Atelier

Yves Peyré

De l'éboulement du sens au point d'équilibre: Le recours à une histoire personnelle de la littératrue et de l'art chez Claude Simon et André du Bouchet


Je vais présentement évoquer devant vous deux destins personnels, ceux de deux créateurs majeurs dans l'espace – et l'épaisseur – de la langue française. Ces deux créateurs s'opposent en ce que le premier est ce que l'on nomme un prosateur, voire, mot plus impropre (encore que), un romancier, il s'agit de Claude Simon, lorsque le second incarne ce que l'on dit être un poète (serait-il aussi tenté par la prose, et même la traduction), c'est alors André du Bouchet qui se présente à nous. Ces deux artistes de la langue sont liés et doublement : d'emblée, par la communauté d'époque, ils occupent en effet la deuxième moitié du XXe siècle, l'un (Claude Simon) naît en 1913 et disparaît en 2005, l'autre (André du Bouchet) voit le jour en 1924 et s'éteint en 2001, ils auront à peine mordu sur le XXIe siècle ; d'autre part, par l'excellence et la prépondérance de leur apport, ils symbolisent assez bien ce qui dans l'après-guerre a été tenté de plus fort et de plus novateur au regard de la prose et de la poésie, si l'on en reste bien évidemment à la sphère française du verbal, bien que leurs œuvres aient largement marqué nombre d'autres créations qui s'épanouissaient dans des horizons linguistiques des plus diversifiés. Mais l'intérêt de les conjoindre ne se résume ni à leur quasi contemporanéité ni à l'accomplissement exemplaire de leur œuvre. Il y a plus encore et les raisons qui affluent sont même à la racine de la question qui nous rassemble aujourd'hui.

Invoquant les tentatives de Claude Simon et d'André du Bouchet, nous rencontrons certes et avant tout le concept de destin personnel, celui aussi qui lui est lié de création, mais nous butons assez vite sur un autre encore, celui d'histoire, au sens de précipité d'événements exorbitants, rassemblés en faisceau et tranchant sur le quotidien. L'élan créatif de Claude Simon et d'André du Bouchet n'aura pas été suscité par la Deuxième Guerre Mondiale, il aura certainement été précisé par elle et à plus d'un titre accéléré, même si la conséquence de cette accélération ne se sera placée en toute certitude sur la page qu'au prix d'un différé. Ils ont été frôlés l'un et l'autre par l'aile du néant, soumis de façon divergente, l'un comme combattant, l'autre comme civil (c'est au fond toute la différence entre un homme jeune et un adolescent), à la débâcle comme à l'exode. Le monde s'est ruiné sous leurs yeux, tant ses composantes sociales que son quotidien intime, tant physiquement, politiquement que métaphysiquement. De la réalité même, il semblait ne rien devoir rester. Leur écriture est assurément (elle n'est certes pas que cela) un effort à bien des égards héroïque pour rétablir ce qui vacille, tirer du non-sens un sens, maintenir une relation entre les éléments du monde qu'une folie s'acharne à séparer. Il est certain que le meilleur contrepoint au trouble de la réalité (dont ces deux créateurs ne furent que deux atomes égarés) est la sollicitation de précédents en littérature ou en art, des phares en effet éclairent la nuit, ce sont même les dernières lumières appelées à contredire la frénésie contraire qui fauche l'ordre matériel du terrestre et foule aux pieds les valeurs morales. Une bibliothèque personnelle et un musée qui ne l'est pas moins, ce qui veut dire une histoire de la littérature et une histoire de l'art totalement revisitée, proposant d'autres points d'orgue, déplaçant les priorités, balayant d'un revers de sensibilité tout classement académique, sera le meilleur appui d'une urgence intérieure tenue de signifier au grand jour un nouvel ordre verbal, soit une architecture sonore autant que visible.

Il convient de préciser ici que tout véritable créateur recompose pour son usage propre l'histoire de la littérature (celle de l'art tout autant). Il n'y a pas d'exception à ce plaisir pris et à ce droit arrogé de tout défaire de l'officialité des nomenclatures pour ériger à des fins privées d'abord, mais de ci de là s'avouant dans l'œuvre au gré de références, de défenses et d'attaques, un univers singulier qui recouvre la poussière du savoir constitué, ravalant au rang d'oripeaux des gloires acquises et haussant au plus haut des oublis et des ignorances attestés. Pas un seul créateur pour bouder une telle joie et vaguement espérer que peu à peu ses propres préférences glisseront de la singularité à l'unanime jusqu'à se substituer au Panthéon reçu. Certains, tels Borges et Ezra Pound par exemple, poussent ce raffinement jusqu'à l'ironie, en rajoutant parfois quelque peu sur tant d'omissions qui seraient des productions essentielles. Tous se retrouvent pour bousculer l'acquis et faire de l'appréciation historique un mouvement susceptible d'être à tout moment révisé et non une vérité fixée dans le marbre et qui prévaudrait une fois pour toutes. Claude Simon et André du Bouchet ne dérogent pas à cette loi de la création. Simplement, chez eux, l'histoire littéraire – ou artistique – qu'ils refaçonnent n'est pas sans lien avec le tumulte historique qu'ils ont subi et sert volontiers au sauvetage de la langue auquel ils se sont astreints, auquel, bien au-delà de leur volonté, l'obligation de survivre les a contraints. Si la langue par le recours à l'écriture la plus extrême est indemne, le monde lui-même ne sera-t-il pas rétabli? La Guerre ne fut, il faut bien en convenir, pour Claude Simon comme pour André du Bouchet pas davantage qu'un révélateur des folies qui sont le propre de l'histoire humaine, toutefois, en des temps d'épreuves exceptionnelles, ces folies ne peuvent pas ne pas être grossies, tournées au-delà de la caricature ordinaire en figures qui relèvent du terrible, voire de l'atroce.

Claude Simon et André du Bouchet se trouvent au premier tournant de la Guerre, en 1940, sur la route. L'un vit la débâcle (son chaos, sa violence) sur son cheval, sa situation soulignant à la fois l'anachronisme et l'impréparation, suggérant le manifeste abandon des troupes par le haut commandement, tout de cela sera bientôt dit, au prix d'un ressaisissement de l'écriture par elle-même, dans ce merveilleux roman qu'est La Route des Flandres, quitte à ce que, ultérieurement, l'auteur revienne sous des angles variés sur cet épisode crucial de sa vie dans plusieurs de ses livres majeurs (Les Géorgiques, L'Acacia, Le Jardin des Plantes). Simplement, il ne s'agira jamais de reportage mais de création, un peu comme si l'événement pourtant antérieur ne préexistait pas à sa mise en mots. André du Bouchet, lui, quitte Paris, il traverse la France jusqu'à Pau, s'imprime en lui la beauté d'un monde broyé par la peur, les gens se ruant sur les routes, la frénésie de la fuite annulant la grandeur des beautés naturelles, adolescent, il enregistre la syncope que cela représente, la fin que cela annonce. Il n'en livre à première vue rien dans son œuvre sinon que cette expérience alliée à d'autres raisons, plus littéraires celles-ci, lui donne accès à sa propre syntaxe, à sa fameuse mise en pages qui n'est jamais qu'un énoncé particulièrement exact de l'impossible qui doit être, la rupture ne pouvant se concevoir sans raccordement, la blancheur sans les mots qu'elle reçoit et lie.

En ces moments d'intensité dramatiques, l'un et l'autre ne sont pas sans se tourner vers un livre. Claude Simon, pourtant défiant envers la philosophie, a glissé dans les fontes de sa selle un unique ouvrage, L'Éthique de Spinoza. Son admiration pour la mathématique justifierait à soi seul pareil choix, ce livre obéissant dans son principe d'engendrement et d'énonciation à la méthode more geometrico. Toutefois, un tel traité est une architecture de la rupture surmontée, chaque proposition signifiant de soi, se déduisant de la précédente au prix d'un léger bond mental, les démonstrations, concessions aux esprits vulgaires, n'esquissant un pont que si le raisonnement l'exige, quant aux scolies, exclusives apparitions du linéaire, donc du récit, ils ne sont destinés qu'aux esprits vraiment frivoles. L'un des plus grands livres de la métaphysique, et souvent si mal compris, n'est rien d'autre qu'un collage des plus hardis, le choix de Claude Simon de le prendre avec lui à la façon d'un viatique anticipe l'une des réponses à venir particulièrement appropriée au drame vécu, il permet aussi, s'il se peut, de replacer ce même drame qui colle à la peau dans une distance de principe. André du Bouchet, lui, traverse l'Atlantique, gagnant avec sa famille New York depuis Lisbonne. Sur le bateau, il lit son dictionnaire de grec, le Bailly, il rêve à la poésie, ainsi, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine l'escortent-ils, rythmant sa pensée, il est pris par une familiarité qui le relie à autre chose que le rien qui l'entoure depuis Paris. C'est un peu plus tard qu'il sursaute, alors qu'il découvre en marchant dans les allées du campus de Harvard le Coup de dés de Mallarmé dans l'édition de 1914. Tenant devant lui la double page du précieux volume, il constate à la fois qu'un autre état de la poésie est possible et que sa délicate équipée entre rupture et persistance a déjà reçu une possible incarnation. Il n'est pas sans signification que, malgré la force de la révélation, André du Bouchet s'opposera toujours à la conviction prêtée à Mallarmé et admise finalement par lui (Mallarmé) que « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre », André du Bouchet pensant exactement le contraire, à savoir que n'importe quel livre, même très provisoirement parfait, est à reverser dans le cours du monde. Une pierre, pas plus, tel est le meilleur livre.

En ce point de mon propos, il me faut dire que Claude Simon et André du Bouchet vivent des destins en proie au décalage. Claude Simon n'a pas souhaité tout de suite s'en remettre à l'écriture, il a expérimenté une carrière d'artiste, il a été peintre dans l'attraction du cubisme ou plutôt dans le prolongement du cubisme. Il a déprécié cette part de sa production dans la mesure où elle s'inscrivait par trop dans une gestion de l'acquis sans qu'il lui soit donné de participer à cette grande mutation inaugurant un véritable nouveau que fut le cubisme initial. Claude Simon est alors venu à l'écriture, se cherchant dans la langue, ne se trouvant qu'après un galop d'essai de quatre à cinq livres selon que l'on y inclut ou non ce livre pivot qu'est Le Vent. Ensuite, au fur et à mesure que se précisait le grand œuvre, il a gardé le goût de la pratique plastique, la maintenant (dessins, collages et photographies) à la périphérie d'une ample et totale reconstruction/déconstruction de l'élémentaire par la langue. Claude Simon n'a pas été sur le champ ce garant d'un futur pour la prose. Quant à André du Bouchet, il est non moins revenu des marges. Né d'un père américain aux lointaines origines françaises et d'une mère russe et juive, il s'est trouvé voir le jour à Paris, à l'intersection de deux langues, l'anglais et le français, il conservera le souvenir brouillé d'au moins deux autres, l'allemand et le russe. Redressé de nombreuses hantises par la lecture, il est ce poète français qui a décidé de la poésie, gardant de ses études américaines et de ses multiples ascendances un besoin très particulier de traduire (peu abondant par ses traces mais doué d'une grande intensité obligeant plus exactement à réécrire qu'à traduire). Lui aussi a dû gagner la langue, en l'occurrence le français (l'anglais était pour lui la langue de l'échange et du social, le français celle de l'intime et presque de l'incommunicable). Claude Simon et André du Bouchet sont peut-être décisifs au point où ils le sont par l'étrangeté initiale qui fut la leur. Démunis, sans prévention, et dès lors capables de toutes les audaces.

L'invention de Claude Simon aura pris appui sur l'ampleur conférée à la phrase, une phrase tout ensemble chaotique et décidée, qui sinue, monte, se gonfle, se relâche, et, pour conclure, se précipite sur le point final bien longtemps après s'être mise en marche. La phrase de Claude Simon est un trajet, presque un voyage, elle n'hésite pas à s'interrompre, elle s'offre au ralenti, elle se bouscule au moins autant, elle s'étouffe sous le poids d'un surcroît lexical, elle s'abandonne avec volupté aux parenthèses, elle cherche à durer. De phrase en phrase il y a juxtapositions, contrastes, ruptures, raccords, soit tous les ingrédients du collage. André du Bouchet établit non plus la phrase mais la page. Visuellement considérée, musicalement exacte. Les mots se dispersent ou se heurtent parmi la blancheur qui n'est pas un élément neutre, mais la part donnée à l'excès de précipitation qui impose l'interruption. Les mots s'agrègent et se repoussent, prenant assise dans l'air qui les porte, ils ne dépassent pas l'instant, concentrant le timbre du jour crayonné à l'occasion d'une halte par un marcheur que son attention tend et retend. Le poème se donne les pouvoirs du dessin sans quitter le lieu de la langue, jouant des sonorités, mariant le plus vif de l'abstraction à la brusquerie d'une concrétude. La page d'André du Bouchet s'apparente à une tombée, l'ellipse est sa visée.

De l'un à l'autre, et dans le surgissement de leur si particulière et si nécessaire histoire de la littérature (ou de l'art), des passerelles sont possibles, et même quelques échos se donnent à entendre. Les deux plus explicites se réfèrent à une étonnante confession par l'écriture et à une composition picturale assez peu banale elle non plus. Claude Simon et André du Bouchet nourrissaient un culte commun à l'endroit d'un texte trop souvent méconnu d'un écrivain non négligé par ailleurs, la Vie de Henri Brulard de Stendhal que l'un et l'autre considéraient à juste titre comme un des textes les plus importants de la littérature, tant pour sa composition, son acuité que pour sa nature d'art poétique. Claude Simon ne cessait d'en revenir au fameux aveu à propos de l'épisode de la descente du Saint-Bernard, quand Stendhal évoque la superposition d'une gravure et de la réalité pour constater que « mon souvenir n'est plus que la gravure », ce changement de référent venu troubler la description recoupant l'un des principes de Claude Simon : même ce qui fut le plus indéniable est recréé par l'œuvre. André du Bouchet s'attachait à toutes pages, à l'amorce du livre, lorsque l'apparition de Rome et la consignation de l'âge, la cinquantaine, s'entremêlent, il retenait non moins les scènes d'enfance ou de montagne. Cet ouvrage leur était encore plus précieux d'être inachevé. Si ce titre était au cœur de leur bibliothèque commune, une peinture se trouvait au centre de leur musée partagé, le tableau de Poussin que l'on voit au MET à New York, une huile de 1658, Paysage avec Orion aveugle, dit encore Orion aveugle à la recherche du soleil levant, cette tragédie du combat entre les dieux et les hommes, dont ne subsistent guère que trois figures, Diane, la déesse accoudée aux nuages et qui se confond à leur simple vapeur, Orion, le géant aveuglé par elle, ses attributs de chasseur à la main, qui avance démesuré et terrien à travers le paysage, enfin, l'homme minuscule, juché sur ses épaules et qui le guide. Le pouvoir est remis à la nature. Claude Simon et André du Bouchet ont été hantés par cette peinture, ils ont rêvé à son propos, lui ont voué leur écriture, ils ont été jusqu'à reprendre le titre de ce tableau pour l'un de leur texte. André du Bouchet lui consacre dès 1959, sous l'intitulé apparemment neutre de Sur un tableau de Poussin, une libre méditation, rien d'autre que l'expression laissée virtuelle de son acuité d'historien de l'art, texte qu'il remanie en 1993, le passant au tamis de sa prose poétique, réclamant ellipses et ruptures, et le titrant alors Orion. En 1970, paraît dans la collection « Les Sentiers de la Création » fondée par Albert Skira, une rêverie en forme de réflexion faite que Claude Simon nomme Orion aveugle en hommage à ce même tableau de Poussin et qu'il reprendra l'année suivante dans son récit Les Corps conducteurs. Écrivant ce suggestif portrait : « La tête d'Orion se profile parmi les nuages boursouflés de l'aube, encore grisés par la nuit. Son corps bosselé de muscles est presque aussi grand que les arbres aux rameaux nombreux qui encadrent le paysage. Ses épaules, une grande partie de son buste et de ses bras s'élèvent au-dessus des collines. Il est représenté de trois quarts et de dos, sur la droite du tableau et dans l'attitude de la marche, […] l'avant-bras gauche horizontal projetant en avant de lui, comme un aveugle qui tâtonne, l'énorme main ouverte cachant presque toute entière une légère éminence dans le lointain. », Claude Simon semble répondre à André du Bouchet qui pour sa part consigne : « Orion n'est que la projection verticale de cette profondeur où la lointaine montagne se trouve immergée, qui englobe le chemin foulé et l'horizon que son bras, déjà, atteint. C'est que, levé, il incarne notre coup d'œil qui va du sol sur lequel il s'engage, jusqu'à ce raidillon qui monte en lacets par-delà le promontoire. Il incarne un coup d'œil : il est donc démesuré. Mais l'incarnant, géant opaque, il a perdu la vue. » Complicité assez vertigineuse de visions. Descriptions qui évoquent, poétiques qui ressaisissent l'image et la fondent en mots.

Claude Simon et André du Bouchet ne cessent de composer une histoire personnelle de l'art et de la littérature. Ils ne suivent pas les chemins battus, ils élisent des proximités prises à toutes les temporalités, exceptées ainsi du charroi de l'expression par leur seule fascination et la dette de plaisir qu'ils ressentent. Cela peut toucher les époques les plus reculées dans le temps, les ailleurs géographiques ou même des productions qui leur sont contemporaines. Cette très intime histoire ne se donne que fort partiellement dans l'œuvre, même si elle la traverse, on la trouve plus abondamment dans les entretiens, on la surprenait plus nettement encore dans le fil de l'amicale conversation. Elle n'est toutefois pas absente de l'œuvre, soit que telle ou telle citation se trouve placée par Claude Simon en exergue d'un livre, soit que telle ou telle autre citation émerge dans le cours d'une méditation d'André du Bouchet. Ce ne sont là que quelques accents destinés à trancher. Des évidences certes mais qui ne rendent que partiellement compte de l'histoire de la littérature que ces œuvres même supposent, comme les survenues de souvenirs plastiques s'égrènent non exhaustivement au détour des pages, n'explicitant pas dans le détail, loin de là, la passion du regard et sa spécificité sachant choisir parmi les œuvres majeures et débusquer tant de beautés trop négligées.

Pour l'un et l'autre, des villes s'entrechoquaient, mystérieuses et familières, des noms sonnaient : New York, Saint-Petersbourg et Venise formant pour Claude Simon le modèle de l'absolu urbain jeté sur l'eau, Byzance, Rome et Venise encore composant le bouquet d'un sublime de la pierre aux yeux d'André du Bouchet. Des lieux de France (la fameuse campagne) ou d'Italie, d'Asie ou d'ailleurs passaient d'une imagination à l'autre, la grandeur du paysage étant sans fin reconnue. Et des éléments de l'art, pris, là, à Lascaux, ici, parmi la statuaire romane, mêlant Piero della Francesca et Tintoret, Bosch et Dürer, Chardin et Goya, tel masque africain ou tel poteau océanien, constituaient un musée qui parfois leur était commun, parfois restait très singulier. L'accent se plaçait encore sur Miró pour Claude Simon ou sur Bram van Velde pour André du Bouchet. Le caractère acéré de Giacometti convenait si bien au second quand la dimension matiérée de Dubuffet fascinait le premier. C'était ainsi. La propension de Claude Simon à se reconnaître totalement dans le travail de Rauschenberg faisait face à l'attention d'André du Bouchet à l'instant où il faisait siennes les traces de Tal Coat. Il en allait d'un musée personnel ne suivant pas, même de très loin, quelque officialité de l'histoire de l'art.

Parallèlement, Claude Simon a bâti sa propre histoire de la littérature. Il savait utiliser comme matériau pour ses livres des textes canoniques, ainsi avec Virgile et Rousseau dans Les Georgiques (dont le titre même est un emprunt au premier), avec Tite Live et César dans La Bataille de Pharsale, avec Proust non moins, inséré dans le tissu même de cette vaste récapitulation qu'est Le Jardin des Plantes, rendu à une force plus grande, rafraîchi d'être tenu par bribes. Il lui arrivait d'apporter une touche plus singulière encore. Cela tenait à sa méthode qui consistait moins à révéler des œuvres ignorées qu'à décentrer des œuvres majeures en privilégiant d'autres accents que ceux auxquels un esprit reçu se serait attendu. Il aimait les carnets et les états, les écrits non consacrés ou pris dans leur genèse. Il préférait le Stendhal des écrits intimes ou des essais à celui des romans admis, un peu sur le mode de la Vie de Henry Brulard contre Le Rouge et le noir. Chez Flaubert il ne prisait rien tant que les notes préparatoires à Madame Bovary, de simples mentions de couleurs attribuées à des végétaux ou à des chairs et qu'il jugeait bien supérieures à leur reprise enchâssée dans la phrase plus classique du roman. Il avait toujours cette opinion avec Proust chez lequel il débusquait les chemins de traverse, les écarts et les fluctuations, plaçant les appositions risquées et les parenthèses excessives plus haut que les développements psychologiques. Il hochait la tête en évoquant certaines préférences, Conrad plus que tout, Dostoïevski ou Faulkner, regrettant que tel détail exigible au plan du réalisme ne soit venu atténuer leur élan d'écriture si vertigineux. Il avait une idée claire et rêveuse de son histoire de la littérature.

Joyce faisait le lien entre Claude Simon et André du Bouchet. Ce dernier l'avait traduit, remurmurant à part soi quelques instants de Finnegan's Wake. Un tel lien n'était pas moindre que celui du Chateaubriand des Mémoires d'outre-tombe ou de Stendhal. À l'inverse de Claude Simon, André du Bouchet ne se privait pas de placer dans la lumière de sa passion des écrits vraiment peu reconnus. Lui aussi revisitait l'histoire de la littérature, il désenclavait des merveilles. Il descendait de ce grec pris à Homère ou retrouvé chez Plotin. Il tirait à lui le premier traducteur de Dante en français, ce Bergaigne moqué par l'érudit qui le présentait, seule mention faite de son passage, il avisait Scève, il recourait à Jean de Léry, glissant même une citation de son Voyage en la terre du Brésil dans L'Incohérence. Il cherchait, de l'Invocation aux Muses placée par Montesquieu à l'orée du Livre XX de L'Esprit des lois au surgissement de Stendhal. Il était l'un des rares à ne pas méconnaître le premier romantisme français : son cher Senancour certes, mais aussi Volnay (ne serait-ce que pour l'évocation de Palmyre au début des Ruines) et Joseph de Maistre (ne serait-ce que pour le tableau de Saint-Petersbourg en tête des Soirées), sans omettre Ramond de Carbonnière. Son attention courait du Versailles de Chénier à Mort de Verlaine, deux poèmes fréquemment tus autant qu'admirables. Il n'en finissait jamais avec Baudelaire, avait su voir l'autre Victor Hugo. Restaient Mallarmé et Rimbaud sur le seuil du monde moderne. L'entouraient encore Shakespeare, présent depuis toujours, Hölderlin ou Hopkins, il venait jusqu'à ses devanciers, Mandelstam, ou ses contemporains, Celan. Tant d'autres passions le visitaient. Là encore, une véritable histoire de la littérature, qui tranchait sur l'habitude des manuels, offrant un parti de grandeur et de proximité.

De Claude Simon et d'André du Bouchet, on pourrait dire que l'envers de l'histoire obligée qu'ils ont retenu pour leur compte n'était jamais qu'un juste écho de leurs œuvres propres, son prolongement en un sens, son devancement en un autre. En cela, comme le montreraient aussi bien et avec la même puissance de conviction Michaux, Ponge ou Des Forêts, ils tiraient à soi le fait apparemment unanime, lui redonnant instance de vie, l'attraction et l'élection personnelles imprimant leur sens à la lecture. Il va sans dire que, quand une œuvre s'offre en contrepartie, la portée d'une pareille torsion imposée au convenu, d'une telle impensée de l'histoire de la littérature, prend une autre dimension, que l'on en vient même à imaginer qu'elle s'est substituée au commun des usages. Ce serait la particularité comme anticipation d'un autre unanime. Des lectures si nombreuses tournées en une véritable histoire de la littérature, l'œuvre s'écrivant tout à côté s'étant, quant à elle, donnée en gage.



Yves Peyré

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 12 Octobre 2006 à 15h16.