Atelier

P. Bénichou, " Tradition et variantes en tragédie " dans : L'Écrivain et ses travaux, Paris, J. Corti, 1967), pp. 167-170).

Présentation

  • Réfléchissant sur le statut de la création à l'âge classique et remarquant que les œuvres que nous avons tendance à lire comme de libres créations " se rattachent toujours à une lignée d'œuvres antérieures hors de laquelle elles ne sont pas imaginables " , P. Bénichou fait valoir que l'étude des sources n'a de sens que si elle permet d'approcher dans chaque œuvre singulière les variantes d'un sujet " qui développe sa signification à travers toutes les œuvres où il a été traité" : ce qui fait alors la singularité d'une œuvre, ce sont les possibles qu'un auteur fait lever au sein même du sujet légué par la tradition. " Toute la question est alors de savoir, ce qu'ont signifié, pour l'auteur et pour son public, et le sujet lui-même, et les variantes choisies dans chaque cas de préférence à d'autres ".

Extraits (Les intertitres sont de notre fait).

1. Le statut de la création à l'âge classique.

  • […] Il n'est pas de création, si lettrée soit-elle, qui ignore l'usage de matériaux consacrés et leur élaboration plus ou moins heureuse par ce qu'on peut appeler, au sens large, des variantes. […] Corneille a écrit un Cid, Racine une Andromaque et une Phèdre, et ce sont là des versions personnelles, mais des versions tout de même, de quelque chose qui leur préexistait. Leurs œuvres, parfaitement individualisées dans les conditions de leur naissance et dans leur texte, ne s'en rattachent pas moins, par leur conception première et l'essentiel du contenu, à une lignée d'œuvres antérieures hors de laquelle elles ne sont pas imaginables. " Il est des époques profondément humanistes, remarque J. Pommier (dans Aspects de Racine, 1954, p. 314), où rien n'a eu plus d'influence pour les auteurs de premier ordre que les formes déjà revêtues par leurs sujets. Le XVIIe siècle classique était une de ces époques." Et à propos de Phèdre et d'Hippolyte précisément : " Il faudra voir si ces figures qu'une critique peu avertie traite comme une libre création, ne seraient pas peut-être le résultat d'adaptations étroites, et d'un compromis entre plusieurs traditions" . […] Il est de fait qu'un très grand nombre des sujets traités par les auteurs tragiques entre la Renaissance et le XVIIIe siècle appartiennent à une sorte de répertoire de prédilection où l'on ne cesse de puiser et dont le point de départ est souvent traditionnel lui-même : mythologie antique, hagiographie chrétienne, histoire légendaire ou exemplaire, antécédents épiques ou romanesques européens.

2. Le primat du muthos dans la création classique.

  • […] On dira que les sujets d'une tragédie et la façon dont un auteur les a repris ou modifiés, ne sont pas cette tragédie, à beaucoup près. Mais ce n'en est pas non plus une part négligeable. Racine, assure-t-on, disait sa tragédie faite quand il n'avait plus que les vers à faire. Si le mot est authentique, il faut entendre que, pour Racine, la conception du drame et sa distribution étaient l'étape essentielle du travail créateur, la seule au moins où il eût à délibérer et à choisir et où il risquât de se tromper gravement, la diction — comme on disait alors — ou le vêtement poétique étant au contraire assurés d'être ce qu'ils devaient être sous sa main. Conception dans un cas, don et talent dans l'autre. La critique en tout cas n'a nul intérêt à démentir Racine : la disposition des matériaux dans une œuvre tragique lui sera toujours plus accessible que le je ne sais quoi du vers, qui continue de résister, si cruellement, à ses tentatives d'analyse. Il n'est d'ailleurs pas question d'examiner tout l'arrangement de détail de la matière tragique, auquel le mot de Racine fait allusion, mais seulement ce qui en fait la première charpente : la situation réciproque des personnages la couleur dominante de la personnalité prêtée à chacun, et les actions fondamentales dont l'auteur a composé son drame. Il fallait — les œuvres médiocres en sont la preuve évidente, a contrario — autant de génie pour dresser cette charpente du Cid, d'Andromaque ou de Phèdre que pour en écrire les vers.

3. Redéfinir les notions de version et de sujet.

  • […] Considérons donc ces chefs d'œuvre comme des remaniements autant que comme des créations. Ces histoires dès longtemps consacrées, où vivent des personnages d'avance connus, sont comme des sujets d'exercice que le public propose incessamment aux auteurs en leur demandant de les repenser à l'usage du présent. Ce que chaque version apporte n'a son plein sens que par rapport aux autres. Non que toutes aient été connues de l'auteur de chacune, mais chacune s'éclaire par comparaison avec toutes, car elles font partie, dans la tradition, d'un même ensemble. Une tentative aide à comprendre l'autre, même quand leurs auteurs se sont ignorés. Il ne s'agit pas ici des sources d'une œuvre dans d'autres œuvres, mais d'un sujet qui développe sa signification à travers toutes les œuvres où il a été traité.

4. De l'étude des sources à une archéologie des variantes : une révolution copernicienne.

  • On étudiera donc l'œuvre tragique en relation avec ses antécédents dans la tradition légendaire ou littéraire, sans se préoccuper de savoir si ces antécédents ont été connus de l'auteur : une telle exigence masquerait l'unité, indiscutable, de la tradition. Ce n'est pas que la connaissance des sources soit sans intérêt ; les quelques certitudes qu'on atteint dans ce domaine aident à fixer les idées ; mais ces certitudes sont rares : rien n'est plus ambitieux que de vouloir établir, dès que la matière est un peu riche, une généalogie des versions. Force est donc de renoncer […] à la recherche chimérique des filiations et de prendre un autre point de vue : celui du naturaliste qui discerne dans l'unité d'un groupe plusieurs variétés issues d'évolutions diverses, et qui, sans pouvoir retracer avec certitude ces évolutions, en éclaire les résultats les uns par les autres. Dans une telle vue, appliquée aux variantes d'un sujet littéraire traditionnel, il suffit de suposer, pour la commodité, que l'ensemble des orientations et innovations adoptées a pu être pressenties comme possible par chacun à partir du fonds commun à tous. Toute la question est alors de savoir ce qu'ont signifié, pour l'auteur et pour son public, et le sujet lui-même, et les variantes choisies dans chaque cas de préférence à d'autres. […].

5. Une philosophie de la création.

  • Du même coup se dissipent beaucoup de faux problèmes touchant l'imitation ou l'originalité en art. L'invention apparaît comme peu de chose, matériellement et en quantité, quoiqu'elle soit tout. Un déplacement du point de vue sur des matériaux presque tous anciens, une omission heureuse, la conjonction inattendue de données ou de dispositifs jusque-là séparés suffisent à opérer cette régénération du sens et de la portée spirituelle des œuvres par laquelle le génie répond aux besoins nouveaux et à ses propres exigences.

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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Août 2002 à 16h26.