Atelier

  • Voici le conte que fit naguère au lecteur de ses mémoires un narrateur fictif :

Deux écoliers allaient ensemble de Peñafiel à Salamanque. Se sentant las et altérés, ils s'arrêtèrent au bord d'une fontaine qu'ils rencontrèrent sur leur chemin. Là tandis qu'ils se délassaient après s'être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d'eux sur une pierre à fleur de terre quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux qu'on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l'eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes : Aqui està encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias. ICI EST ENFERMÉE L'AME DU LICENCIÉ PIERRE GARCIAS. Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n'eut pas achevé de lire l'inscription, qu'il dit en riant de toute sa force : " Rien n'est plus plaisant. Ici est enfermée l'âme... Une âme enfermée... Je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe ". En achevant ces paroles, il se leva pour s'en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : " Il y a là-dessous quelque mystère : je veux demeurer ici pour l'éclaircir ". Celui-ci laissa donc partir l'autre, et sans perdre de temps se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu'il l'enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu'il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin : " Sois mon héritier, toi qui as eu assez d'esprit pour démêler le sens de l'inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent ". L'écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l'âme du licencié.

La suite de ce Préambule est sans surprise, qui nous invite à ressembler au second écolier plutôt qu'au premier, et à lire avec suffisamment d'attention pour mettre au jour le trésor enfermé dans le texte que nous nous apprêtons à lire — l'Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage, publiée en 1715 pour ses deux premières parties (éd. R. Laufer, GF-Flammarion, 1977, p. 21).

  • Les écoliers furent bien deux à traiter l'épitaphe comme un texte, en redonnant quelque lustre à la pierre ; ils furent deux à tenter d'abolir le passage du temps pour mettre en pleine lumière ces " mots un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux ". Lavé des outrages du temps, l'énoncé n'a rien de lacunaire, et n'appelle d'abord nulle traduction : il est écrit dans la langue commune.

  • Si le premier s'en détourne, en quoi il est " vif et étourdi ", ce n'est pas seulement qu'il lit trop vite pour lire dans sa langue : c'est qu'il croit entendre l'épitaphe, et se prononce trop vite sur l'absurdité de l'énoncé ; qu'il juge " ridicule " ou " plaisante " l'inscription en ce qu'elle heurte la croyance commune en l'immatérialité de l'âme, laquelle ne saurait être retenue sous la pierre au lieu même où gisent les corps. Rien ne sert à ses yeux de retourner en tous sens l'énoncé (" Ici est enfermée l'âme… Une âme enfermée… ") : il n'y a pas là pour lui matière à interprétation mais contradiction dans les termes, impropriété ou blasphème — qu'il faut imputer à un " original " ou à un libertin pour passer aussitôt son chemin.

  • Si le second se montre " plus judicieux ", c'est qu'il accepte de croire qu'il n'entend pas d'abord l'inscription ; qu'il a suspendu son jugement, et avec lui ses préjugés, pour prendre la décision d'interpréter — décision qui est pour l'heure de l'ordre d'un pari (" Il y a là-dessous quelque mystère "), mais qui suffit à faire de l'impropriété une figure en arrachant l'énoncé à son absurdité première pour le constituer en énoncé énigmatique. C'est aussi qu'il a consenti à " demeurer " arrêté pour donner à l'affaire un peu de son temps ; en restant ainsi à l'écart, en renonçant à arriver à Salamanque, il se coupe volontairement de toute communauté — non pas seulement de la compagnie de son condisciple qui s'est déjà remis en chemin mais de la communauté de ceux que réunit la croyance en l'immatérialité de l'âme. La décision l'isole en ce qu'elle substitue à l'autorité de la croyance commune un simple pari sans garantie — il se pourrait qu'il n'y ait rien à trouver — et qui ne tient sa légitimité que de lui-même : on conçoit que notre écolier se mette à la tâche " sans perdre de temps ". Il se pourrait qu'au terme de l'aventure, l'Université de Salamanque n'ait plus rien à lui apprendre, mais il ne le sait pas lorsqu'il s'y lance.

  • Qu'y avait-il à trouver sous la pierre ? Un trésor qui le paye de sa peine ; quarante bons ducats ne suffiraient pas cependant à le dédommager du risque pris : il y faut une " carte " attachée à la bourse et rédigée en latin. Elle a demandé à l'interprète de l'inscription un ultime effort, qui ne se confond pas ici avec un pari mais requiert une simple compétence technique : celle que les écoliers et les licenciés ont en partage.

  • Sans elle, comment l'interprète eût-il été jamais sûr de l'interprétation qu'il peut maintenant donner, et du sens figuré qu'il convient désormais d'accorder au mot " âme ", comme du récit même avec lequel tout soudainement l'inscription le met métonymiquement aux prises — l'histoire du licencié Pierre Garcias qui trop aima l'argent et y perdit son âme ? Comment notre second écolier pourrait-il jamais légitimer le sens que revêt l'énoncé qu'en attestant de l'intention de son auteur auquel il redonne ainsi vie ? Cette carte, à lui seul adressée, le distingue (" toi qui as eu assez d'esprit pour démêler le sens de l'inscription ") : qu'eût valu le trésor sans le mot ? Riche sans doute, l'interprète n'eût pu se dire légitime " héritier " de l'auteur.

  • Car il se trouve avoir exactement accompli une volonté qu'il découvre maintenant n'être pas la sienne, une volonté qui attendait précisément de lui seul qu'il l'accomplisse ; la carte n'a de sens que s'il y a eu d'autres écoliers pour passer leur chemin : lui seul était attendu. Le voilà rendu à une communauté dont il ne pouvait pas même soupçonner l'existence, et qui l'unit à l'auteur de l'inscription dans un rapport de filiation exclusif. Prenant la décision d'interpréter, il demeurait isolé, pas même sûr de son statut d'interprète ; le texte interprété, il est invité à former avec l'auteur une communauté où il reçoit, avec une légitimité nouvelle et entière, un statut d'exception. Cette voix d'outre-tombe qu'il est seul à entendre et qui ne s'adresse qu'à lui peut seule lui dire qu'il a bien entendu ; elle fait ainsi de l'écolier bien davantage que le dépositaire du trésor : " l'héritier " unique par lequel la vie de feu Pierre Garcias peut devenir récit — et mieux encore : une histoire morale pour peu que l'héritier fasse de la somme héritée un " meilleur usage " que son donateur.

  • Mais pourquoi lui faut-il maintenant remettre la pierre en place ? La carte latine faisait de lui le premier arrivé et le seul attendu : il fera en sorte d'être aussi le dernier et le seul pour lequel l'inscription a fait sens. Qu'en sera-t-il en effet pour un troisième écolier, assez perspicace pour déchiffrer l'épitaphe mais pour lequel le meilleur sera enlevé et qui ne trouvera sous la pierre nulle récompense à sa sagacité herméneutique ? Il vaudrait mieux peut-être qu'il ne s'arrête pas plus longtemps que le premier écolier à déchiffrer l'inscription : à prendre le risque d'une interprétation, il ne ferait que creuser une énigme sans en trouver le mot — pour conclure trop vite ou qu'il n'y avait rien à trouver et que l'inscription est bien d'un " original ", ou que le licencié Pierre Garcias n'avait pas d'âme sans même pouvoir donner un sens plein à cette déduction. Comment le troisième venu pourrait-il seulement imaginer les deux temps de l'affaire ? Il lui faudrait l'enseignement d'un récit : celui que le second écolier est seul à pouvoir raconter et qui nous met désormais en son pouvoir. Ne cherchons pas ailleurs que dans cette volonté d'être le seul détenteur non pas tant du trésor que de l'histoire, la raison du soin qu'apporte l'herméneute à remettre la pierre " comme elle était auparavant ". Et n'en doutons plus : nul autre que lui ne peut être à l'origine du conte que nous venons de lire.

  • Que peut dès lors valoir la suite de l'Avis au lecteur ? L'écho donné au précepte central de l'esthétique classique risque fort d'être ici un trompe l'œil : il se pourrait que le lecteur ait à ressembler au troisième écolier, qui creusera en vain, sauf à s'en remettre à celui qui le seul capable à délivrer, avec l'interprétation, le récit de cette interprétation — et finalement le plaisir d'un bon conte…

Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l'un ou à l'autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions qu'elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais, si tu lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d'Horace d'Horace, l'utile mêlé avec l'agréable.


  • Le conte dit pour nous la fiction doublement paradoxale qui hante l'imaginaire de l'interprète : à la fiction d'un texte jamais interprété répond la fiction de l'interprétation dernière au terme de laquelle il ne reste plus rien à interpréter mais seulement à recevoir le sens du texte qui se confond avec le récit de son interprétation.

  • Tout interprète se persuade aisément qu'il est le premier venu — alors même qu'il a besoin d'être le second pour se croire attendu : il n'est pas d'autre façon pour lui de légitimer son propos que de le concevoir comme ce dont le texte était encore en attente et qu'avant lui ont manqué tous les autres ; et s'il veut croire être seul à pouvoir accomplir cette attente, il doit faire comme si d'autres ne viendront pas après lui : comment pourrait-il accepter que le sens qu'il accorde au texte qui l'élit en retour ne soit jamais qu'un sens provisoire et qu'il puisse être bientôt remplacé ? Il viendra donc assez tard pour être le premier venu et demeurer le dernier et le seul. On ne peut attacher une interprétation à un texte qu'en brisant la chaîne dans laquelle elle a pourtant l'obligation de s'inscrire.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Février 2007 à 19h06.