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  • J. Milly (« Les pastiches de Proust », Le Français moderne, 35-1, 1967) définit en ces termes l'activité du pasticheur : « Le pasticheur interprète comme une structure des faits redondants du modèle et […] grâce à l'artifice d'un nouveau référent, il reconstruit cette structure plus ou moins fidèlement, selon l'effet qu'il veut produire sur le lecteur. »

  • La pratique relève donc tout à la fois d'une activité d'analyse et d'appréciation stylistique ou esthétique, mais aussi d'une rhétorique complexe qui donne deux textes à lire en même temps — en quoi L'Affaire Lemoine fut aussi pour Proust une « affaire d'hygiène », comme il apparaît dans les déclarations postérieures de l'auteur des Pastiches :

== QUELQUES CITATIONS DE PROUST RELATIVES A LA COMPOSITION DES PASTICHES ==

  • « C'était [la publication des Pastiches] par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de faire de la critique en action. Mais cela va peut-être m'y forcer, pour les expliquer à ceux qui ne comprennent pas. » (lettre à P. Dreyfus, 1908)

  • « Je n'ai pas fait une correction dans le Renan. Mais il m'en venait tellement à flots que j'ai ajouté sur les épreuves des pages entières à la colle. […] J'avais réglé mon métronome intérieur à son rythme, et j'aurais pu écrire dix volumes comme cela. Remercie moi de ma discrétion. » (lettre à P. Dreyfus, 1908).

  • « J'avais d'abord voulu faire paraître ces pastiches avec des études critiques parallèles sur les mêmes écrivains, les études énonçant d'une façon analytique ce que ces pastiches figuraient instinctivement (et vice versa), sans donner la priorité à l'intelligence qui explique, ni à l'instinct qui reproduit. » (lettre à R. Fernandez, 1919)

  • « Le tout était surtout pour moi affaire d'hygiène ; il faut se purger du vice naturel d'idolâtrie et d'imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d'en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j'écris mes romans. » (lettre à R. Fernandez, 1919)

  • Dans l'article « À propos du style de Flaubert » (1920, postérieur aux Pastiches) : « Pour ce qui concerne l'intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. Quand on vient de finir un livre, non seulement on voudrait continuer à vivre avec ses personnages, avec Mme de Beauséant, avec Frédéric Moreau, mais encore notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le rythme d'un Balzac, d'un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c'est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela, redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. »

  • Sur l'article « À propos du style de Flaubert » : « C'est un trajet inverse que j'ai accompli aujourd'hui en cherchant à noter à la hâte ces quelques particularités du style de Flaubert. Notre esprit n'est jamais satisfait s'il n'a pu donner une claire analyse de ce qu'il avait d'abord inconsciemment produit, ou une recréation vivante de ce qu'il avait d'abord patiemment analysé. »

  • (Ibid.) « Quant j'ai écrit jadis un pastiche, détestable d'ailleurs, de Flaubert, je ne m'étais pas demandé si le chant que j'entendais en moi tenait à la répétition des imparfaits ou des participes présents. Sans cela, je n'aurais jamais pu le transcrire. »

  • Texte de conclusion du Contre Sainte-Beuve : « Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l'air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de ce qu'il est chez tous les autres, et tout en lisant, sans m'en rendre compte, je le chantonnais, je pressais les notes ou les ralentissais ou les interrompais, pour marquer la mesure des notes et leur retour, comme on fait quand on chante […].

  • (Ibid.) Je savais bien que si, n'ayant jamais pu travailler, je ne savais écrire, j'avais cette oreille-là plus fine et plus juste que bien d'autres, car chez un écrivain, quand on tient l'air, les paroles viennent bien vite. »

  • (ibid.)« Le garçon qui en moi s'amuse à cela [aux pastiches] doit être le même que celui qui a aussi l'oreille fine et juste pour sentir entre deux impressions, entre deux idées, une harmonie très fine que d'autres ne sentent pas. »

  • Art. « À propos de Baudelaire » (repr. Dans Contre Sainte-Beuve) : « En tenant compte de la différence des temps, rien n'est si baudelairien que Phèdre, rien n'est si digne de Racine, voire de Malherbe, que les Fleurs du mal. [cite deux vers des Femmes damnées : « Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes , / Tout servait, tout paraît sa fragile beauté. »] On sait que ces derniers vers s'appliquent à une femme qu'une autre femme vient d'épuiser par ses caresses. Mais qu'il s'agisse de peindre Junie devant Néron, Racine parlerait-il autrement ? » (cité par. A. Compagnon, Proust entre deux siècles, Le Seuil, 1989).


  • Référence: G. Genette, Palimpsestes, 1982. Les p. 108 sq. de l'éd. "Points-Seuil" sont consacrées à Proust, avec un long développement sur le pastiche de Flaubert. J'en extrais ceci, qui vient au terme d'une longue analyse du style de Flaubert tel que Proust le perçoit (dans l'article de 1920, "Sur le style de Flaubert", en réponse à un article de Thibaudet), tel qu'il le pratique dans le pastiche de L'Affaire Lemoyne, et tel qu'en lui-même la réflexion de Proust (au double sens du terme) l'a pour nous fixé — ceci donc, qui est peut-être, de Genette, ce qu'il a de meilleur:

"Et maintenant, lisez Flaubert avec les lunettes proustiennes, ou, ce qui revient au même, lisez Flaubert comme si c'était, pourquoi pas, un pastiche de Flaubert par Proust. Vous le trouverez sans doute assez réussi en son genre, surtout à partir de L'Éducation. Le Flaubert de Proust est un Flaubert tardif: c'est le dernier Flaubert; le "vieux" (quoique pas très vieux) Flaubert, comme il y a un vieux Titien, un vieux Hals (un viel Elstir" […]. Tardif, et peut-être nécessairement assez rare, même dans les dernières œuvres. On est frappé de voir comme le Flaubert de Proust consiste en fait en un corpus de quelques pages privilégiées, début de L'Éducation, bribes de Salammbô, des Trois Contes, de Bouvard bien sûr […] qu'il ne cite nulle part, et un peu toujours les mêmes. On dirait volontiers qu'il s'est constitué son Flaubert sur deux ou trois phrases caractéristiques, retenues par cœur et vaguement réécrites par une mémoire égoïste, je veux dire "artiste" elle aussi, et donc au service exclusif de son art. Moyennant quoi, et un peu de génie aidant, ce Flaubert-là se trouve être, de Flaubert, peut-être bien, ce que nous avons de meilleur."

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Mai 2003 à 16h57.