivain classique a donc pour fonction de renvoyer à son public l'image qu'il se fait de lui-même, introduisant de la sorte une distance infime mais décisive, celle qu'éprouve le portraituré objectivé devant son portrait; la littérature est alors au stade de la «liberté réflexive». Avec le xviiiesiècle, la littérature passe à la contestation: le public de l'écrivain se clive en deux groupes antagonistes, l'aristocratie déclinante mais toujours au pouvoir, et la bourgeoisie émergente, en quête de libertés civiles; jouant de l'opposition entre ces deux groupes et se dégageant donc de cette double appartenance, le philosophe des Lumières se présente à la fois comme le liquidateur de l'idéologie aristocratique et comme le champion de la littérature, son combat pour la liberté d'expression (ou: pour l'autonomie de la littérature) s'accordant comme par miracle avec les revendications politiques de la bourgeoisie émergente; à ce moment, la littérature se fait contestation ou négation et découvre ce que Sartre appelle la «liberté critique abstraite». Le dernier stade de cette évolution est à venir et c'est celui que Sartre entend favoriser en se faisant le défenseur de l'engagement: en se rangeant aux côtés du prolétariat opprimé pour en relayer «les espoirs et les souffrances», l'écrivain révolutionnaire reprend à son compte la négativité critique antérieure en l'insérant dans le projet positif que représente l'avènement de la société sans classe. La littérature révolutionnaire ainsi envisagée serait «libérée et concrète», ou «liberté en acte»; elle serait désormais «totale» et elle aurait achevé de «prendre conscience d'elle-même»: elle serait devenue «la subjectivité d'une société en révolution permanente» (pp.162-163).

Ceci ne constitue bien sûr qu'un résumé schématique des analyses de Sartre, qui fait l'impasse sur tout ce qui en constitue la chair, notations fines ou intuitions qui en constituent peut-être tout l'intérêt. Ainsi présenté, il permet cependant de faire apparaître le caractère extraordinairement téléologique de la construction sartrienne, tout entière tendue vers la prophétie d'un «Grand soir» de la littérature, au caractère d'ailleurs profondément problématique, ainsi que Denis Hollier l'a mis en évidence[vii]. À l'évidence, Sartre s'applique ici à soumettre l'histoire de la littérature à un schéma rigoureusement hégéliano-marxiste. L'histoire littéraire revisitée par Sartre s'apparente ainsi à une manière de «Phénoménologie de l'esprit des lettres», laquelle raconterait les aventures dialectiques de la littérature qui par étapes, et de négations en dépassements, en arriverait à découvrir et réaliser son essence plénière, la fin de l'histoire de la littérature étant alors atteinte.

Pourtant, en décrivant ce placide cheminement dialectique, Sartre rencontre un écueil de taille, qui met en péril l'ensemble de sa construction: le xixesiècle, et en particulier sa seconde moitié - on sait qu'il n'est pas question du romantisme dans Qu'est-ce que la littérature? Sartre se heurte ici à ce que l'on peut appeler la Seconde Modernité, car elle résiste au schéma dialectique qu'il a adopté; et cette résistance est d'autant plus gênante qu'elle concerne un état du littéraire, ou un régime de littérarité, qui est celui à l'intérieur duquel Sartre évolue et contre lequel, d'une certaine manière, il écrit. Preuve de son malaise, Sartre ne parvient d'abord à caractériser le phénomène que par un jugement moral: «le xixesiècle a été pour l'écrivain le temps de la faute et de la déchéance» (p.151). De quoi s'agit-il au juste? Partant de la césure que représente la révolution manquée de 1848, Sartre constate que le triomphe politique de la bourgeoisie laisse l'écrivain désemparé: d'un côté, il refuse de se laisser instrumentaliser par la bourgeoisie désormais au pouvoir, au nom d'une autonomie de la littérature découverte au siècle précédent; mais en même temps, craignant le déclassement par le bas, il refuse la «loi dialectique de l'histoire» qui aurait dû le conduire à se ranger du côté de la nouvelle classe opprimée, le prolétariat: le refus de servir l'idéologie dominante se renverse ainsi en l'affirmation d'une pure gratuité assimilée au refus absolu de servir. Du coup, l'écrivain choisit de n'avoir pas de public: il écrit a priori contre tous ses lecteurs, et ne s'adresse qu'à ses pairs. Se reconstitue ainsi une cléricature comparable à celle du Moyen Âge; «s'épuisant à affirmer son autonomie que personne ne lui conteste» (p.128), la littérature devient à elle même son propre objet et s'absorbe dans la contemplation de son être de langage: le purisme esthétique comme doctrine, le style comme moyen d'unifier esthétiquement le divers, la gratuité parasitaire (ou le potlach) comme idéologie, tous ces traits convergent pour manifester que la littérature moderne s'est conçue comme arrachement à l'histoire et rupture d'avec la société; anticipant sur les analyses de Paul Bénichou, son quasi contemporain, Sartre souligne que, dans une société dominée par l'utilitarisme et le matérialisme, la littérature se pense sous les espèces du sacré et l'écrivain se conçoit comme un agent du spirituel.

À la différence du Moyen Âge, la position de l'écrivain moderne est cependant celle d'une contestation ou d'un refus: pour lui, le spirituel équivaut au Néant, et la littérature se conçoit alors comme «pure négativité», «négation pure et hypostasiée». En d'autres termes, sa fonction est de se livrer à la destruction symbolique des biens dont la société bourgeoise organise la production. De Flaubert à Mallarmé, la littérature moderne serait donc destruction symbolique du monde, anéantissement du réel par le style. L'étape suivante, accomplie pour Sartre par les surréalistes, consistera en la destruction du langage par lui-même, et en l'anéantissement de la littérature: «La littérature comme négation absolue devient l'Anti-littérature; jamais elle n'a été plus littéraire: la boucle est bouclée.» (p.138)

Cette dernière phrase dit bien toute la difficulté de Sartre à s'extraire du piège dialectique dans lequel il s'est enfermé, car la Modernité, en s'identifiant à la négativité pure, arrête le mouvement historique que Sartre voulait voir à l'oeuvre dans l'évolution de la littérature. Pensée à partir de ses propres instruments conceptuels, la Modernité n'est pas susceptible de relève ou de dépassement: si sa «fine pointe» est le Néant, alors elle est fin de l'histoire de la littérature, au sens où elle est refus de l'histoire, négation de l'historicité de la chose littéraire, suspension indéfinie du mouvement.

Comment ne pas voir que, sur ce point, la description de Sartre, le marquage négatif en plus, rejoint très exactement les analyses que Bataille et Blanchot sont occupés à produire de la littérature comme «négativité sans emploi», «écriture désoeuvrée», «droit à la mort», «ressassement éternel»[viii], etc.? Or, comme on le sait, Bataille et Blanchot ont été puissamment influencés par la lecture kojévienne de la dialectique du Maître et de l'Esclave et en ont formé une interprétation hétérodoxe visant précisément à en nier le caractère dialectique, pour opposer frontalement et sans relève possible les positions du Maître et de l'Esclave. Pour le Bataille politique des années 1930, il s'agissait de produire une «dialectique décapitée» qui ne dépasserait pas le stade de la souveraineté conquise par le Maître dans son affrontement avec la mort: dans un monde dépourvu de transcendance divine, la souveraineté ne s'acquiert que dans le sacrifice et la néantisation: par nature, cette position est ultime et n'est pas dialectisable. Au lendemain de la Seconde Guerre, Bataille, suivi par Blanchot, va vider cette interprétation de la Phénoménologie de l'esprit de son contenu politique pour la reporter sur la littérature, seul lieu désormais pour lui où puisse s'effectuer cette expérience négative du sacré et de la souveraineté. Quand Blanchot associe, dans La Part du feu, «La littérature et le droit à la mort», il fait de la littérature l'espace de cette expérience, à la fois souveraine et impossible, et toujours à recommencer, qui fait de la littérature un espace qui échappe au mouvement dialectique de l'histoire; pour lui, le propre des grandes oeuvres tient à l'ambition inatteignable qui les fonde: être à chaque fois toute la littérature, c'est-à-dire la résumer et l'achever dans le même geste d'auto-négation; en d'autres termes, pour Blanchot, l'oeuvre moderne est celle qui institue la littérature, au sens où cette oeuvre serait la condition de possibilité de toutes les oeuvres qui l'ont précédées et qui la suivront. On mesure de la sorte combien l'histoire de la littérature qui s'esquisse alors est, en son principe, profondément anti-historique; elle se constitue en fait en un panthéon, dont la composition est bien connue: Sade, Hölderlin, Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Kafka (on notera avec intérêt les auteurs absents du discours sartrien). Ce panthéon, qui s'est élaboré des surréaliste à Blanchot, est celui qu'élira l'avant-garde philosophique et littéraire des années 1960 à 1980.

Il ne me paraît pas outré de poser que c'est contre cette vision de la littérature et au coeur d'un conflit philosophique majeur quant à l'usage de la dialectique hégélienne que s'est écrit Qu'est-ce que la littérature?, essai qui s'en prend ouvertement au surréalisme et à Bataille, mais qui, en son fond, est avant tout anti-blanchottien[ix]. Essai conjuratoire aussi, en ce qu'il est peut-être une tentative désespérée de s'élever contre le nouveau panthéon qui est alors en voie de constitution. De ce point de vue, l'analyse que Sartre fait de la Modernité est évidemment pour lui problématique, puisqu'elle en vient à reconnaître pour la littérature un régime d'existence séparé, qui la soustrait aux contingences du social et de la politique comme elle la détache de l'histoire; les clés de lecture forgées par Sartre révèlent ici leurs limites, puisqu'elles ne lui permettent pas de sortir du cercle «désenchanté» de la Modernité. À ce stade, la question qui se pose à Sartre pourrait être formulée comme suit: comment relancer la machine dialectique de l'histoire littéraire, ou comment re-historiciser la Modernité pour programmer son dépassement? Dans la lecture à rebours que nous avons faite de Qu'est-ce que la littérature?, c'est le moment d'en revenir au premier chapitre, et à la distinction fameuse qu'il propose entre prose et poésie.

Pour Sartre, on le sait, poésie et prose constituent deux «structures complexes, impures mais bien délimitées» (p.44) qui tiennent en fait à deux manières distinctes de mobiliser les ressources du langage. Le poète est celui qui «refuse d'utiliser le langage» (p.18), qui «considère les mots comme des choses et non comme des signes» (p.19). En d'autres termes, l'attitude poétique consiste à voir le langage comme une structure extérieure du monde, qu'on rencontre d'abord comme un obstacle ou une barrière. Il en résulte que le poète considère le langage en se plaçant en dehors de la condition humaine, du côté de Dieu, et que les mots sont là pour lui renvoyer sa propre image. Il ne s'agit donc pas ici de communiquer: la poésie est pour Sartre le langage à l'envers et le poète celui qui, prenant acte des ratés de la communication prosaïque, s'absorbe dans la «suggestion de l'incommunicable» (p.43). Bien plus, Sartre ajoute que dans une société fortement laïcisée, la poésie assure une fonction de «récupération de l'échec», autrefois assumée par la religion; ce qui revient à dire qu'elle entretient un rapport avec le sacré. La prose, au contraire, représente le langage à l'endroit: elle est instrumentale, elle est le lieu de la signification et de la communication. Pour le prosateur, qui vise la réussite de l'échange, les mots ne sont pas ces objets obscurs que le poète manipule: ils sont des signes dont il s'agit de savoir «s'ils indiquent correctement une certaine chose du monde ou une certaine notion» (p.25). De la sorte, le prosateur est un profane, «en situation dans le langage». Donc, «la parole est un certain moment de l'action», une entreprise qui postule que soit intervenue une décision extérieure au langage et qui en détermine l'usage.

La première remarque que l'on pourrait faire ici consistera à noter que la description interne que Sartre donne de l'expérience poétique et celle, historique, qu'il propose de la Modernité littéraire, sont homologues, au sens où leurs structures respectives sont parfaitement superposables. Le refus de servir des mots renvoie à la gratuité pure considérée comme résistance absolue à l'utilitarisme; l'intransitivité du langage poétique répond au refus de l'échange avec le public; dans les deux cas, on retrouve la même fascination pour les formes absolutisées de la négativité, figurées par l'échec, la mort, le néant ou l'impossible; expérience poétique et modernité choisissent l'une et l'autre de se placer en dehors de la condition humaine ou de l'histoire, en adoptant une posture qui renvoie symboliquement à la position divine. De ce point de vue, tout l'art de Sartre dans la suite sera du suggérer, sans la démontrer, la liaison nécessaire entre poésie et modernité. Par exemple, reprenant à son compte la notion de Terreur littéraire forgée par Paulhan, Sartre en fait l'une des postures possibles de l'écrivain moderne et l'analyse comme

un dégoût si profond du signe en tant que tel qu'il conduit à préférer en tout cas la chose signifiée au mot, l'acte à la parole, le mot envisagé comme objet au mot-signification, c'est-à-dire, au fond, la poésie à la prose, [...]. (p.157)

Plus loin, il distingue les écrivains «ralliés» (la génération gidienne) des écrivains radicaux précurseurs de l'engagement en marquant la différence de leur rapport à la poésie: «tandis que les radicaux la banissent, pour autant dire, de la littérature, les ralliés en imprègnent leurs romans.» (p.208)

Cette équivalence entre Modernité et poésie posée, il va s'agir pour Sartre de soustraire la littérature à l'emprise du modèle poétique, en proclamant la fin de son règne historique. Au milieu d'une longue note de Qu'est-ce que la littérature?, il précise en effet «qu'il s'agit de la poésie contemporaine. L'histoire présente d'autres formes de poésie» (p.43). Peu aboutie dans Qu'est-ce que la littérature?, cette intuition sera développée dans des textes annexes. En particulier dans le travail inachevé sur Mallarmé que Sartre entame en 1948. Sartre y établi un lien organique entre poésie et transcendance divine, cette dernière jouant en quelque manière comme garantie et caution du verbe poétique (on retrouve donc ici l'idée que le poète est celui qui contemple le monde en se plaçant du côté de l'instance divine). Or, le xixesiècle est le siècle de la mort de Dieu, qui prive donc la poésie de sa justification ou de son alibi. Le poète de la modernité est donc celui qui ne cesse de se référer à la place vide de Dieu, à cette transcendance négative qui est la seule avec laquelle il peut désormais composer. Du coup, toute l'histoire de la poésie moderne est celle d'une longue agonie, qui trouvera sa conclusion en Mallarmé, dont le génie aura consisté à accomplir ce destin poétique scellé depuis le début du siècle. Littéralement, pour Sartre, Mallarmé est le dernier des poètes, au sens où il n'y a plus de poésie possible après lui, si ce n'est sous la forme de la répétition imparfaite ou de ressassement:

On dirait que la poésie négative du Second empire a choisi cet extrémiste pour accomplir en lui son solennel suicide. (p.83)

Comme Blanchot, Sartre fait donc de Mallarmé un emblème de la Modernité, mais il renverse la perspective: l'importance de Mallarmé ne se mesure pas au geste instituant qu'il pose (ce serait la position blanchotienne), mais au caractère conclusif de son intervention poétique: en lui s'achève le règne historique de la poésie, ouvrant dès lors la possibilité d'un autre usage de la littérature.

La question devient donc de savoir ce qui va prendre le relais de la poésie. C'est là, évidemment, qu'on peut se demander si l'opposition poésie-prose ne recouvre pas, en fait, une opposition poésie-roman. La preuve en est que Qu'est-ce que la littérature? s'attarde longuement, et à plusieurs reprises, sur les questions de techniques romanesques, le roman étant d'ailleurs pour Sartre la seule modalité de la prose littéraire qu'il envisage systématiquement. En cela, Sartre serait assez fidèle à la leçon de la Nrf qui, on le sait, fut en partie créée par Gide et Rivière autour d'un programme d'investissement dans le genre romanesque, leur conviction commune étant que la poésie symboliste représentait une sorte d'aboutissement qui n'était plus susceptible de dépassement. Cette position assurera dans une large mesure le triomphe du roman qui caractérise la littérature du xxe siècle, le surréalisme représentant finalement la dernière école à avoir défendu les privilèges de la poésie contre l'hégémonie grandissante du roman. En cela, l'opposition acharnée de Sartre au surréalisme et sa préférence pour la prose au détriment de la poésie ne font qu'un: il s'agit de faire du roman le genre central du littéraire et le lieu naturel de l'engagement, bref de lui confier le rôle historique que la poésie a pu remplir à d'autres époques ou en d'autres lieux.

Pour ce faire, Sartre, qui se place ainsi dans la continuité de la Nrf, se heurte cependant la vision que Rivière et consorts avaient des développements du genre romanesque. Pour les fondateurs de la Nrf, il était en effet évident que, si le roman était destiné à prendre la relais de la poésie, il ne le ferait qu'en se poétisant, c'est-à-dire, au fond, en adoptant le modèle esthétique instauré par la modernité poétique du xixe siècle. Or, il est patent que, dans Qu'est-ce que la littérature?, Sartre répugne à ce mélange des genres, dénonçant «la contamination d'une certaine prose par la poésie» (p.31), «la confusion des genres et la méconnaissance de l'essence romanesque» (p.208). Ce qui est donc ici en jeu, c'est le développement du genre romanesque et le mode sur lequel il est susceptible de se réaliser; en refusant le «mélange des genres», c'est précisément cette évolution du genre romanesque, qu'on pourrait appeler la «tentation poétique» du roman, que Sartre entend conjurer: il plaide pour le prosaïsme, la transitivité de l'écriture et le rejet du souci formaliste. À la différence de la poésie, pour laquelle la cause est entendue, le roman de 1947 semble encore à Sartre susceptible de se constituer en une forme à la fois pleinement autonome et pourtant totalement responsable, ce qui est finalement la définition de l'engagement littéraire. Qu'est-ce que la littérature?, en ce sens, serait très largement orienté par la volonté de Sartre de peser sur l'évolution du genre romanesque en plaidant pour qu'il se développe en s'affranchissant du modèle de la modernité poétique hérité du xixesiècle.

On voit mieux de la sorte, comment s'est configurée l'histoire sartrienne de la littérature: construite sur la base d'un grand schème dialectique qui lui permettait de revisiter la périodisation traditionnelle de l'histoire littéraire dans le sens d'une histoire sociale du littéraire, elle ménageait, à l'intérieur de ce vaste mouvement, la place d'une possible histoire des genres faisant se succéder les règnes de la poésie puis du roman. En cela, on pourrait presque dire que Qu'est-ce que la littérature? passe insensiblement de Lanson à Brunetière, substituant à une histoire littéraire par périodes l'esquisse d'une histoire par «âges génériques». Ceci revient aussi à dire que Sartre se situait moins en décrochage par rapport aux formes scolaires ou savantes de l'histoire littéraire qu'il ne s'est opposé à l'histoire littéraire des créateurs, en particulier celle que Blanchot était alors occupé à mettre en place.

En cela la position sartrienne apparaît comme une tentative un peu désespérée de faire pièce à la grande entreprise de réévaluation des valeurs littéraires engagée par le surréalisme et poursuivie après-guerre par les tenants de la modernité la plus radicale. Plus classique dans sa forme comme dans ses présupposés, l'histoire littéraire sartrienne n'en était pas moins fragile et pourvue elle aussi d'une forme, paradoxale, de radicalité. En jouant en effet sur le double sens que peut revêtir l'idée de «fin de la littérature», Sartre se situait sur un terrain largement balisé par Blanchot. Celui-ci, en associant littérature et «droit à la mort», s'était attaché à définir un absolu littéraire capable d'arracher les oeuvres à la contingence et à l'histoire: dans le panthéon blanchottien, tous les auteurs peuvent en un certain sens prétendre au titre de «dernier écrivain», au sens où, chez chacun, s'institue et s'achève en même temps une aventure totale de la littérature où les successions, les filiations ou tout autre forme de la causalité historique perdent toute pertinence face à l'affrontement originaire et ultime de la littérature avec ses limites. Chez Sartre, au contraire, la mort de la littérature est envisagée comme sa disparition concrète ou, si l'on préfère, la fin de son existence sociale; en ce sens, ce que Sartre revendique peut-être, contre la doxa la plus éminemment littéraire, c'est le droit de faire mourir certaines formes de littérature (la poésie), pour que d'autres (la prose romanesque) puissent exister et s'épanouir. Mais le geste est plus ambivalent que véritablement sacrilège, puisqu'il revient à envisager pour la prose et la poésie deux régimes ontologiques séparés: la première serait vouée, à ses risques et périls, à prendre place dans le temps dialectique de l'histoire, tandis que la seconde, accomplissant sans fin son «solennel suicide», subsisterait, intacte et inutile, dans le temps immobile de la répétition et de la disparition. Ce faisant, Sartre a peut-être désigné malgré lui sa propre place dans l'histoire de la littérature: il a en quelque sorte entériné par avance le clivage (entre transitivité et intransitivité, écrivants et écrivains, etc.) dont les héritiers de Blanchot allaient ensuite se servir pour le situer dans l'espace littéraire: le morne empire de la prose utilitaire.



[i] Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, «Folio essais», 1985 (dans la suite, c'est à cette édition que renverra la pagination). L'essai est paru en livraisons dans Les Temps Modernes, de février à juillet 1947 (n°17 à 22). Dans Situations, II, il est précédé de «Présentation des Temps Modernes» et de «La nationalisation de la littérature», deux articles-manifestes de la littérature engagée.

[ii] Pour faire bonne mesure, on soulignera cependant que Sartre, dans la suite, ne cessera de revenir sur certaines de ses positions (sur la poésie et plus généralement sur la littérature de la seconde moitié du xixe siècle) pour les nuancer et les dialectiser plus finement. De ce point de vue, le tome III de L'Idiot de la famille, qui ferme le parcours critique de l'auteur, représente incontestablement un aboutissement.

[iii] Voir Jean-Paul Sartre, «Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage» (1943), repris dans Situations, I (1947), Paris, Gallimard, «Folio essais», 1993.

[iv] Aussi elliptique qu'elle soit, cette allusion au «critique» est une référence claire à la posture adoptée par Blanchot dans: «La Lecture de Kafka», L'Arche, n°11, novembre 1945, pp.107-116 (Repris dans La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, pp.9-19).

[v] Sur ce point précis, l'article de Blanchot «La littérature et le droit à la mort», qui conclut La Part du feu, constitue, dans ses premières pages, une réponse directe à Sartre.

[vi] Dans le texte, Sartre ne parle pas de littérature, mais d'«art de la prose»: la distinction est de taille, et l'on y reviendra dans la seconde partie de notre propos.

[vii] Denis Hollier, Les Dépossédés. Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre, Paris, Minuit, «Critique», 1993.

[viii] Voir Jean-Michel Besnier, La Politique de l'impossible. Les intellectuels entre révolte et engagement, Paris, La Découverte, 1988.

[ix] On rappelera que la critique littéraire de Blanchot s'élabore d'abord pendant l'occupation, dans Le Journal des débats et dans une proximité très grande avec les analyses de Paulhan sur la Terreur littéraire, dont Sartre fait aussi usage dans son essai. Ajoutons ensuite que le même Paulhan introduira Blanchot dans le Comité de rédaction des Temps Modernes, où il publiera au moins trois articles de critique entre 1945 et 1947. Sartre connaissait donc parfaitement les positions blanchottienne.



Benoît Denis

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Octobre 2006 à 15h25.