Atelier



Séminaire Modernités antiques. La littérature occidentale (1910-1950) et les mythes gréco-romains.
Séance du 18 janvier 2008 (Autour d'Homère).

Le rideau déchiré de l'épopée dans Naissance de l'Odyssée de Jean Giono, par Sylvie Ballestra-Puech (Université de Nice-Sophia Antipolis).




Le rideau déchiré de l'épopée dans Naissance de l'Odyssée de Jean Giono

Longtemps négligé par la critique, le premier roman achevé de Jean Giono, Naissance de l'Odyssée, suscite depuis quelques années un net regain d'intérêt, souvent dans le sillage de l'évocation que Gérard Genette en a faite dans Palimpsestes. Celui-ci le présente comme un exemple de «dévalorisation, et plus précisément de réfutation»[i] de l'hypotexte par l'hypertexte mais termine l'analyse qu'il lui consacre par le constat que «nous sommes déjà dans le mouvement complexe de la transvalorisation, au sens fort du terme»[ii]. On retrouve un mouvement analogue dans l'étude plus récente d'Agnès Landes qui conclut que «la destruction du mythe épique s'ouvre aussitôt sur la création d'un mythe nouveau: la glorification de la littérature comme beau mensonge, supérieur à la décevante réalité, et, finalement salvateur»[iii]. Les valeurs épiques étaient bien la cible de l'ironie de Giono dans son projet initial, sans doute influencé par la lecture du Protée de Claudel que son auteur considérait comme «une énorme bouffonnerie», une «véritable pitrerie de cirque»[iv] mais on verra que la lecture de Victor Bérard a donné une nouvelle orientation et une plus grande ampleur à ce projet. Comme l'a souligné le critique polonais Jarosz Krystof[v], Naissance de l'Odyssée inaugure la pratique de la «poétique immanente» propre à Giono, c'est-à-dire de la théorisation dans et par la fiction. Je voudrais montrer que dans ce premier roman achevé la réflexion esthétique de l'écrivain aborde la question de la fiction dans le cadre d'une réflexion plus générale sur l'illusion comme inhérente à l'humain. Cette vision doit beaucoup à la réception occidentale de la tradition védique à laquelle le roman de Giono fait explicitement allusion.


I. Un «jeu littéraire»

Les critiques dont Naissance de l'Odyssée a fait l'objet de la part de ses premiers lecteurs permettent de cerner a contrario son originalité. Le roman est refusé par Grasset au motif que «l'ensemble — du fait même du sujet choisi — sent un peu trop le jeu littéraire», ce qui ne permet pas «de présenter au public ce volume avec grandes chances de succès»[vi]. Ce n'est qu'après le succès de Colline et d'Un de Baumugnes que Giono peut éditer son premier roman, aux éditions Kra, en 1930. La préface qu'il rédige à cette occasion montre quel a été l'impact du refus de Grasset dont on entend l'écho dans la première phrase: «Il ne faut considérer ce livre que comme un jeu littéraire; un essai, en laissant à ce mot son sens expérience». Giono se montre d'une grande sévérité envers son texte: «il est gauche et maladroit, à la fois dans son style et dans sa construction» mais n'en révèle pas moins le lien affectif très fort qui l'unit à cette œuvre. Il conclut en renouvelant le motif bien connu du livre enfant: «c'est la première chose qui est sortie de moi. Il est comme un enfant paralysé des jambes et tout contourné, et qui est là, sur son petit matelas, dans l'ombre de la treille; alors pourquoi ne pas mener l'hôte devant lui, et dire: “Celui-là aussi il est de la famille.”»[vii]. Près de quarante ans plus tard, dans un entretien avec Pierre Citron, l'image de la béquille, rappelle celle de l'enfant paralysé: «Ce qu'il me fallait au départ, c'était une sorte de béquille. Je savais bien que j'étais trop faible pour parcourir la marche tout seul[…]»[viii]. Mais dans la préface de 1930, l'image finale ne peut être dissociée de l'évocation personnelle qui succède, de manière plutôt surprenante, à la mention du jeu littéraire : «Vers l'époque 1920 je n'avais qu'une bible, revenue blessée à mort de la guerre, et l'Odyssée. C'est cette odyssée bleue et verte, toute mouillée des bavures de l'eau que j'allais lire en colline pour me calmer le cœur». On ne saurait mieux dire que l'«enfant paralysé des jambes et tout contourné» doit à la guerre ses prétendues infirmités et que si l'on veut considérer ce texte comme un jeu, il ne faut pas oublier la fonction vitale que Winnicott et d'autres après lui ont reconnue au jeu.Si la bible n'a pas survécu à la guerre, l'Odyssée possède, elle, une vertu thérapeutique que Giono explicite lorsque Pierre Citron lui demande «“naïvement”si l'Iliade n'aurait pas aussi bien fait l'affaire»: «J'ai préféré l'Odyssée parce que l'aventure était beaucoup plus bleue, si je peux dire. Et en réalité c'était bien mon idée de dire bleue, parce que c'était une aventure. L'Iliade, c'était le feu et le sang, c'était rouge, tandis que là, c'était bleu, c'était vert, c'était dans les grands vents, c'était le vent, c'était l'effet des espaces, et pour moi c'était très important, parce que j'étais enfermé dans une banque où je travaillais toute la journée, et par conséquent, j'avais besoin d'espace; j'avais besoin de cet espace spirituel que je trouvais dans L'Odyssée, que je n'aurais pas trouvé dans L'Iliade»[ix]. Le bleu et le vert étaient déjà les couleurs de l'Odyssée dans la préface de 1930. Celle écrite pour la réédition de 1960 s'ouvre sur la phrase: «Ce livre a été écrit dans un souterrain» et développe le contraste entre la claustration quotidienne imposé par le travail dans le sous-sol d'une banque marseillaise et la vue sur la mer que lui offraient ses promenades dominicales: «J'avais à mes pieds les petits ports de pêcheurs d'où jamais aucun pêcheur ne part. Il me suffisait de tourner la tête pour regarder au large… quelques îles pouvaient être imaginées en me servant du Château-d'If, de Pomègue et de l'île Maire. Le vent, pour être grec, n'avait qu'à être baptisé Notos. La colline qui me servait à la fois d'assiette et de piédestal avait la blancheur tragique et le parfum des terres que foulent les dieux»[x]. Le prologue du roman a, de fait, une indéniable couleur marseillaise, avec son «caboulot du port». Giono ne pouvait ignorer d'ailleurs les origines grecques de la ville ni l'existence de Pythéas, le navigateur massaliote qui, au IVe siècle avant J.-C., semble être allé jusqu'en Islande.


II. Dans le sillage de Victor Bérard

La préface de 1960 comme celle de l'édition originale révèlent chez Giono ce que Christine Montalbetti a nommé le «complexe de Victor Bérard» qu'elle définit ainsi: «le voyageur, traversant des espaces réels, croit reconnaître des lieux de passage des héros de la fiction»[xi]. De fait, la lecture de la correspondance de Giono avec Lucien Jacques montre l'importance du rôle qu'a joué Victor Bérard dans la genèse de Naissance de l'Odyssée et la fécondité littéraire d'une approche qui n'a rien de pathologique comme l'a récemment rappelé Sophie Rabau[xii]. Giono achète, malgré leur prix exorbitant pour lui, comme le souligne Pierre Citron, les trois volumes de traduction de l'Odyssée et les trois volumes d'introduction[xiii] et la fascination qu'il éprouve pour l'ensemble le conduit à délaisser tous ses autres travaux en cours au profit du seul Ulysse. Victor Bérard postule l'existence de trois «pièces ou poèmes dramatiques primitivement indépendants et faits pour une récitation séparée». Selon John Westlie[xiv], le lecteur de Naissance de l'Odyssée assiste à la genèse de deux d'entre eux, Les Récits chez Alkinoos et La Vengeance d'Ulysse. On ne saurait trop souligner que Giono ne présente pas l'Odyssée comme le mensonge du seul Ulysse mais comme une création collective indissolublement liée à la transmission orale. Le personnage d'Archias qui, «depuis le coup de matraque qui l'avait étendu devant la porte Scée […] avait le triste privilège de voir les dieux» (4) en est, comme son nom l'indique, le véritable commencement:

[…] Archias, par ses folles paroles, l'avait ensemencé de fleurs merveilleuses que son imagination de menteur embellissait encore.
Plaisir des vesprées quand l'ombre est douce et le temps long, Archias faisait sourdre le monde fantastique qui vit derrière l'air brillant.
Calypso! Cette seule image jaillie de la cervelle ébréchée avait énamouré Ulysse pour de longs jours. (17)

Le mensonge d'Ulysse naît explicitement de la rencontre entre une phrase du guitariste aveugle, l'aède que le lecteur est invité à considérer comme une figure d'Homère, et l'inspiration venue d'Archias:

Soudain, il remâcha la phrase passée: «Il y a quelque chose de divin, à tout prendre…» Archias passa devant ses yeux brouillés, conduisant l'échevelée procession des dieux et il sentit comme une source fraîche crever en lui. (30)

Les images d'Archias, transmises par les paroles d'Ulysse, donnent à leur tour naissance à d'autres images chez le guitariste: «Les paroles d'Ulysse faisaient lever en lui une nuée d'images neuves.» (36). C'est ce pouvoir que possède la parole de donner naissance à l'image que Giono entend surtout illustrer dans Naissance de l'Odyssée comme en témoigne l'introduction qu'il avait rédigée vers 1923 pour un texte intitulé «Trois images pour illustrer l'Odyssée» qui se serait inscrit dans la lignée d'«images» antérieurement publiées dans la revue La Criée[xv]. Cette introduction met en scène un «démon familier» qui, après avoir longtemps habité la bibliothèque de l'écrivain, s'apprête à le quitter et lui offre en cadeau d'adieu une loupe magique:

Tu as des livres à images qui t'ont coûté beaucoup d'argent. Crois-moi, tous les livres sont à images, même ceux qui n'ont pas inspiré l'illustrateur, même ceux qui n'ont pas inspiré leur propre auteur. Il y a des images qui naîtront un jour par pur hasard dans ta tête où sera tombé un mot, des images que celui qui écrivit le mot ne soupçonna pas, et des images que tu ne verras qu'une seule fois, dût-il, ce mot qui les vit naître, tomber dans ta tête autant de fois que les pierres jetées sur l'échine de la femme adultère. Or ce sont des sources de joie et avant de m'en aller peut-être pour toujours d'à côté de toi je vais t'en faire voir quelques unes au gré des textes. Lorsque je ne serai plus là tu te donneras la féerie à toi seul.» Il vint s'asseoir sur mon poing gauche et, élevant le verre taillé il me montra Trois images pour illustrer l'Odyssée.[xvi]

Dans Naissance de l'Odyssée, les images d'Archias sont le point de départ de cet engendrement successif des mots par les images et des images par les mots, phénomène susceptible de se répéter indéfiniment au gré des rencontres humaines. Le chant de l'aède, intitulé «Ulysse ou le beau périple», titre qui semble faire écho à la théorie de Bérard[xvii], charme les invités de Criton et suscite des émules parmi «tous les poétaillons» de Mégalopolis (51). Au terme de la première partie Ulysse voit ainsi les paroles volées à Archias lui échapper et son mensonge le dépouiller de son identité:

Certes, il n'était pas un trop mauvais garçon, mais il avait menti, menti d'affilée, comme on respire, comme on boit quand on a soif, tant et tant qu'il ne connaissait plus le vrai du faux, qu'il n'y avait plus de vrai dans sa vie, son imagination cristallisant sur chaque brin de vérité une carapace scintillante de mensonges. Il ne songeait plus à réagir. Les figures de cet extraordinaire périple: «les forêts d'algues apparues dans le creux de la houle; les bras chargés de pins que les ports tendent vers la mer; les vastes cieux où l'orage coule comme la lie d'un vin terrible», il les sentait toutes entrées en lui, entassées dans l'enclos de sa peau, la boursouflant de formes nouvelles.
Ulysse! Ce ne serait plus désormais ce nez de goupil, ces minces lèvres, ces yeux que l'habitude du rêve mensonger creusait de regards insondables, mais un hétéroclite amalgame de géants, de déesses charnelles, d'océans battant le dentelle d'îles perdues (53)

Cette réflexion intervient au moment où Ulysse quitte la demeure de Contolavès dont le généreux accueil est comparable à celui d'Alcinoos chez Homère. Giono a donc dédoublé l'épisode des Phéaciens: c'est dans l'auberge qu'Ulysse raconte ses prétendues aventures mais c'est aux côtés de Contolavès que le chant de l'aède lui en renvoie l'écho. Indispensable pour substituer une création collective à un récit individuel, ce changement met surtout en lumière l'originalité de l'entreprise de Giono: il s'agit à la fois d'évoquer la genèse de son hypotexte, en tenant compte de l'état contemporain de la question homérique, et de transformer cet hypotexte pour en faire le cadre narratif de sa genèse.

En ce qui concerne «La Vengeance d'Ulysse», le roman de Giono en fait le produit des rumeurs qui s'emparent d'Ithaque après la mort, en fait accidentelle, d'Antinoos, et le suicide de Kalidassa. Giono introduit donc entre ces deux parties de l'Odyssée, qui, selon Bérard, dérivent de deux poèmes distincts, un lien qui n'est plus seulement d'ordre chronologique mais aussi d'ordre causal: c'est pour avoir entendu le récit des voyages d'Ulysse que les habitants d'Ithaque ne peuvent leur imaginer qu'une suite à leur mesure. Au lecteur d'interpréter le passage du singulier au collectif — de la mort d'Antinoos au massacre des prétendants, de la pendaison de Kalidassa à celle de toutes les servantes — comme une illustration parmi d'autres du phénomène bien connu de l'amplification épique. Comme le remarque très justement John Westlie, «à la fin de Naissance de l'Odyssée, l'Odyssée n'est pas encore née. Deux histoires se propagent séparément. Ithaque bourdonne du bruit du retour d'Ulysse (un bruit qui deviendra La Vengeance d'Ulysse tandis que les aventures d'Ulysse (Les Récits chez Alkinoos) se répandent partout»[xviii].

Si l'on est donc bien en présence d'un «jeu littéraire», celui-ci est bien plus complexe que la simple pratique du travestissement burlesque, auquel Giono s'était d'abord livré avec jubilation mais qu'il a considérablement atténué lorsque la lecture de Victor Bérard a donné une nouvelle orientation à son projet. Naissance de l'Odyssée repose bien sur une «hypothèse poétique et vraisemblable» pour reprendre l'expression de Fernand Braudel[xix]. Elle est vraisemblable dans la mesure où elle naît d'une particularité de l'Odyssée remarquée de longue date: seul survivant de ses aventures, Ulysse en est nécessairement le seul garant. Or l'épithète attachée à Ulysse, polytropos, que Bérard rend très justement par «aux milles tours»[xx], implique la ruse mais aussi l'aptitude à jouer tous les rôles. C'est d'ailleurs à ce titre qu'il devient un modèle dans la réflexion antique sur le jeu de l'acteur.


III. L'hérésie contre le néo-classicisme

Lorsque Giono affirme «Par dessus la besace à mensonges il avait de tout temps porté la peur», il ne se livre pas exactement au rabaissement burlesque qui pourrait affecter un héros épique tel qu'Achille. Il se contente de privilégier certains traits effectivement livrés par la tradition antique: en cela, il s'agit plus d'une vision hérétique, dans l'acception étymologique du terme, que d'un simple travestissement burlesque. Ulysse excelle dans le mensonge, y compris avec sa propre femme, comme le montre l'Odyssée, et Ulysse a tout fait pour ne pas participer à la guerre de Troie, allant jusqu'à simuler la folie. Le long réquisitoire qu'Ovide fait prononcer à Ajax contre lui (Métamorphoses, XIII, v. 32-122) dégage comme traits dominants du personnage la lâcheté et la fourberie. Il est vrai que le point de vue est partial, comme l'est celui de Calypso dans les deux épigraphes du roman de Giono.

Celles-ci méritent de retenir l'attention dans la mesure où le poème choisi par Giono lui permet d'indiquer clairement à son lecteur dans quelle tradition il entend se situer. Le titre complet de ce poème de 1569, « Les paroles que dist Calypson, ou qu'elle devait dire, voyant partir Ulysse de son isle»[xxi], suggère qu'il s'agit pour le poète d'écrire dans les silences de l'Odyssée plus que dans ses marges comme on le dit souvent et plus précisément en l'occurrence, de décentrer la perspective. Mais pour cela, Ronsard, comme Giono après lui, n'invente rien: il se contente de puiser dans la riche tradition des lectures de l'Odyssée, lectures plurielles et contradictoires dès l'Antiquité, contrairement à ce que de prétendus défenseurs des «classiques» affirment. L'éreintement du roman de Giono auquel se livre Robert Brasillach dans l'Action française à l'occasion de la réédition de 1938 est très révélateur à cet égard:

C'est une belle aventure que celle d'Ulysse. Et puisque nous parlons des classiques, avouons qu'ils eussent été fort choqués que l'on pût supposer seulement une seconde Pénélope infidèle. Je ne crois pas que cela soit permis. À tout le moins, si l'on veut toucher à un personnage aussi illustre, convient-il de donner quelques raisons, ironiques ou humaines. La Pénélope de M. Giono ne nous en donne aucune. Jusqu'à nouvel ordre, je préfère celle d'Homère.

Ces lignes témoignent d'une méconnaissance de la littérature antique qui n'a d'égale que l'inattention au texte de Giono, texte dans lequel selon Brasillach «on s[e] perd, on n[e] comprend rien, on oublie qui est en scène, on s'embrouille»[xxii]. Non seulement le critique n'a effectivement rien compris au roman mais il n'a manifestement pas lu l'épigraphe de la deuxième partie qui prouvait, au moins, que Giono n'était pas le premier à imaginer une Pénélope infidèle. Mais Ronsard ne faisait déjà que reprendre une tradition très répandue dans l'Antiquité. Trois ans plus tôt, en 1556, il avait déjà proposé un portrait irrévérencieux de Pénélope dans l'élégie «A son livre» de Nouvelle continuation des amours où il faisait plus directement allusion à ses sources antiques:

Que dirons nous d'Ulysse ? encores qu'une trope
De jeunes poursuyvans aimassent Penelope,
Devorans tout son bien, si est-ce qu'il brusloit
D'embrasser son espouse, et jamais ne vouloit
Devenir immortel avec Circe la belle,
Pour ne revoir jamais Penelope, laquelle
Pleurant luy rescrivoit de son fascheux sejour,
Pendant qu'en son absence elle faisoit l'amour:
Si bien que le Dieu Pan de ses jeux print naissance,
(D'elle et de ses muguets la commune semence) [...][xxiii].

Hérodote (Enquête II, 145) avait rapporté la généalogie qui fait de Pan le fils de Pénélope et d'Hermès, filiation mentionnée aussi dans un fragment de Pindare. Au IVe siècle av. J. C. Douris de Samos, élève de Théophraste présente Pan comme le fils de Pénélope et de tous les prétendants[xxiv] en jouant sur l'homonymie entre le nom du dieu et l'adverbe grec signifiant «tout». S'agissant de Pénélope comme d'Ulysse, Giono n'invente donc rien mais choisit une interprétation hérétique qui va à l'encontre de la sacralisation du personnage que l'on observe chez Gabriel Audisio[xxv] en 1945 ou encore chez Alain Peyrefitte en 1948[xxvi] mais que Giono avait pu constater dans les deux strophes de Lucien Jacques, intitulées Hommage à Pénélope et publiées dans La Criée de février 1923[xxvii].

Pénélope est, chez Homère, la digne compagne d'Ulysse dans la mesure où elle partage avec lui la métis, cette intelligence rusée si prisée des Grecs. Il en va de même chez Giono avec cette différence capitale que la ruse et le mensonge s'insinuent plus fortement au sein d'un couple dont les retrouvailles sont celles de deux infidèles. Les passages du poème de Ronsard que Giono retient en épigraphes des deux parties soulignent leur symétrie: à la tromperie d'Ulysse répond le renom fallacieux de Pénélope. L'un et l'autre excellent dans l'art des apparences trompeuses. Ainsi la ruse de la toile qui, dans l'Odyssée, permet à Pénélope de repousser le plus longtemps possible le moment où elle devra choisir un des prétendants, cède la place, dans le roman de Giono, à une mise en scène destinée à tromper le seul Ulysse:

Comprends, Antinoüs, il faut dresser devant ses yeux une image, une image avec les choses qu'il sait déjà. Je ne peux pas plus me séparer de toi que de Kalidassa ou des autres, cela accrocherait les soupçons. Avec sa langue aiguë il irait chercher la vérité jusqu'au fond de moi. Il sait sans doute, Antinoüs, ce que les dieux ont dit de nous à son oreille, mais la parole des dieux est toujours embrouillée, et puis on aime mieux croire à son propre regard. Tu es l'ami de mon fils, tu viens à la ferme parler en voisin, prêter tes bras compatissants à la pauvre veuve qui ne peut dépendre la herse ou décider l'âne. Tu joues à la balle avec Kalidassa: c'est peut-être pour elle que tu viens. Moi, je mesure l'huile aux calens, je gronde pour les chaudrons non récurés, je fais la pauvrille économe et je reprends le tissage de cette grande toile qui encombre le grenier.
Ainsi, les prédictions divines et ce que nous aurons peint nous-mêmes comme étant la réalité se brouilleront au point qu'il ne saura plus suivre le fil de la vérité.» (73-74)

Pénélope est surtout une tisseuse de ruses[xxviii] mais Giono ne fait sur ce point que suivre l'Odyssée où Pénélope sait «enrouler les ruses en pelote»[xxix], métaphore d'autant plus significative qu'«en dehors de Pénélope, Homère n'associe jamais les métaphores textiles aux femmes»[xxx]. Dans le roman de Giono, le tissage est celui de l'illusion, à la fois comme tromperie et comme fiction, Lucien Jacques ayant d'emblée caractérisé le récit mensonger d'Ulysse comme «broderies surbrodées» et l'œuvre à venir de son ami comme «un lé de haute lisse»[xxxi]. C'est en cela que Naissance de l'Odyssée nous offre aussi une théorie du roman implicite.

IV. Sous le signe de Maya

On évoque souvent à propos de Naissance de l'Odyssée le «mentir-vrai» d'Aragon, élaboré beaucoup plus tardivement. La pertinence du rapprochement ne fait aucun doute si l'on considère le contraste entre l'adhésion immédiate qu'obtient le récit mensonger d'Ulysse[xxxii] et l'incrédulité que rencontre le récit véridique de Télémaque. Mais, comme on l'a vu, ce mensonge a pour origine les visions d'Archias, ce qui l'inscrit dans une problématique plus générale de l'illusion. Giono me paraît avoir revendiqué le choix de cette perspective en introduisant parmi les divinités grecques la figure védique de Maya, qu'il a rencontrée notamment dans les poèmes de Leconte de Lisle qu'il a lus en 1914. Maya est mentionnée dans chacune des deux parties du roman. Dans la première, c'est l'aède aveugle qui croit, au moment où il aperçoit sur les flots «le corps inerte d'une tartane», «à un jeu cruel de Maya» (29); dans la deuxième, c'est Pénélope qui, «croyant voir jaillir, de l'au-delà ténébreux, la main desséchée du mort», accuse: «Maya, cruelle Maya, ne t'ai-je pas donné deux pigeons déjà?» (58). Comme le note Pierre Citron, «Pénélope sacrifie à la déesse de l'illusion pour que lui soient épargnées les images trompeuses» (903). Leconte de Lisle avait évoqué «la divine Mâyâ, l'Illusion première» dans le long poème «Bhagavat»des Poèmes antiques[xxxiii] et lui avait consacré un poème dans les Poèmes tragiques:

Maya! Maya! Torrent des mobiles chimères,
Tu fais jaillir du cœur de l'homme universel
Les brèves voluptés et les haines amères,
Le monde obscur des sens et la splendeur du ciel;
Mais qu'est-ce que le cœur des hommes éphémères,
Ô Maya! Sinon toi, le mirage immortel?
Les siècles écoulés, les minutes prochaines,
S'abîment dans ton ombre, en un même moment,
Avec nos cris, nos pleurs et le sang de nos veines:
Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fin des apparences vaines.

La cruauté dont Giono fait l'attribut de Maya pourrait bien venir de ce poème, tout comme l'association répétée de Maya et de la mort. Mais cette vision tragique de l'illusion à laquelle l'homme ne saurait échapper coexiste chez Leconte de Lisle avec sa paradoxale sanctification:

Ainsi que le soleil, ami des hautes cimes,
Tu souris, Bhagavat, à ces âmes sublimes.
Toi-même, ô Dieu puissant, dispensateur des biens,
Dénouas de l'Esprit les suprêmes liens;
Et dans ton sein sans borne, océan de lumière,
Ils s'unirent tous trois à l'Essence première,
Le principe et la fin, erreur et vérité,
Abîme de néant et de réalité
Qu'enveloppe à jamais de sa flamme féconde
L'invisible Mâyâ, créatrice du monde,
Espoir et souvenir, le rêve et la raison,
L'unique, l'éternelle et sainte Illusion.[xxxiv]

L'illusion apparaît également sous un jour ambivalent dans le roman de Giono grâce au perspectivisme ironique qui le caractérise. L'illusion dont Antinoüs est la victime épargne à Ulysse le massacre des prétendants. Le mensonge dont il redoutait d'être châtié devient, sans qu'il l'ait voulu, une arme plus efficace que la violence. Le soutien d'Athéna, auquel il est fait allusion à plusieurs reprises, se confond avec celui de cette Métis dont elle est la fille selon Hésiode, mais une Métis que Zeus s'est incorporée avant qu'elle lui donne naissance comme le rappelle la fin du roman: «L'orgueil d'avoir reconquis tout cela gonfla la poitrine d'Ulysse. Il comprenait la beauté de son mensonge, né de sa cervelle, tout armé, pareil à Pallas née de Zeus!» (117). De fait, le pouvoir de la déesse est surtout celui de l'illusion selon Pénélope:

Mais, aussitôt, passait dans l'air tremblant la forme aérienne de cette astucieuse Pallas dont on ne sait jamais si les ruses sont ruses, tant elle a de malice à souffler le mensonge dans la peau vide des réalités. (78)

Le roman suggère que s'il n'est pas possible à l'homme d'échapper au règne de l'illusion, il peut du moins en jouer consciemment et, par la création artistique, en faire une source de plaisir.

«Le rêve cosmique», tel est le sous-titre d'un ouvrage consacré à la figure de Maya[xxxv]. Dans le roman de Giono, la dimension cosmique de l'illusion reçoit un autre nom, celui du dieu Pan. À l'auberge, Ulysse, en guise de préambule à son récit, oppose sa vision panique à celle de la religion établie. «Il y a derrière l'air du jour des forces étranges que nous connaissons mal» (31) affirme-t-il d'abord, s'attirant par là l'approbation de toute l'assistance paysanne. Puis il précise: «je veux vous montrer que les dieux ne sont pas sous les tuiles du Temple» (32). De fait, le lendemain, c'est un temple abandonné qu'il rencontre dans la colline où il s'est perdu mais il a le sentiment de s'être «égaré dans la colère de Pan» et au cours de la nuit suivante, ses rêves ressemblent singulièrement aux visions d'Archias. Dans la deuxième partie, c'est au tour d'Antinoüs d'entendre «autour de lui le sifflement du vol des dieux» alors qu'il est heurté par une hirondelle ou de sentir sa jambe retenue par «une poigne solide» qui se révèle n'être qu'une «longue liane de chiendent des marais». La nature, dans Naissance de l'Odyssée, est surtout l'écran sur lequel se projette l'angoisse des personnages. Pan y est le complice de Maya.

On peut en dire autant d'Éros, la troisième divinité qui préside dans le roman au destin des personnages. Celui-ci est significativement le premier dieu évoqué dans le roman, d'abord par le nom du caboulot du port, l'«Eros marin» puis bientôt comme la véritable cause du retard d'Ulysse: «L'enfant Eros court entre les jambes de celui qui veut marcher droit, l'entrave, et le couche dans les mauves» (5). Si Éros a longtemps retenu Ulysse loin d'Ithaque, c'est lui aussi qui le pousse à y retourner selon un processus qui illustre remarquablement la théorie du désir mimétique telle que l'a développée René Girard. C'est, en effet, le récit des «débordements de Pénélope» que lui fait Ménélas qui la rend de nouveau désirable pour Ulysse. Dans l'Odyssée Pénélope, figure de la bonne épouse, s'oppose, dans la bouche de l'ombre d'Agamemnon, à celle de Clytemnestre. Giono reprend l'association des deux figures mais dans une tout autre perspective:

Le souvenir du crime d'Argos, dont on chantait encore la complainte, le fit ensuite réfléchir. Par-dessus la besace à mensonges il avait de tout temps porté la peur. Il eut la brusque vision d'un Egisthe embusqué dans le couloir obscur. Il se vit lui-même égorgé comme un porc, sa vie épandue dans une touffe de sang fleuri. Il considéra sa Pénélope comme définitivement perdue. Elle prit au moment même toute la beauté du monde. (8)

Si le désir d'Ulysse pour Pénélope naît de l'illusion suscitée par les paroles de Ménélas, celui de Pénélope pour Ulysse, conformément au principe de symétrie qui régit l'ensemble du roman, naît, lui, de l'illusion à laquelle le récit d'Ulysse a donné naissance et que les aèdes ont propagée en l'enrichissant. C'est «l'amant des déesses» qui redevient désirable. La jalousie qu'Ulysse éprouve envers Antinoüs a pour pendant celle que Pénélope ressent à l'égard de Nausicaa. Pourquoi est-ce Nausicaa et non Calypso ou Circé qui provoque la jalousie de la reine d'Ithaque? Parce qu'elle est jeune, suggère le roman, comme est jeune Antinoüs. L'opposition entre la maturité d'Ulysse et de Pénélope et la jeunesse des prétendants était déjà présente chez Homère mais elle acquiert, dans le roman de Giono une dimension supplémentaire: au «monde enfantin» de l'épopée, pour reprendre les termes de Lukacs s'oppose l'univers romanesque comme univers de la maturité.


V.Maturité et «âge lyrique»

La deuxième partie de Naissance de l'Odyssée est, en effet, construite autour de l'opposition entre deux générations et cette opposition recoupe largement celle de l'épopée et du roman.

Giono a significativement supprimé ce qui, dans l'Odyssée, pouvait le plus rappeler l'Iliade, à savoir le massacre des prétendants. Celui-ci marque, chez Homère, la reconquête d'Ithaque par l'alliance du père et du fils. Dans Naissance de l'Odyssée, les retrouvailles d'Ulysse et de Télémaque sont placées sous le signe de l'incommunicabilité: le «Pas de bataille, pas de bataille» d'Ulysse déçoit irrémédiablement Télémaque (64). En substituant à ce massacre la mort du seul Antinoüs, qu'Ulysse n'a qu'indirectement provoquée, Giono épargne à son protagoniste une culpabilité qui lui valait, chez Homère, de devoir partir pour un nouveau voyage, terrestre cette fois. La couardise de l'Ulysse de Giono le disculpe au moins des fautes dont l'Ulysse d'Homère est accusé par Eupithès, le père d'Antinoos:

Contre les Achéens, mes amis, quels forfaits n'a pas commis cet homme!... Il est parti, nous emmenant sur ses vaisseaux une foule de braves: il a perdu ses gens, perdu ses vaisseaux creux!... Il revient, et voyez! il nous tue les meilleurs des chefs képhalléniotes.[xxxvi]

Mais pour avoir refusé la bataille, l'Ulysse de Giono semble voué à mourir sous les coups de son fils, comme le suggèrent les dernières lignes du roman. Contrairement à Ulysse, Télémaque semble bien du côté de l'épique, peut-être seulement parce qu'il est jeune, condition requise pour l'épique selon Alain:

[…] la vie épique c'est la vie vierge, et forte, et folle de soi, non pas la vie déchi­rée, et déjà transmise au suivant; l'épique c'est la richesse des futures foules, mais ramenée à soi; c'est un refus de mourir selon la loi de l'espèce. (...) Ce refus de mourir par l'âge et d'âge en âge, c'est bien l'épique. C'est un jeu avec la mort XE "mort" , un jeu courant; pour quoi il faut être jeune.[xxxvii]

C'est aussi et surtout dans la manière de raconter que s'opposent les deux hommes et cette opposition a donné lieu à des interprétations divergentes. Selon Jean Sarocchi, «Télémaque est le mauvais romancier, qui exploite, gauchement, sa vie réelle, Ulysse le romancier roué qui exploite ses vies possibles»[xxxviii]. En revanche, Jean-Yves Laurichesse voit dans le récit véridique de Télémaque une préfiguration des Chroniques de Giono et oppose le père et le fils comme les deux figures du romancier que Marthe Robert définit à partir du texte freudien: Ulysse serait l'Enfant trouvé «créant à l'écart du monde et contre le monde un peuple de chimères sans proportion avec l'expérience» tandis que Télémaque annoncerait le Bâtard réaliste qui «reconnaît le monde comme extérieur à sa propre personne». Une telle lecture a contre elle non seulement le jugement esthétique du narrateur mais aussi les implications de la figure de Maya que vient précisément rappeler l'apologue de Kallimaquès sur l'impossibilité d'échapper à l'illusion:

La vérité, la vérité, vous avez toujours ce mot-là à la bouche! Sais-tu seulement ce qu'elle est? T'es-tu rendu compte que ton regard intérieur vole vers elle par bonds maladroits, comme la pierre qui ricoche sur la pellicule fragile de l'étang? Écoute: La vérité est supposons ce saule sur l'autre bord de la mare. Regarde! Je lance ce galet plat. Je fais avec ce galet l'investigation du côté de la vérité, ce saule. Vois: le galet bondit sur l'eau molle, bondit en bonds de plus en plus courts, puis, manquant de force, il s'enfonce et se noie. Pour celui-là, la vérité, c'est la bouche sombre de l'eau. J'en lance un autre: une crispation de nerf, une corde qui s'est pliée dans mon coude et, vois, la direction est rompue. Pour celui-là, la vérité c'est ce lit de boue où il tombe sur l'autre bord. Et cependant il était bien entendu que la vérité c'était ce saule! Un galet sur dix ira sur le saule: celui-là ne saura pas qu'il a atteint la vérité. (115-116)

Ce sens de la relativité fait totalement défaut à Télémaque qui n'incarne peut-être ni le mauvais romancier ni le futur chroniqueur mais tout simplement l'immaturité. Le personnage produit sur le lecteur du roman de Giono le même effet désagréable que ses récits sur ses auditeurs au sein de la fiction: il n'est que haine et violence. Selon Jean Onimus, «le récit s'achève au moment où Télémaque en assassinant son père proclame —hideusement— les droits d'une réalité bafouée». C'est sans doute tomber dans l'erreur dont se moque Kallimachès. Comme l'Ulysse d'Homère, le Télémaque de Giono est le seul garant de son récit et le lecteur n'aura pas accès à son intériorité, contrairement à ce qui se passe pour Ulysse et Pénélope. Le paragraphe qui introduit le récit de ses aventures, au style indirect libre, commence par adopter le point de vue de Pénélope:

Elle se rassura quand elle connut l'engourdissement de sa cervelle. Il ne savait parler que de ses errances. Il avait certainement vécu des aventures tellement formidables qu'il ne se souvenait plus que d'elles, ou, plutôt, qu'il était dominé par le désir de les publier pour en tirer légitime fierté. Il racontait de façon très désagréable en dardant sur l'auditoire deux yeux illuminés de braises méchantes; la moindre interruption le jetait debout, frémissant, ruisselant de jurons, d'imprécations et de menaces. Ainsi il fatigua tout le monde avec des récits véritables. (112-113)

L'adverbe «certainement» peut suggérer que le caractère «véritable» des récits de Télémaque reste justement conjectural. À la lecture du récit qui suit, le lecteur a le sentiment qu'il en est de ces «récits véritables» comme des Histoires véritables de Lucien. À partir du moment où Télémaque échoue en Égypte, dans des circonstances qui sont celles de la rencontre d'Ulysse et de Nausicaa dans l'Odyssée, il subit une série de mésaventures dans lesquelles il est particulièrement victime de la religion et de la lubricité féminine. L'intérêt pour l'Orient et pour Pétrone dont témoigne la correspondance de Giono au début de la genèse de Naissance de l'Odyssée a laissé quelques traces dans ce récit composite où semblent se mêler l'univers du Satiricon et celui des aventures de Sinbad dans les Mille et une nuits, deux œuvres qui ne sont pas sans lien avec l'Odyssée d'ailleurs. Il paraît bien difficile dès lors d'envisager l'opposition d'Ulysse et de Télémaque comme celle de «la lumière mensongère du rêve» et de la «triste prose»[xxxix]. Plutôt que la préfiguration des Chroniques que Giono écrira trente ans plus tard, je serais tentée de voir dans le récit des aventures de Télémaque une mise à distance ironique de ses tentations de jeunesse. La présence dans le jugement de Kallimaquès du motif du livre enfant que Giono, on l'a vu, utilise dans sa préface pour parler de son roman pourrait confirmer cette hypothèse:

Ces jeunes gens, poursuivit-il, ont une belle imagination. Féconde, vraiment très féconde, mais elle fait des enfants mal finis. (116)

L'opposition entre Ulysse et Télémaque a pour pendant celle entre Pénélope et Kalidassa. Ce dernier personnage ne semble guère avoir retenu l'attention de la critique, à part celle de Pierre Citron qui note très justement qu'elle est le «seul personnage tragique du livre». Kalidassa, en effet, a la mort de Phèdre et de Jocaste dans la tragédie grecque au lieu d'être simplement victime de la cruauté d'Ulysse et de Télémaque comme Mélantho et les autres servantes dans l'Odyssée. La substitution du nom Kalidassa à celui de Mélantho est d'ailleurs éminemment symbolique. Le nom Mélantho avait pourtant retenu l'attention de Giono puisqu'il figure dans une variante[xl]. Par ailleurs, Giono semble avoir voulu attirer l'attention de ses lecteurs sur les noms des servantes de Pénélope puisqu'il a emprunté ceux de deux d'entre elles au Misanthrope de Molière: Arsinoé, Philinte (57). Par jeu, selon Pierre Citron, mais un jeu qui n'est peut-être pas aussi gratuit qu'il le semble. Mon hypothèse est que ce jeu évident en désigne un autre qui l'est moins, sur le nom de Kalidassa. Ce nom, qui n'est pas grec, est celui du dramaturge indien le plus célèbre dont le chef d'œuvre Sakountala a suscité l'engouement des lecteurs occidentaux tout au long du XIXe siècle. Une nouvelle traduction en avait été proposée par Franz Toussaint en 1922 et surtout Apollinaire avait fait se succéder Pénélope et Sakountala, transformée en Sakontale pour les besoins de la rime, dans la Chanson du Mal Aimé:

Lorsqu'il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d'un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu'il revînt

L'époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D'attente et d'amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle

J'ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux

Si l'on veut bien retenir l'hypothèse de la substitution métonymique du nom de l'auteur à celui de son personnage, Kalidassa apparaît comme cette figure de l'absolue fidélité qui redouble celle de Pénélope dans le poème d'Apollinaire. Dans le roman de Giono, elle s'y oppose comme la jeunesse à la maturité, comme la vierge à l'épouse adultère, comme la victime de l'illusion à celle qui sait en jouer. Pierre Citron parle à propos du Giono de Naissance de l'Odyssée d'«une sorte de métaphysique du mensonge» et oppose à des personnages qui tous mentent, Kalidassa qui seule «vit sa vérité, en meurt: redoutable avertissement, publicité pour le mensonge protecteur» (839). Mais c'est surtout en victime de l'illusion, comme Antinoüs, que meurt Kalidassa:

La veille, au moment où Antinoüs avait disparu du côté de la mer, Pénélope, montrant le mendiant qui s'élançait à la poursuite, avait dit à Lagobolon et à la servante ébahis: «C'est Ulysse!», la pauvre fille s'était ruée dans la maison, et, mussée dans la resserre aux légumes entre deux sacs de froment, elle avait lentement construit en elle-même la vengeance qui l'atteindrait au retour du maître. Ces atroces images évoquées, et la certitude où elle était qu'à cette heure déjà la dépouille écrasée d'Antinoüs le bien-aimé devait saigner sur les pierres de la colline, la vidèrent de tout courage. (103)

Selon Milan Kundera, «c'est en déchirant le rideau de la préinterprétation que Cervantes a mis en route [l'] art nouveau [du roman]; son geste destructeur se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom; c'est le signe d'identité de l'art du roman[xli]

Naissance de l'Odyssée accomplit ce geste de manière paradigmatique en choisissant, comme Joyce avant lui, une œuvre dont la réception est de longue date au cœur des débats esthétiques en Europe. Il est plaisant de voir que les critiques adressées au roman de Giono, à l'occasion de sa réédition en 1938, ressemblent singulièrement à celles adressées à Homère quelques siècles plus tôt par les partisans des «Modernes»:

Force de l'imagination poétique, faiblesse de la raison logique: tels sont les deux aspects de Giono que nous découvre Naissance de l'Odyssée. L'Ulysse moderne a trop vécu, trop joui pour conserver, avec l'usage constant de sa raison, le gouvernement de lui-même. L'une des souveraines beautés de l'Odyssée antique, sa logique, son unité, a disparu du conte de Giono.[xlii]

Le terme de «néo-classicisme» sur lequel le programme du séminaire nous invitait à réfléchir à partir de l'article écrit par Walter Benjamin à l'occasion de la première représentation allemande de l'Œdipe de Gide en 1931, ne convient guère au roman de Giono que les critiques contemporains accusent justement du crime de lèse classique, ignorant superbement que depuis plusieurs siècles déjà on s'était avisé que l'épopée homérique n'avait justement rien de classique. L'esthétique classique est une esthétique de la perfection, donc de l'universalité et de l'intemporalité. L'épopée qui occupe le sommet de la hiérarchie des genres ne peut-être que l'épopée virgilienne.

Dans le sillage de Victor Bérard, Giono met en question le statut épique de l'Odyssée, moins pour la rabaisser que pour la sauver, tant il est vrai que, selon la formule d'Alain «l'épique est le vrai de la guerre»[xliii]. Il sauve Ulysse en lui épargnant le massacre des prétendants qui révulse nombre de ceux qui, après Giono, entreprennent de réécrire l'Odyssée[xliv]. La lecture de Giono qui, en son temps, a pu paraître hérétique à certains, préfigure à bien des titres les réécritures les plus récentes. Pour n'en donner qu'un exemple, la Pénélope de Margaret Atwood affirme: «Depuis toujours nous étions tous deux, de notre propre aveu, des menteurs émérites et éhontés.»[xlv]


Sylvie Ballestra-Puech, Université de Nice-Sophia Antipolis


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[i] Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, rééd. «Points essais», 1992, p. 510.

[ii] Ibid., p. 514.

[iii] Agnès Landes, «Présence du mythe dans Naissance de l'Odyssée», Naissance de l'Odyssée: enquête sur une fondation, textes réunis par Laurent Fourcaut, Paris-Caen, Minard, «La Revue des Lettres modernes», série Jean Giono n°7, 2001, p. 19-45.

[iv] Déclarations de septembre 1913, respectivement à Darius Milhaud (Cahiers Paul Claudel 3, Paris, Gallimard, 1961, p. 39) et à Lugné-Poe (Cahiers Paul Claudel 5, p. 126). Cité par Tanguy Logé, «Claudel, Audiberti et le grotesque au théâtre», dans Le Grotesque. Théorie, généalogie, figures, sous la direction d'Isabelle Ost, Pierre Piret, Laurent Van Eynde, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2004, p. 101.

[v] Jarosz Krzysztof, Jean Giono — alchimie du discours romanesque, Katowice, Wydawnictwo Uniwersitetu Slaskiego 1999.

[vi] Lettre de Pierre Tisné du 11 janvier 1928, citée par Pierre Citron, Notice de Naissance de l'Odyssée, in Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, éd. Robert Ricatte avec la collaboration de Pierre Citron, Henri Godard, Lucien et Jeanine Miallet et Luce Ricatte, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1982, t. I, p. 834.

[vii] Ibid., p. 843.

[viii] Ibid., p. 816.

[ix] Ibid., p. 815.

[x] Ibid., p. 845.

[xi] Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde, la bibliothèque, Paris, PUF, coll. «Écriture», 1997, p.72.

[xii] Sophie Rabau, «Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard. Sur une lecture référentielle de l'Odyssée», Lalies, n°25, Paris, Éditions Rue d'Ulm – Presses de l'École Normale supérieure, 2005, p.11-126.

[xiii] Victor Bérard, Introduction à l'Odyssée, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 3 vol., 1924-1925.

[xiv] John Westlie, «Victor Bérard et Naissance de l'Odyssée», Bulletin de l'Association des Amis de Jean Giono, n°19 (printemps-été 1983), p. 84.

[xv] Giono a publié dans La Criée, revue mensuelle marseillaise (1921-1925) dirigée par Léon Franc, Deux images pour illustrer Oïmatsu [«Le vieux pin», drame japonais du XIIe siècle] en octobre 1922 et Quatre images pour illustrer les aventures d'Hasan et Basri [un conte persan] en mars 1923. Dans une lettre à Lucien Jacques du 25 mars 1923, Giono évoque le projet d'écrire d'autres images, pour illustrer, entre autres, Les Mille et une Nuits et Pétrone. Voir Pierre Citron, op. cit., p. 817.

[xvi] Jean Giono, Introduction inédite à Trois images pour illustrer l'Odyssée (vers 1923), Œuvres romanesques complètes, op. cit., p. 843.

[xvii] Selon Bérard, l'une des origines de l'Odyssée est un périple, au sens technique de livre de navigation. Le terme a d'ailleurs été repris récemment par Jean Cuisenier, Le Périple d'Ulysse, Paris, Fayard, 2003. Dans une lettre à Lucien Jacques du 31 décembre 1927, Giono écrit: «À propos de naissance de l'Odyssée, je suis en train de lire les derniers ouvrages de Victor Bérard sur les Phéniciens et l'Odyssée et les navigations d'Ulysse, et je constate que je n'ai pas fait trop de bourdes; il est presque de mon avis.» (Œuvres romanesques complètes, op. cit., p. 833). Le mot périple figure dans ces deux livres, dont le premier tome paraît en 1927, le second en 1929. Mais une première version du premier, Les Phéniciens et l'Odyssée, avait paru en en 1902 (Paris, Armand Colin) et Bérard y faisait allusion dans son Introduction à l'Odyssée, op. cit., t. 1, p. 39. Giono a donc fort bien pu en prendre connaissance au moment de la rédaction du roman si bien que la question de l'influence directe ou de la rencontre fortuite reste ouverte.

[xviii] John Westlie, op. cit., p. 85.

[xix] Fernand Braudel, La Méditerranée I. L'Espace et l'Histoire, Paris, Flammarion, «Champs», 1985, p. 67:

[xx] Sur l'excellence de cette traduction, voir Évanghelia Stead, L'Odyssée d'Homère, Paris, Gallimard, «Foliothèque» n°142, 2007, p. 94-96.

[xxi] Ronsard, « Les paroles que dist Calypson, ou qu'elle devait dire, voyant partir Ulysse de son isle», Œuvres complètes, éd. critique P. Laumonier, révisée et complétée par I. Silver et R. Lebègue, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1914-1975, t. XV, p. 48 sqq.

[xxii] Robert Brasillach, «Jean Giono: Naissance de l'Odyssée (Grasset)», L'Action française, 3 mars 1938, reproduit dans «Naissance de l'Odyssée»: enquête sur une fondation, op. cit., p. 144.

[xxiii] Ronsard, «A son livre», Nouvelle continuation des amours [1556], op. cit., t. VII, p. 15-25.

[xxiv] Tzetzès, scholie à l'Alexandra de Lycophron 772.

[xxv] Voir Gabriel Audisio, Ulysse ou l'intelligence, Paris, Gallimard, 1945: « Tout le poème tourne autour de cet axe: l'attente de Pénélope l'Immuable. Tout le poème repose sur cette pointe de diamant: la fidélité de Pénélope l'Irréprochable».

[xxvi] Alain Peyrefitte, Le Mythe de Pénélope, Paris, Gallimard, 1949, rééd. 1977.

[xxvii] Voir la notice de Pierre Citron, op. cit., p. 817.

[xxviii] «Incertaine, Pénélope essayait de nouer en hâte les liens de nouveaux rets.» (78)

[xxix] Odyssée, XIX 137.

[xxx] Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, Le Chant de Pénélope, préface de Nicole Loraux, Paris, Belin, 1994, p. 82.

[xxxi] Lucien Jacques, lettre à Giono du 5 janvier 1925, citée par Pierre Citron (op. cit., p. 819).

[xxxii] On peut, sur ce point aussi, envisager une influence de Bérard qui se demandait«comment prouver la complicité secrète qui entraînait acteurs et spectateurs aux inventions les plus fantaisistes et introduisait sur scène des fictions auxquelles

[xxxiii] Leconte de Lisle, «Bhagavat», Poèmes antiques

[xxxiv] Leconte de Lisle, «Bhagavat», Poèmes antiques [1852], éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, «Poésie», 1994, p. 57.

[xxxv] Heinrich Zimmer, Maya ou le rêve cosmique dans la mythologie hindoue, préface de Madeleine Biardeau, Paris, Fayard, 1998.

[xxxvi] Odyssée, XXIV, v. 426-429, trad. Victor Bérard.

[xxxvii] La Jeune Parque commentée par Alain, Paris, Gallimard, 1953, p.25.

[xxxviii] Jean Sarocchi, Giono de père en fils, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1989, p. 26.

[xxxix] Jean Onimus, «Giono et le mensonge créateur: à propos de la Naissance de l'Odyssée», Jean Giono 1: de Naissance de l'Odyssée au Contadour, textes réunis par A. J. Clayton, Paris, Lettres Modernes Minard, «La Revue des Lettres modernes», 1974, p. 44.

[xl] «Si la belle Mélantho passe dans le sentier, je la renverserai sur l'herbe, il t'est soufflé par quelque vieux faune mussé dans les acanthes» (883).

[xli] Milan Kundera, Le Rideau. Essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, p. 111.

[xlii] Lucien Gachon, «Les Métamorphoses de l'Odyssée d'après Leconte de Lisle, Anatole France, Victor Bérard, Jean Giono», L'École libératrice, 24 février 1940, reproduit dans Jean Giono 7, op. cit., p. 149.

[xliii] Alain, Propos de littérature [1934], titre du chapitre XXXVII, Propos, éd. M. Savin, préf. A. Maurois, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. 1, 1958.

[xliv] Voir, par exemple, Eyvind Johnson, Strändernas swall [1946] traduit du suédois sous le titre Heureux Ulysse par E. et P. De Man, Paris, Gallimard, 1950; Yannis Ritsos, « Le désespoir de Pénélope», poème publié dans le recueil bilingue Pierres, Répétitions, Barreaux, Paris, Gallimard, 1971; ou encore Annie Leclerq, Toi Pénélope, Arles, Actes Sud, 2001.

[xlv] Margaret Atwood , L'Odyssée de Pénélope [The Penelopiad, 2005], Paris, Flammarion, «Mythes du monde», 2005.



Sylvie Ballestra-Puech

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