Atelier

Florilège V Soares en autre Sisyphe - le drame du perfectionneur face à son oeuvre

Soares continue à imperfectionner son œuvre en toute connaissance de cause… En quelque sorte, ce que nous livre ici Soares est son autoportrait littéraire et l'auto-condamnation de son œuvre comme ratée - Je ne suis que la somme de mes pages inutiles, que j'ai accumulées, et continuerai à accumuler (plutôt que de les corriger !)

Les textes sont extraits de la nouvelle édition Christian Bourgois du Livre de l'Intranquillité de Bernardo Soares, traduit du portugais par Françoise Laye, présenté par Robert Bréchon et Eduardo Lourenço, publiée en 1999. La numérotation des textes correspond à celle de cette édition.

Le perfectionneur face à son œuvre : va-t--on améliorer son œuvre ratée ?(texte 63

(…)Les pages que je consigne ma vie, avec une clarté qui subsiste pour elles, je viens de les relire, et je m'interroge. Qu'est-ce que tout cela, à quoi tout cela sert-il ? Qui suis-je lorsque je sens ? Quelle chose suis-je en train de mourir, lorsque je suis ? (…) On dirait que je cherche, à tâtons, un objet caché je ne sais où, et personne ne m'a dit ce qu'il était. Nous jouons à cache-cache avec personne. Il existe, quelque part, un subterfuge transcendant, une divinité fluide et seulement entendue. Oui je relis ces pages qui représentent des heures vécues pauvrement, de petits répits, des illusions, de grands espoirs déviés vers le paysage, des tristesses semblables à des pièces où l'on ne pénètre jamais, certaines voix, une immense fatigue – l'évangile qui reste à écrire. Chacun de nous a sa vanité, et cette vanité consiste à oublier que les autres aussi existent, et ont une âme semblable à la nôtre. Ma vanité, ce sont ces quelques pages, certains passages, certaines questions… Je me suis relu ? Faux ! Je n'ose pas, je ne peux pas me relire. A quoi cela servirait-il ? Celui qui est dans ses pages, c'est un autre. Je ne comprends déjà plus rien…

Moi et mes œuvres : Sisyphe écrivain ! (Pour l'auteur une oeuvre est forcément imparfaite, inachevée, ratée…) texte 231

Réaliser une œuvre pour, une fois réalisée, s'apercevoir qu'elle ne vaut rien, c'est une des tragédies de l'âme. C'en est une bien plus grande lorsqu'on sait que cette œuvre est encore la meilleure que l'on pouvait réaliser. Mais, alors qu'on s'apprête à écrire, savoir à l'avance que votre œuvre sera fatalement imparfaite et ratée – voilà le maximum de torture et d'humiliation que peut endurer notre esprit. Ce ne sont pas seulement le vers que j'écris qui me laissent insatisfait : je sais aussi que ceux que je vais écrire ne me satisferont pas davantage. Je le sais d'une science philosophique tout autant que charnelle, dans une entre-vision obscure et lancéolée. Alors, pourquoi écrire ? Parce que, tout en prêchant le renoncement, je n'ai jamais appris à le pratiquer entièrement, ni renoncé à ma tendance à écrire vers et prose. Il me faut écrire, comme on accomplit une peine. Et le pire, c'est de savoir que ce que j'écris est totalement raté, futile et nébuleux. Tout enfant, j'écrivais déjà des vers. C'étaient des vers exécrables, mais je les jugeais parfaits. Je ne connaîtrai plus jamais ce plaisir trompeur de produire une œuvre parfaite. Ce que j'écris aujourd'hui est bien meilleur. Mais c'est infiniment au-dessous de ce que, je le sens bien sans savoir pourquoi, je pourrais ou, qui sait, devrais écrire. Je pleure sur mes mauvais poèmes d'enfant comme sur un enfant mort, un fils mort, un dernier espoir qui se serait évanoui.

Un narrateur comme machine à écrire des pages inutiles (texte 442)

Je relis – plongé dans une de ces somnolences sans sommeil où l'on s'amuse intelligemment sans l'intelligence – certaines des pages qui formeront, rassemblées, mon livre d'impression décousues. Et voici qu'il monte de ces pages, telle l'odeur de quelque chose de bien connu, une impression désertique de monotonie. Je sens que, même en disant que je suis toujours différent, j'ai répété sans cesse la même chose : que je suis plus semblable à moi-même que je ne voulais l'avouer ; et qu'en fin de compte, je n'ai eu ni la joie de gagner, ni l'émotion de perdre. Je suis une absence de bilan de moi-même, un manque d'équilibre spontané, qui me consterne et m'affaiblit. Tout ce que j'ai écrit est grisâtre. On dirait que ma vie entière, et jusqu'à ma vie mentale, n'a été qu'un long jour de pluie, où tout est internement et pénombre, privilège vide et raison d'être oubliée. Je me désole en haillons de soie. Je m'ignore moi-même, en lumière et ennui.(…) Je demande à ce qui reste de moi à quoi riment ces pages inutiles, consacrées au rebut et aux ordures, perdues avant même d'exister parmi les bouts de papier du Destin. Je m'interroge et je poursuis. J'écris ma question, je l'emballe dans de nouvelles phrases, la désenchevêtre de nouvelles émotions. Et je recommencerai demain à écrire, poursuivant ainsi mon livre stupide, les impressions journalières de mon inconviction, en toute froideur. Qu'elles se poursuivent donc, telles qu'elles sont. Une fois achevée la partie de dominos – et qu'on l'ait gagnée ou perdue -, on retourne toutes les pièces, et tout le jeu, alors, est noir.



Julia Peslier

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 3 Février 2005 à 23h19.