Atelier



L'heure luxueuse du loisir romanesque


« La marquise sortit à cinq heures » : une anthologie



par Marc Escola
(Université de Lausanne)



Jean Béraud, "Le Pont des Arts par grand vent" (1880-1881)



Dossiers Récit, Textes possibles.




L'heure luxueuse du loisir romanesque


« La marquise sortit à cinq heures » : une anthologie



On voudrait retracer ici, après bien d'autres[1], la longue histoire d'une notion, ou si l'on préfère d'un problème connu sous le nom d'arbitraire du récit, et mieux encore identifié sous les traits d'une marquise bientôt centenaire, ou par cette heure arrêtée au cadran de l'horloge : cinq heures.


André Breton ou la haine des commencements


Car une marquise et une pendule hantent depuis près d'un siècle la théorie du récit et l'histoire du roman, l'une et l'autre introduites en grande pompe par André Breton dans le Manifeste du surréalisme (1924) au moment de lancer l'anathème contre le genre romanesque, à la faveur d'un propos prêté à Paul Valéry :

« Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination.

Le procès de l'attitude réaliste demande à être instruit, après le procès de l'attitude matérialiste. Celle-ci, plus poétique, d'ailleurs, que la précédente, implique de la part de l'homme un orgueil, certes, monstrueux, mais non une nouvelle et plus complète déchéance. Il convient d'y voir, avant tout, une heureuse réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme. Enfin, elle n'est pas incompatible avec une certaine élévation de pensée.

Par contre, l'attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole France, m'a bien l'air hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l'ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance. C'est elle qui engendre aujourd'hui ces livres ridicules, ces pièces insultantes. Elle se fortifie sans cesse dans les journaux et fait échec à la science, à l'art, en s'appliquant à flatter l'opinion dans ses goûts les plus bas ; la clarté confinant à la sottise, la vie des chiens. L'activité des meilleurs esprits s'en ressent ; la loi du moindre effort finit par s'imposer à eux comme aux autres. Une conséquence plaisante de cet état de choses, en littérature par exemple, est l'abondance des romans. Chacun y va de sa petite « observation ». Par besoin d'épuration, M. Paul Valéry proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre que possible de débuts de romans, de l'insanité desquels il attendait beaucoup. Les auteurs les plus fameux seraient mis à contribution. Une telle idée fait encore honneur à Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m'assurait qu'en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures. Mais a-t-il tenu parole ?

Si le style d'information pure et simple, dont la phrase précitée offre un exemple, a cours presque seul dans les romans, c'est, il faut le reconnaître, que l'ambition des auteurs ne va pas très loin. Le caractère circonstanciel, inutilement particulier, de chacune de leurs notations, me donne à penser qu'ils s'amusent à mes dépens. On ne m'épargne aucune des hésitations du personnage : sera-t-il blond, comment s'appellera-t-il, irons-nous le prendre en été ? Autant de questions résolues une fois pour toutes, au petit bonheur ; il ne m'est laissé d'autre pouvoir discrétionnaire que de fermer le livre, ce dont je ne me fais pas faute aux environs de la première page. Et les descriptions ! Rien n'est comparable au néant de celles-ci ; ce n'est que superpositions d'images de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses cartes postales […]. »[2]

Le roman comme genre se trouve enveloppé dans le procès intenté à « l'attitude réaliste », contre laquelle le surréalisme entend réaffirmer les droits de l'imagination, du rêve, de l'irrationnel, de la folie même. Breton se souvient peut-être ici de Lautréamont qui voyait dans le roman un « genre faux », et des préventions formulées en amont par les symbolistes, pour condamner un état de l'art romanesque : le roman « d'observation » qui peut se réclamer du naturalisme de Zola aussi bien que du réalisme balzacien, et qui prévaut dans les années 1920 encore ; ce roman qui cherche à produire l'illusion du vrai est pour l'auteur du Manifeste le symbole d'un état de la civilisation contre lequel le surréalisme entend entrer en lutte, comme il déclare la guerre à tous ceux qui donnent priorité au réel sur le possible. Breton voit dans cette « attitude » une forme de paresse (« la loi du moindre effort »), dont « l'abondance de romans » serait un effet « plaisant », c'est-à-dire dérisoire, le triomphe du roman sur tous les autres genres marquant le point d'aboutissement d'une lente déchéance de l'imagination (« de saint Thomas à Anatole France »). L'anathème pèsera lourd sur les premiers ralliés au surréalisme, parmi lesquels Aragon, comme sur les épigones plus tardifs, dont J. Gracq.


C'est alors sous le patronage de Paul Valéry, mais sans autre référence que la vague allusion à un projet d'anthologie de débuts de romans, que se trouve introduit cet exemple d'incipit apparemment imaginaire : « La marquise sortit à cinq heures » ; l'énoncé vaut comme un échantillon du fiat dont procèderait toute fiction romanesque, par décision arbitraire ou suffisant caprice du romancier. La phrase elle-même, avec son déterminant initial, son verbe d'action au passé simple et son complément de temps, permettent idéalement de mettre en accusation le « style d'information », qui vient poser un monde factice comme un anologon du monde réel, en exhibant quelque chose comme une fausse nécessité : un c'est comme ça qui ne peut que conforter en retour, aux yeux d'André Breton comme de Bertolt Brecht qui se fait à la même date le promoteur de la distanciation (Verfremdung), l'ordre du monde tel qu'il est, c'est-à-dire injuste — autre que ce qu'il devrait et pourrait être. Si le roman doit être insupportable autant qu'impraticable aux surréalistes, c'est qu'il induit à chaque instant une limitation des possibles pour le lecteur, en favorisant un engourdissement de l'imagination ; la narration fictionnelle délivre un détail ou une « notation particulière » après l'autre, tous issus de décisions prises « au petit bonheur », qui sont pour la plupart — mais non pas sans doute pour la totalité qu'elles forment — à peu près indifférentes : qu'importe après tout que le héros soit blond ou brun, et qu'il se nomme Pierre ou Jacques ? Breton ne veut pas voir autre chose qu'un scandale dans une telle facilité à poser ce qu'il ne coûte rien d'inventer, et une violence dans l'obligation faite au lecteur d'entériner chacune de ces décisions, en s'accommodant donc d'un état de fait — sauf à fermer le livre, pour rendre à l'imagination tous ses droits. On conçoit que les descriptions puissent être ensuite alléguées comme l'autre lieu de l'arbitraire : elles coûtent au romancier moins encore que la narration, s'il lui suffit de piocher dans l'album de ses souvenirs ou le grand catalogue des objets du monde pour enfermer son lecteur dans un décor de carton-pâte.[3]


Paul Valéry ou la manie perverse des substitutions


La comtesse prit le train de 9 heures


La marquise convoquée par A. Breton ne s'est jamais retrouvée dans l'œuvre de P. Valéry, qui compte toutefois quelques déclarations fameuses à l'encontre du roman. Parmi les notations relatives à l'art romanesque éparses dans les Cahiers, deux seulement offrent une silhouette aristocratique qui vient à chaque fois exemplifier « l'arbitraire » du romancier :

« Romans. L'arbitraire –

La comtesse prit le train de 8 heures.  ad lib.

La marquise prit le train de 9 heures.

Or ce que je puis varier ainsi indéfiniment, dans le mou – le premier imbécile venu peut le faire à ma place, – le lecteur.

Mais ce à quoi je ne trouve pas de substitut – ce qui est nécessaire pour moi – voilà mon affaire.

Celui-là seul pourra le changer, le trouver variable qui sera plus que moi, qui sera capable de moi et non moi de lui. »[4]

Le reproche est celui d'un poète, dont toute « l'affaire » ou le métier consiste à produire un objet de langage dont les éléments seront liés entre eux par une nécessité telle que chaque terme apparaîtra comme insubstituable, sauf peut-être aux yeux de quelque génie supérieur capable de promouvoir une autre nécessité. Les contraintes traditionnelles — rimes, strophes et formes fixes — sont pour la poésie l'un des visages, mais non le seul, de cette nécessité. « L'arbitraire » que P. Valéry associe au récit désigne a contrario la possibilité de varier indifféremment les termes (« dans le mou » et « ad libitum ») : tout roman s'échafaude dans une liberté d'indifférence, quand le poème vit de nécessité. « La sensation de l'arbitraire n'[est] pas une sensation de romancier », note-t-il encore dans Tel Quel.[5] Si Breton condamnait le roman au nom des droits de l'imagination, Valéry sacrifie la fiction narrative sur l'autel de la seule lucidité : celle de l'esprit sondant ses propres ressorts.


Une autre réflexion signale que l'unique nécessité dont le roman soit capable tient dans le « mouvement » narratif — cette dynamique de l'intrigue où les conséquences d'un fait, acte ou décision d'un personnage, viennent à rebours conférer à leur cause un semblant de nécessité.

« Romans

Si je dis : le marquis ferma la porte ou bien : Élise avait 30 ans –

Personne n'y pourra contredire – Cela n'est ni vrai ni faux, puisqu'Élise n'existe pas, le marquis ni la porte ne sont.

Ce sont des postulats.

Les romanciers essaient donc de soutenir leurs postulats par leurs conséquences –

Conséquences réelles de postulats gratuits –

et parfois de réaliser par l'accumulation de postulats, c'est-à-dire par le mouvement.

Une somme de propos arbitraires = un effet non arbitraire. »[6]

Le poète qui s'avoue incapable d'écrire des romans se montre ici très au fait des difficultés du métier. La fiction narrative ne connaît pas d'autre biais pour produire un effet de nécessité que l'affabulation d'une chaîne causale, où les effets viennent cautionner les causes — à la façon dont les conséquences d'une proposition peuvent logiquement valider un « postulat » qui tenait d'abord de la simple pétition de principe. Le roman ne peut gagner en « réalisme », et l'illusion mimétique ne s'accomplit « parfois » qu'en vertu de ce tour de bonneteau qui crédibilise les causes par leurs conséquences. Peut se dire romancier celui-là seul qui accepte de croire en la magie de cette « réalisation », sans quoi les personnages ne sont que des êtres de papier.

« Pour faire des romans, il faut considérer les hommes comme des unités ou éléments bien définis.

Il fit ceci. Elle dit cela.

On oublie aisément que c'est fit et dit, ceci ou cela qui définissent et construisent Il et Elle dans t(ou)s les cas possibles. »[7]

Paul Valéry est trop rationnel pour jamais oublier que l'éthos n'est qu'un corrélat du muthos, soit, en bonne orthodoxie aristotélicienne : que les caractères ne préexistent pas à l'histoire, les personnages étant exactement dessinés en fonction des besoins de l'intrigue, et non l'inverse. Par deux fois se trouve ici exprimé comme obvie le principe d'une construction régressive des intrigues fictionnelles et d'une détermination rétrograde des moyens par les fins ou des causes par les effets, idée qui sera la clé de voûte des poétiques du récit des années 1970 et de la narratologie de G. Genette.[8]

Paul Valéry est trop économe aussi pour accepter la dépense éperdue, soit la débauche de détails dont toute trame fictionnelle se soutient :

« Je ne pourrais écrire un roman que si j'avais un domestique pour y écrire à ma place tout ce qu'il y faut d'arbitraire et d'insignifiant, tout ce par quoi l'auteur est / qui fait l'auteur / le domestique du lecteur. (1899) »[9]

Le refus de l'office romanesque signe l'appartenance à la véritable aristocratie de l'esprit.


Le vertige des possibles


Ailleurs, cette réticence à l'égard des romans est rapportée à une attitude de lecture toute personnelle : celle d'un lecteur qui ne s'en laisse pas conter. Les « Fragments des mémoires d'un poème » accueillent cette confidence :

« Quant aux contes et à l'histoire, il m'arrive de m'y laisser prendre et de les admirer, comme excitants, passe-temps et ouvrages d'art ; mais s'ils prétendent à la “vérité”, et se flattent d'être pris au sérieux, l'arbitraire aussitôt et les conventions inconscientes se manifestent ; et la manie perverse des substitutions possibles me saisit. […]

Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds, la diversité qui s'y peut présenter à l'esprit, et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l'illusion d'une détermination unique et imitatrice du réelle, celle du possible-à-chaque instant, qui me semble plus véritable. Il m'est arrivé de publier des textes différents de mêmes poèmes : il en fut même de contradictoires, et l'on n'a pas manqué de me critiquer à ce sujet. Mais personne ne m'a dit pourquoi j'aurais dû m'abstenir de ces variations.

Je ne sais d'où me vient ce sentiment très actif de l'arbitraire ; si je l'ai toujours eu, si je l'ai acquis ?… Je tente involontairement de modifier ou de faire varier par la pensée tout ce qui me suggère une substitution possible dans ce qui s'offre à moi, et mon esprit se plaît à ces actes virtuels. »[10]

Ou cette autre encore, un peu plus loin :

 « Il m'est presque impossible de lire un roman sans me sentir, dès que mon attention active s'éveille, substituer aux phrases données d'autres phrases que l'auteur aurait pu écrire tout aussi bien, sans grands dommages pour ses effets. Par malheur, toute l'apparence de réalité que peut produire le roman moderne réside dans ces déterminations si fragiles et ces précisions insignifiantes. […] J'admire, j'envie les romanciers qui nous assurent qu'ils croient en “l'existence” de leurs personnages. »[11]

Comme l'a souligné G. Genette, « c'est évidemment cette manie […] qui lui [i.e. à Valéry] rend tout à fait inconcevable l'art du récit et le genre romanesque » :

« Un énoncé comme “La marquise sortit à cinq heures' lui apparaît aussitôt comme une agrégation contingente d'unités toutes substituables : La marquise (ou tout autre sujet) sortit (ou tout autre verbe) à cinq heures (ou tout autre complément). Le narrateur ne peut arrêter ce vertige des possibles que par une décision arbitraire, c'est-à-dire par une convention. Mais cette convention est inconsciente, ou pour le moins inavouée : toute l'imposture littéraire est dans cette dissimulation.[12]

La « manie perverse des substitutions » qu'affiche ici Valéry comme un trait idiosyncrasique n'est pas sans faire songer à un procédé… romanesque : celui du narrateur de Jacques le Fataliste — et il est curieux que l'auteur de Variété ne veuille pas s'aviser ici que Diderot, et Sterne au moins avant lui, se trouvent avoir par avance répondu à ce désir d'« une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds, la diversité qui s'y peut présenter à l'esprit, et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte ». Qu'on en juge par cette adresse au lecteur :

« Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître, et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes ! »[13]

Il est vrai que Jacques le Fataliste peut passer à bon droit pour le parangon de l'antiroman, soit cette catégorie de fictions narratives qui exhibent à l'envi les artifices romanesques et donc l'arbitraire du récit, en dénonçant à tout instant le principe de l'illusion mimétique.


Mais l'on pourrait tout aussi bien lire dans ce rêve valéryen, comme le suggérait G. Genette en 1966 encore, « le programme d'une certaine littérature moderne » :

« Ce que Valéry réservait au poème a été, depuis, appliqué au récit, et qu'est-ce, d'une certaine manière, qu'un roman comme Le Voyeur [A. Robbe-Grillet, 1955, Prix des Critiques] ou Le Parc [Ph. Sollers, 1961, Prix Médicis,] sinon une suite de variations, parfois contradictoires, construites sur un petit nombre de cellules narratives qui leur servent de thème, un récit montrant à chacun de ses nœuds une diversité de possibles parmi lesquels il ne se soucie pas de choisir ? L'arbitraire “honteux” que Valéry dénonce dans le roman traditionnel, tout se passe comme si la littérature moderne en avait pris — en grande partie grâce à lui — une conscience définitive, et qu'elle eût décidé de l'assumer totalement, jusqu'à en faire parfois l'unique objet de son discours. »[14]

Mieux vaut sans doute placer sous les auspices de Diderot le désir de P. Valéry d'une œuvre exhibant « à chacun de ses nœuds » la diversité de ses suites possibles : Jacques le Fataliste viendrait confirmer que le roman ne peut pas être une affaire bien sérieuse, à la différence de cet art sans ambition mimétique qu'est la poésie pour Paul Valéry ; issu d'un travail sur la forme proprement infini, le poème est certes passible de « variations », mais leur multiplication ne ruine en rien le processus ; si chaque poème admet plusieurs « textes », c'est que chaque version du poème est encore ou déjà un poème, dès lors qu'animée d'une nécessité intérieure où chaque décision locale se trouve légitimée. Seule l'œuvre poétique peut en définitive prétendre à une réelle consistance, si la solidité se définit par la résistance aux substitutions :

 « Une œuvre est solide quand elle résiste aux substitutions que l'esprit d'un lecteur actif et rebelle tente toujours de faire subir à ses parties ».[15]


*


Échappée du Manifeste du surréalisme, la marquise ne s'est pas attardée dans les Cahiers de Valéry ; elle a entamé à dater des années 1920 une série de pérégrinations où elle « endosse inlassablement la haine du roman en dépit d'une condamnation sans appel qui aurait pourtant dû la reléguer dans l'oubli », selon le mot d'Audrey Camus qui suggère de voir dans ce personnage conceptuel une lointaine descendante de Don Quichotte : « à l'instar du périple de l'ingénieux Hidalgo de la Manche, celui de la marquise n'exprime pas tant la fin de la croyance aux vieux romans » — ici non plus les vieux romans de chevalerie mais le roman réaliste du XIXe siècle érigé en parangon du genre — « que l'inaltérable fascination et l'influence singulière qu'ils exercent sur nous. »[16] À l'instar de Don Quichotte encore, la silhouette de la marquise vient à chaque fois se substituer à l'absence de définition qui fait la singularité du genre romanesque : « l'usage récurrent de la phrase valéryenne s'explique par le raccourci fulgurant qu'elle met en œuvre, raccourci par lequel se laisse enfin appréhender ce genre rétif entre tous à la définition qu'est le roman », note Audrey Camus.[17] Nous mettrons donc nos pas dans les siens pour suivre les tribulations de la marquise.


Les tribulations de la marquise


André Gide visité par la marquise


André Gide fut sans doute l'un des premiers romanciers à éprouver la fantomatique présence de la marquise, penchée au-dessus de son épaule tout au long de la rédaction des Faux-Monnayeurs (1925), qui paraît quelques mois seulement après le Premier manifeste. Repensant au milieu de l'été 1931 à ce que fut la réception de ses Faux-Monnayeurs, il notait dans son Journal en date du 1er août :

« J'ai soigneusement écarté de mes Faux-Monnayeurs tout ce qu'un autre aurait aussi bien que moi pu écrire, me contentant d'indications qui permissent d'imaginer tout ce que je n'étalais pas. Je reconnais que ces parties neutres sont celles précisément qui reposent, rassurent et apprivoisent le lecteur ; je me suis aliéné nombre de ceux dont j'aurais dû flatter la paresse. Mais ce que je n'ai pas voulu faire, si l'on me dit que je n'ai pas pu le faire, je proteste. Quoi de plus facile que d'écrire un roman comme les autres ! J'y répugne, tout simplement, et ne me décide pas plus que Valéry à écrire : “La marquise sortit à cinq heures”, ou, ce qui est d'un tout autre ordre, mais me paraît plus compromettant encore : “X. se demanda longtemps si”. »[18]

À l'instar de Valéry comme de Breton, Gide tient en piètre estime l'amateur de romans balzaciens, dont on a jusque-là flatté la « paresse » : le roman « comme les autres », c'est ici encore le roman réaliste du XIXe siècle, si bien confondu par le public avec l'essence du genre que le romancier soucieux d'innover peut craindre de se voir taxé d'insuffisance quand le refus du détail obéit chez lui à une idée du roman autrement exigeante. La « répugnance » éprouvée à l'égard de cet état du roman que condense la formule valéryenne est précisément ce qui signale la conversion de Gide au genre romanesque : ne considérait-il pas Les Faux Monnayeurs comme son « premier roman » — ses fictions antérieures se trouvant rangées dès ce moment au rang de soties ? Il n'en ira pas autrement dans les déclarations des romanciers postérieurs. Notons au passage que la « répugnance » ainsi affichée s'accompagne d'une gêne plus technique : avec l'arbitraire du récit, c'est une autre licence à laquelle Gide se refuse — le procédé qui autorise le romancier à pénétrer la conscience de ses personnages à l'instar d'un Dieu inquisiteur, présent partout et visible nulle part.


Nathalie Sarraute : soupçons sur la marquise


Les deux chefs d'inculpation se retrouvent dans le procès qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale une nouvelle génération de romanciers vient une fois encore intenter au roman de jadis ou de naguère, au nom d'un « réalisme » enfin bien compris.


Dans ce véritable manifeste pour un « nouveau roman » que constitue L'Ère du soupçon (1956), Nathalie Sarraute ne se « résout » pas mieux que Valéry, Breton ou Gide à signer une autorisation de sortie à la marquise :

 « Aussi, quand [l'auteur] songe à raconter une histoire et qu'il se dit qu'il lui faudra, sous l'œil narquois du lecteur, se résoudre à écrire : “La marquise sortit à cinq heures”, il hésite, le cœur lui manque, non décidément, il ne peut pas.

Si rassemblant son courage, il se décide à ne pas rendre à la marquise les soins que la tradition exige et à ne parler que de ce qui aujourd'hui, l'intéresse, il s'aperçoit que le ton impersonnel, si heureusement adapté aux besoins du vieux roman, ne convient pas pour rendre compte des états complexes et ténus qu'il cherche à découvrir. […] Aussi, dès que le romancier essaie de les décrire sans révéler sa présence, il lui semble entendre le lecteur, pareil à cet enfant à qui sa mère lisait pour la première fois une histoire, l'arrêter en demandant : “Qui a dit ça ?” »[19]

La légende, colportée par une note de l'éditeur, veut que ce lecteur soupçonneux ait d'abord été une lectrice : la propre fille aînée de Nathalie Sarraute, à qui la romancière lisait les contes de Perrault — où il n'est en effet pas si simple de statuer sur les énoncés d'une « narration enjouée » qui rapporte la matière narrative comme une longue citation, en s'autorisant en outre de fréquents effets de mention, ou en désavouant localement sa source supposée.


Si l'attaque n'est pas neuve, elle prend acte d'un état de fait dont Gide ni Valéry n'avaient vraiment conscience en leur temps, mais qu'un Céline ou un Malraux ne pouvaient déjà plus ignorer une décennie après eux : le triomphe de la fiction cinématographique avec l'avènement du cinéma parlant (à dater d'octobre 1927 : Le Chanteur de jazz d'Alan Crosland), qui vient priver la fiction romanesque de ses faux prestiges en obligeant le genre à se réinventer :

 « Le lecteur, au lieu de demander au roman ce que tout bon roman lui a le plus souvent refusé, d'être un délassement facile, peut satisfaire au cinéma, sans effort et sans perte de temps inutile, son goût des personnages “vivants” et des histoires. »[20]

Nathalie Sarraute semble avoir fait siennes toutes les préventions de Valéry, qu'elle cite souvent dans les années où s'élaborent les textes de L'Ère du soupçon, alors même qu'elle tient en piètre estime le poète disparu en 1945.[21] En 1970 encore, elle convoque spontanément la marquise dans une conférence intitulée « Le langage dans l'art du roman » :

« C'est parce que Valéry s'imaginait qu'écrire un roman oblige à écrire : “La marquise sortit à cinq heures”, qu'il considérait que le roman n'est pas un art et qu'il ne pourrait jamais, quant à lui, écrire de romans. Mais écrire des romans, c'est justement refuser d'écrire “La marquise sortit à cinq heures”.

C'est une phrase qui appartient au langage le plus banal, le plus plat, à celui qui se contente d'être un instrument d'information.

La prose du roman, c'est autre chose. À elle aussi s'applique la distinction que fait Mallarmé pour la poésie, entre langage brut et langage essentiel. Le langage du roman est, doit s'efforcer d'être un langage essentiel. »[22]

En prenant ainsi ses distances avec Valéry, c'est tout l'héritage du symbolisme que la romancière fait paradoxalement sien, non sans arrière-pensée peut-être : et si L'Ère du soupçon était venu promettre au roman un nouvel âge comme « Crise de vers » (Divagations, 1897) avait inauguré une nouvelle époque pour la poésie ? Tout comme la poésie, une fois entérinés l'abandon du mètre et la promotion du vers libre, a eu à se réinventer pour se distinguer de la prose du langage ordinaire, le roman, s'il peut désormais placer personnages et intrigue au rang des « vieux accessoires inutiles », se trouve devoir définir à son tour un mode spécifique de nécessité qui ne devra plus rien à la mécanique narrative — il tiendra pour N. Sarraute dans les cercles des mouvements de conscience et les courants de la « sous-conversation », comme en témoigne la nouvelle version de Tropismes donnée en 1957.


*


La marquise en toutes saisons : Claude Mauriac, Céline, Queneau, et cie.


Le genre à peine entré dans cette « ère du souçon », il s'est trouvé un romancier au moins pour regarder la phrase valéryenne comme l'incipit romanesque qu'elle est supposée constituer, et opposer à la répugnance de N. Sarraute une tonique sympathie pour la marquise : Claude Mauriac (fils de François Mauriac), qui baptisa La Marquise sortit à cinq heures un roman publié en 1961, deux ans après un recueil d'essais critiques consacré à L'alittérature contemporaine[23] et un Dîner en ville couronné par le Prix Renaudot — tous titres parus aux éditions Albin Michel, mais dont les audaces valurent à leur auteur de figurer aux côtés de S. Beckett, A. Robbe-Grillet, R. Pinget, C. Simon, C. Ollier et N. Sarraute elle-même sur la célèbre photo réunissant les « nouveaux romanciers » à l'automne 1959 sur le seuil des éditions de Minuit.


La quatrième de couverture offre aujourd'hui encore ce résumé d'un roman à peu près dépourvu d'intrigue :

« D'une fenêtre ouverte un soir d'été sur le carrefour de Buci (Paris, VIe), Bertrand Carnéjoux regarde le passé, le présent et l'avenir d'une comédie aux cent actes divers dont il est tour à tour l'acteur et le témoin. Carrefour de Buci, on souffre, on meurt depuis des siècles. On vit l'éternel recommencement de l'amour et du désir. Chaque homme, dans son agitation pathétique, est interchangeable, et pourtant unique. » [24]

La marquise n'y figure guère que comme un fantôme qui accompagne le narrateur, dans l'espace comme dans le temps, et avec laquelle il se confond parfois ; de l'incipit valéryen, Claude Mauriac n'a, semble-t-il, voulu retenir que l'heure du loisir romanesque : cinq heures, dans la douceur de l'été parisien, elle-même magnifiée par le cadre d'un carrefour urbain comme le drame racinien s'intensifie de se dérouler dans la conventionnelle antichambre. À l'arbitraire du récit que la phrase est supposée dénoncer, le romancier, qui tient aussi la chronique cinéma dans Le Figaro littéraire, entend opposer une nécessité d'un autre ordre : celle dont le montage cinématographique donne depuis longtemps l'exemple, comme il le rappelait dans un entretien accordé en 1961 à… Claude Sarraute (fille de la précédente) :

« J'ai voulu susciter, voire ressusciter, à un carrefour de Paris, celui de Buci, tout un peuple appartenant au passé autant qu'au présent. Huit siècles durant, à ce coin de rues, des gens se sont croisés, sont morts, sans que jamais personne ne se soit aperçu de ces allées, de ces venues. Mon idée était de montrer à quel point nous sommes tous éphémères, interchangeables. […] [Tout un petit monde] mis en scène sans ordre chronologique, par plans séparés, d'après un découpage préalable, l'essentiel devant résider dans le montage minutieux et précis, pièce à pièce. »[25]

La marquise se prête depuis lors, et de saison en saison, à tous les raouts, rallyes et bals masqués ou démasqués[26] : la même année ou presque, le romancier argentin Julio Cortázar, réfugié en France, fait du (ps.)-incipit du (ps.)-Valéry la première phrase de Los Premios (1960), son premier grand roman, traduit en français sous le titre Les Gagnants (1961).[27] C'est encore la marquise qui permet à Céline de s'afficher dans Nord (1960) comme « absolument démodé », en raillant ainsi tout à la fois le mot d'ordre de Rimbaud invitant à être « absolument moderne » et ce moment de la guerre où l'opinion s'est retournée contre les collaborateurs, obligeant le narrateur, son épouse Lili, l'acteur Robert Le Vigan et le chat Bébert à fuir toujours plus au Nord, vers l'Allemagne :

« Il paraît qu'il est tout à fait démodé d'écrire « qu'à dix heures le char à bancs des comtesses était avancé... » eh bougre ! qu'y puis-je si je me démode ?... ce qui fut fut !... et nous-mêmes Lili, La Vigue, moi, Bébert, absolument démodés, prêts à l'heure !... »[28]

Plus joueur, Raymond Queneau est venu peu après offrir au personnage un nombre quasi-infini de sorties en l'immortalisant dans l'un des quatorze alexandrins qui font Cent mille milliards de poèmes (1961) : « C'était à cinq o'clock que sortait la marquise ».[29]


Et l'on (Wikipedia) me presse encore de mettre sur ma liste de lectures : La Marquise à 5 heures, de Gérard Yvon (Éric Losfeld, 1969), La Marquise sortit à 5 heures d'Alain Borne (recueil de nouvelles, Voix d'encre, 2000), Kill That Marquise de Michel Brosseau, issu d'un web-feuilleton quotidien en 125 épisodes (Publie.net, 2010)[30], La Baronne meurt à cinq heures de Frédéric Lenormand (J.-C. Lattès, 2011)[31], Variations Valéry, Les cadences de la Marquise de Jean Charlent (Le Cri, 2011)[32], La marquise sort à cinq heures de Frankétienne (Vents d'Ailleurs, 2017)[33].


Un vague souvenir de lecture me dit en outre qu'il faut aussi compter avec L'Homme de cinq heures de Gilles Heuré (V. Hamy, 2009), dont le héros, Paul Béhaine rencontre, à l'issue d'une journée de lectures à la Bibliothèque nationale (B.N.), à cinq heures donc, « un curieux personnage qui dit se nommer Paul Valéry » et l'aborde avec ses mots :

« Ne les écoutez pas ceux qui le disent et le répètent. […] Contrairement à ce que certains peuvent soutenir, affirmer dans de plus ou moins savants développements, ou formuler en de supposés brillants aphorismes qui ne traduisent que l'imprécision de leur jugement, cinq heures du soir est bien une heure importante. On m'a fait dire, dans un texte assez connu, qu'on ne pourrait plus commencer un roman par “la marquise sortit à cinq heures”. Le responsable en est André Breton, ce charmant collectionneur […]. Je ne sais ce qui l'a autorisé à affirmer cela, n'ayant jamais personnellement tenu de tels propos ni soutenu une telle affirmation. »[34]

On ne mettra toutefois pas sur la même liste l'inénarrable promotion accordée à la marquise par Éric Chevillard, dans une contribution au numéro du Nouveau Recueil consacré à l'« Au-delà du roman » (2002), et accueillie ultérieurement — charité bien ordonnée — dans Le Désordre Azerty (Minuit, 2014). J'y reviens d'ici peu, c'est-à-dire pour finir.


*


« Citation abusive par suppression du contexte » (J. Gracq)


Mais il faut faire d'abord une place à part à Julien Gracq, qui a pris résolument, et à trois reprises au moins dans En lisant en écrivant (1984), le parti de la marquise, en portant la contradiction sur le seul terrain où un romancier, au-delà des slogans faciles et des commodes mots d'ordre, peut espérer triompher du dédain d'un poète : celui de la technique narrative elle-même.


L'auteur du Rivage des Syrtes (prix Goncourt 1951, refusé par l'intéressé) a peut-être été d'abord tenté de s'en tenir à une raillerie, en alléguant sinon l'impuissance du moins la « frigidité » du procureur :

« Sa frigidité naturelle en la matière fait que, chaque fois qu'il [P. Valéry] s'en prend au roman, c'est à la manière d'un gymnasiarque qui critiquerait le manque d'économie des mouvements du coït : il se formalise d'un gaspillage d'énergie dont il ne veut pas connaître l'enjeu […]. »[1]

Raillerie d'amoureux du roman, qui sait de quel plaisir sensuel s'accompagne le complet développement d'une intrigue, dont il s'agit, pour le lecteur comme pour le romancier, d'épouser le mouvement, à l'égard d'un professeur de gymnastique épris des seules lois de la physiologie et de la cinétique ; comme celui du coït, le mouvement du roman ne se laisse pas décomposer, et le plaisir romanesque est comme le plaisir sexuel : sans mesure possible. Pour l'amateur de roman comme pour le romancier, il n'y a pas d'arbitraire du récit — pas plus qu'il n'y a (dit-on) pour le psychanalyste de « rapport » sexuel.


La marquise sortit…, et après ?


La première réponse apportée par J. Gracq un peu plus loin à l'objection de P. Valéry s'énonce toutefois de façon si abrupte qu'elle laisse percevoir que le romancier n'a jamais cessé d'y voir un défi — depuis sa première lecture du Manifeste du surréalisme peut-être, rue d'Ulm, à l'automne 1930 :

« Et pourquoi pas, en définitive, “La marquise sortit à cinq heures” ? En fait, deux lignes d'opération distinctes viennent converger dans l'offensive contre le roman et assurent son efficacité. L'une menée contre “le style d'information pure et simple” qui est censé y avoir cours. L'autre contre l'arbitraire de la fiction.

La manœuvre d'intimidation, toute traditionnelle, consiste ici d'abord à tenter de faire prendre la partie pour le tout, l'intime partie pour le tout. Car, dès la seconde phrase, l'arbitraire de la marquise cède du terrain au souci de coordination et de cohérence du roman — une vie de relations, à l'intérieur du récit, commence à s'éveiller et à se substituer à l'assertion péremptoire que la première phrase a abattue comme un poing sur la table. En fait, s'il s'agit d'un romancier véritable, l'arbitraire, dans le roman supposé par l'auteur de la Jeune Parque, ne dépasse jamais vraiment la première phrase qu'il cite : il n'y a pas de cas plus exemplaire que la célèbre marquise de citation abusive par suppression du contexte.

Ce qui apparaît de plus clair dans la position très largement instinctive qu'adopte ici Valéry, c'est la rétraction fondamentale de l'esprit dans le vice natif de tout commencement absolu, de toute Genèse. Nul artiste, bien entendu, ne peut rester tout à fait insensible, même s'il passe outre, à ce vice de l'incipit qui marque tous les arts de l'organisation de la durée : littérature, musique, à l'inverse des œuvres plastiques dont l'exécution, certes, s'insère elle aussi dans le déroulement du temps, mais qui, par leur achèvement, effacent toute référence temporelle et se présentent, plus purement, comme un circuit fermé sur lui-même, sans commencement ni fin.

Il n'est pas exclu qu'il y ait de l'humeur dans la phrase de Valéry, car la servitude romanesque ne fait qu'amplifier exemplairement une servitude inhérente aussi au versificateur. Le roman, moins pur, sert ici de bouc émissaire pour ce dont la poésie elle-même ne saurait être tout à fait expurgée : la gratuité initiale. Quel écrivain n'a rêvé de rompre son attache avec la contingence du monde — d'effacer son commencement ? »[2]

J. Gracq signale dans l'opération déclenchée par Valéry, vite entérinée par Breton, quelque chose comme un coup de force : une « manœuvre d'intimidation » qui consiste à réduire l'art romanesque au seul échantillon d'un énoncé narratif allégué comme un incipit exemplaire, quand l'invention commence avec la seconde phrase ; le propre du roman ne se laisse pas saisir à l'échelle d'une phrase isolée : il tient dans le courant d'énergie qui conduit d'une phrase à une autre, d'un épisode au suivant, d'un premier à un dernier chapitre, d'un nœud à un dénouement, d'un conflit à sa résolution, d'une quête à sa réalisation… La première phrase isolée peut bien paraître arbitraire : elle trouve avec la seconde et toutes celles qui suivent une forme de nécessité, dès lors qu'elles tissent, l'une après l'autre et d'un moment au suivant, une cohérence dynamique qui définit en retour un système progressif de contraintes : une fois sortie, la marquise devra bien aller quelque part, ne pourra pas rester seule bien longtemps, aura à revenir chez elle, etc.


Retour à l'envoyeur : l'attaque de P. Valéry ne vaut-elle pas pour tous les arts de la durée, dont les œuvres présentent un début inévitablement contingent — comme un tribut payé à la « contingence du monde » pour racheter ce que toute invention artistique peut avoir de « gratuit » ? Tout artiste rêve peut-être de s'affranchir de la responsabilité du pur commencement.


Le roman ne fait pas de détails


La seconde réplique fait fond sur le statut des détails dans la prose romanesque. Dans ces petites notations que Breton dénonçait comme un anéantissement des possibles, J. Gracq veut voir autant d'amorces qui font du roman le genre même du possible. Quelle meilleure réponse apporter en effet à la thèse de l'arbitraire du récit que de soutenir que « tout compte » dans un roman, et qu'il n'est pas de détail gratuit ?

« Tout ce qu'on introduit dans un roman devient signe : impossible d'y faire pénétrer un élément qui peu ou prou ne le change, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu. Quelquefois rarement, car une des vertus cardinales du romancier est une belle et intrépide inconscience dans un jour de penchant critique il m'est arrivé de sentir une phrase que je venais d'écrire dresser, comme dit Rimbaud, des épouvantes devant moi : aussitôt intégrée au récit, assimilée par lui, happée sans retour par une continuité impitoyable, je sentais l'impossibilité radicale de discerner l'effet ultime de ce que j'enfournais là à un organisme délicat en pleine croissance : aliment ou poison ? Une énorme atténuation de responsabilité figure, heureusement parmi les caractéristiques romancières ; il faut aller de l'avant sans trop réfléchir, avoir l'optimisme au moins de croire tirer parti de ses bévues. Parmi les millions de possibles qui se présentent chaque jour au cours d'une vie, quelques-uns à peine écloront, échapperont au massacre, comme font les œufs de poisson ou d'insecte, c'est-à-dire porteront conséquence : si je me promène dans les rues de ma ville, les cent maisons familières devant lesquelles je passe chaque jour non perçues, anéanties à mesure — sont comme si elles n'avaient jamais été. Dans un roman, au contraire, aucun possible n'est anéanti, aucun ne reste sans conséquence, puisqu'il a reçu la vie têtue et dérangeante de l'écriture : si j'écris dans un récit : “il passa devant une maison de petite apparence, dont les volets verts étaient rabattus”, rien ne fera plus que s'efface ce menu coup d'ongle sur l'esprit du lecteur, coup d'ongle qui entre en composition aussitôt avec tout le reste ; un timbre d'alarme grelotte : quelque chose s'est passé dans cette maison, ou va se passer, quelqu'un l'habite, ou l'a habitée, dont il va être question plus loin. Tout ce qui est dit déclenche attente ou ressouvenir, tout est porté en compte, positif ou négatif, encore que la totalisation romanesque procède plutôt par agglutination que par addition.

Ici apparaît la faiblesse de l'attaque de Valery contre le roman : la vérité est que le romancier ne peut pas dire “La marquise sortit à cinq heures” : une telle phrase, à ce stade de la lecture, n'est même pas perçue : il dépose seulement, dans une nuit non encore éclairée, un accessoire de scène destiné à devenir significatif plus tard, quand le rideau sera vraiment levé. Le tout à venir se réserve de reprendre entièrement la partie dans son jeu, de réintégrer cette pierre d'attente d'abord suspendue en l'air, et nul jugement de gratuité ne peut porter sur une telle phrase, puisqu'il n'est de jugement sur le roman que le jugement dernier. Le mécanisme romanesque est tout aussi précis et subtil que le mécanisme d'un poème, seulement, à cause des dimensions de l'ouvrage, il décourage le travail critique exhaustif que l'analyse d'un sonnet parfois ne rebute pas. Le critique de romans, parce que la complexité d'une analyse réelle excède les moyens de l'esprit, ne travaille que sur des ensembles intermédiaires et arbitraires, des groupements simplificateurs très étendus et pris en bloc : des “scènes” ou des chapitres par exemple, là où un critique de poésie pèserait chaque mot. Mais si le roman en vaut la peine, c'est ligne à ligne que son aventure s'est courue, ligne à ligne qu'elle doit être discutée, si on la discute. Il n'y a pas plus de “détail” dans le roman que dans aucune œuvre d'art, bien que sa masse le suggère (parce qu'on se persuade avec raison que l'artiste en effet n'a pu tout contrôler) et toute critique recuite à résumer, à regrouper et à simplifier, perd son droit et son crédit, ici comme ailleurs.

Déjà dit, ainsi ou autrement, et à redire encore. »[3]

Il n'y a pas pour le lecteur d'arbitraire du récit, pas de hasard ou de contingence factice, dès lors que le romancier se trouve avoir toujours-déjà décidé de la suite, si bien que tout détail fait aussitôt signe en perdant son statut contingent. C'est pourquoi la phrase incriminée par P. Valéry ne peut jamais exister seule : c'est la suite qui lui donnera sens, l'art du roman consistant à donner continûment priorité au tout sur la partie, dans une logique métonymique qui est la dynamique du récit elle-même : « il n'est de jugement sur le roman que le jugement dernier » — ce qui revient ici encore à entériner l'idée que l'intrigue s'est construite à rebours, que le lecteur parcourt de causes en effets une chaîne causale qui s'est élaborée selon un principe de causalité régressive ou, dans les termes de G. Genette déjà rappelés, de « détermination rétrograde des moyens par les fins ». De là aussi, selon J. Gracq dont c'est l'une des antiennes, l'insuffisance de la critique littéraire, incapable de saisir ce processus de « totalisation » autrement qu'à l'échelle d'une séquence ou d'un épisode. Il ne faudrait pas chercher ailleurs que dans l'impuissance des critiques l'infériorité supposée de la nécessité romanesque en regard de la parfaite mécanique du poème.


L'heure luxueuse du loisir romanesque


Le coup véritablement décisif est porté dans la troisième attaque, où J. Gracq relève le gant : il lui suffit au fond de commenter la phrase en romancier, c'est-à-dire de la faire pleinement sienne :

« “Je suis trop vif, trop net pour conter, j'ai précisément la fonction contraire, je balaye le récit. La suite dorée me pèse. Je n'excelle pas à m'attarder” (Valéry).

Comment en effet, avec de telles exigences innées, s'attacher au roman, dont une des ressources secrètes est de pouvoir fournir des comprimés de lenteur ?

Cette allergie, après tout légitime, laissée de côté, les objections de Valéry au roman se réduisent à deux.

1) l'arbitraire (“La marquise sortit à cinq heures”)

2) la multiplicité des variantes possibles “dans le mou” (sic) toutes à peu près vierges de conséquences (“la comtesse sortit à six heures”).

       Examinons.

La marquise” est en fait infiniment moins variantable qu'il n'y paraît. “La duchesse” ferait tonner la grosse artillerie nobiliaire balzacienne, introduirait d'emblée un autre registre social : hautes intrigues de salon, mêlées d'Église et de politique. “La comtesse” est un titre déjà trop incolore pour qu'on l'emploie, isolé du nom, autrement que dans une intention particulière, caricaturale par exemple. “Marquise”, au surplus, reste rigoureusement connoté par l'adjectif exquise, toujours présent musicalement en filigrane : finesse, joliesse, suggestion d'une intrigue galante sans menace de drame accourent à son appel. Beaucoup trop de choses — en fait déjà tout un aiguillage tonal du récit — sont engagées par ce choix (et dans la première phrase d'un livre !) pour que le romancier s'en remette ici au hasard.

À cinq heures” outre une certaine qualité de la lumière et de l'air, qui peut avoir son importance, ménage le loisir, et annonce par là même la probabilité, et sans doute le projet, d'une rencontre importante avant le dîner. “Six heures” couperait malencontreusement l'après-midi trop près de sa fin, n'annoncerait que la contrainte mécanique de l'horaire d'un dentiste ou d'une gare de chemin de fer. Cinq heures — heure ouvrable — est l'heure luxueuse du loisir romanesque, tout comme le deuxième étage est le bel étage d'un immeuble : autre connotation qui s'inscrit d'emblée dans l'anticipation du lecteur. Etc. etc…

Un tact suffisamment aiguisé du sens et de la précision des conjectures que chacune des phrases fera lever dans l'esprit fait partie de l'équipement du romancier : c'est là ce qui lui permet de “garder le contact”, exigence aussi impérieuse dans l'écriture d'un roman qu'elle l'est dans la conduite de la guerre. La moitié de son talent est de projection : la première page à peine achevée — et même la première phrase — il suit du regard tout un entrecroisement de trajectoires déjà en route, les unes de courte, les autres de longue ou de très longue portée. Persistance des images qui peuvent se chevaucher — surgissement des couleurs complémentaires — images à halo — toute une singulière chimie rétinienne entre en jeu aussi chez le lecteur, à laquelle l'auteur n'a pas le droit d'être insensible : à chaque instant en effet, la lecture projette dans l'avenir du lecteur une phosphorescence à demi éclairante, qui dépend moins encore des images immédiates que le texte fait surgir que de certaines valeurs proprement romanesques dont elles sont ou ne sont pas chargées, et qui toutes ont partie liée avec la temporalité. On pourrait dire que toute l'attention que le poète porte à la capacité de déflagration immédiate des mots qu'il emploie, le romancier la reporte, avec une précision sans doute moindre qui tient à la différence d'échelle, sur la possibilité d'effet à retardement de ses phrases. […]

[…] Le temps verbal d'élection du romanesque [est] sans doute non pas le futur mais (si le temps n'existe pas dans la conjugaison, c'est pourtant son mode de projection vers l'avant qui anime la fiction) le futur ultérieur.

Ce qui en réalité agace dans le roman les esprits fanatiques de précision comme celui de Valéry, ce n'est pas qu'ils disent qu'il est (et qu'il n'est pas), c'est le retard grandiose qui persiste, par rapport à la poésie, plus finement disséquée, dans l'élucidation de ses moyens. Ce n'est pas la naïveté ou la grossièreté de ses procédés et de ses prétentions, c'est la complexité sans égale de ses interférences et des interactions, des retards prémédités et des anticipations modulées qui concourent à son efficacité finale — complexité et enchevêtrement tels qu'ils semblent ajouter une dimension à l'espace littéraire, et que, dans l'état actuel de “la science des lettres”, ils ne permettent que le pilotage instinctif et les hasards de la navigation sans visibilité. Tout compte dans un roman, tout comme dans un poème. […] Mais le champ de forces emmêlées qu'il représente est trop vaste et trop complexe encore aujourd'hui pour un début de saisie intellectuelle précise, et le mode de calcul qu'elle exigerait n'est pas encore né. »[4]

On comprend que les deux objections d'abord distinguées se ramènent pour le romancier à une seule : c'est parce qu'il y a soupçon d'arbitraire que les variantes se présentent immédiatement à l'esprit de Valéry — la « manie perverse des substitutions » que confessait le poète ne s'empare que de qui se refuse d'emblée à jouer le jeu, c'est-à-dire à s'abandonner à cette suspension volontaire de l'incrédulité (willing suspension of disbelief) qui reste, depuis Coleridge (Biographia literaria, 1817), la meilleure définition de la fiction. L'art du romancier est tout entier un talent « de projection », qui fait aussi le plaisir de la lecture romanesque : le lecteur se livrant à tout instant à un calcul de la suite prévisible, le romancier n'affabule son intrigue qu'en procédant à un calcul de calculs, une spéculation au carré sur les possibles du récit. Dans l'image qui veut que la lecture « projette dans l'avenir du lecteur une phosphorescence à demi éclairante », difficile de ne pas songer à la page célèbre où Proust évoque les fragments de paysages éclairés, d'un tournant à l'autre, par les pinceaux des phares d'une voiture.[5] Le jeu auquel procède ici J. Gracq vient révéler que « la narration que la phrase valéryenne pétrifie recèle en fait des possibilités infinies et, par les choix qu'elle se doit d'opérer sans cesse, au fur et à mesure de sa progression, charge la phrase romanesque d'un magnétisme qui n'appartient qu'à elle », comme l'a souligné Audrey Camus : « rien n'empêche d'y voir l'origine mystérieuse et unique de la fable plutôt que le résultat de son essoufflement ».[6]


*


Les reproches adressés au récit romanesque par P. Valéry et tous ses sectateurs témoigneraient donc de leur méconnaissance de la complexité proprement structurelle du roman, et ici encore, de l'insuffisance des moyens dévolues à son analyse. L'art du roman tient dans l'édification dynamique d'un système de coordination interne qui assure à chaque élément, fût-il apparemment le plus insignifiant, un statut nécessaire en regard de la cohérence de l'ensemble. J. Gracq ne s'y attarde pas, mais il est clair que le modèle de cette cohérence ne peut être que causal : dire que les « valeurs romanesques » attachés aux éléments ont « partie liée avec la temporalité », c'est poser qu'elles se perçoivent différemment au long d'une même chaîne causale qui partage l'avant et l'après — un pistolet n'a pas la même valeur avant et après le coup de feu, comme le savent les lecteurs aussi bien que les juges d'instruction. À Breton comme à Valéry qui tiennent que les détails ne coûtent rien au romancier, J. Gracq répond qu'un romancier calcule tout — que la première phrase ne reçoit son sens qu'au dénouement, où l'on s'avise qu'elle était complètement nécessaire.


Théorie des textes possibles (M. Charles)


De ces pages de J. Gracq, M. Charles a déduit un usage méthodique des « possibles » pour l'analyse littéraire. Dans Introduction à l'étude des textes, le théoricien fait valoir que « les doublages que propose, en virtuose, Gracq, même si c'est pour les refuser, existent dans son discours de lecteur (la duchesse ou la comtesse qui sortent à six heures) » :

 […] il est toujours possible au lecteur, et quoi qu'aurait pu en dire l'auteur, de doubler pour son plaisir, par erreur ou par ruse, le texte qui lui est proposé et qui […] n'a pas de nécessité ou d'identité suffisantes pour exister à lui seul, hors de toute interférence avec du déjà lu, de l'humeur et tout ce que l'on voudra. On se séparera donc de Valéry sur l'interprétation du phénomène : le lecteur, contrairement à l'écrivain, ne se soucie pas de la pureté des effets qu'il ressent. »[7]

La lecture est une activité constitutivement impure en ceci qu'elle convoque sans cesse des éléments extérieurs (scénarios intertextuels, souvenirs biographiques, images mémorisées…) pour les mettre au service de la dynamique du texte, qu'elle conforte ainsi : le lecteur progresse dans le texte réel en le « doublant » d'un halo de textes fantômes. Inhérent au processus même de la lecture, le phénomène est particulièrement sensible dans le cas des textes narratifs, où, à tout instant, le lecteur est amené à projeter un scénario que la suite immédiate confirmera ou infirmera (en sortant à cinq heures, la marquise ne se rend probablement pas chez son banquier ni à l'Opéra, et donc…) : ce sont autant de « textes possibles » qui traversent fugitivement le texte réel.


Pour étayer ce principe dont il entend faire un « instrument » au service d'une méthode d'analyse, M. Charles peut se référer encore à J. Gracq, à une page de Lettrines (1967) où le romancier défend une idée du même ordre, mais du seul point de vue de la genèse d'un roman envisagée depuis le secret du cabinet de travail. On citera ici le passage plus longuement que ne le fait Introduction à l'étude des textes :

« Un élément essentiel risque de manquer toujours à la critique littéraire, et particulièrement aux monographies, souvent très volumineuses qu'on consacre de nos jours à tel ou tel moment célèbre : “la genèse de Madame Bovary”, “les sources des Liaisons dangereuses”, etc. Cet élément — sur lequel l'écrivain seul pourrait renseigner — ce sont les fantômes de livres successifs que l'imagination de l'auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume, et qui changeaient, avec le gauchissement inévitable que le travail d'écrire imprime à chaque chapitre, tout comme une route sinueuse projette devant le voyageur, au sein d'un paysage d'un caractère donné, une série de perspectives différents, parfois très inattendues.

À chaque tournant du livre, un autre livre, possible et même souvent probable, a été rejeté au néant. Un livre sensiblement différent, non seulement dans ceci de superficiel qu'est son intrigue, mais dans ceci de fondamental qu'est son registre, son timbre, sa tonalité. Et ces livres dissipés à mesure, rejetés par millions aux limbes de la littérature — et c'est en quoi ils importeraient au critique soucieux d'expliquer parfaitement — ces livres qui n'ont pas vu le jour de l'écriture, d'une certaine manière ils comptent, ils n'ont pas disparu tout entiers. Pendant des pages, des chapitres entiers, c'est leur fantasme qui a tiré, halé l'écrivain, excité sa soif, fouetté son énergie — c'est dans leur lumière que des parties entières du livre, parfois, ont été écrites. La trace sinueuse du voyage de l'auteur à travers le désert des pages blanches, vous ne pourriez l'expliquer qu'en tenant compte non seulement de l'échelonnement des puits auxquels il a bu, mais des mirages vers lesquels il a si souvent marché.

On ne peut faire état ici que de sa propre expérience. Toute la première partie du Balcon en forêt a été écrite dans la perspective d'une messe de minuit aux Falizes, qui devait être un chapitre très important, et qui aurait donné au livre, avec l'introduction de cette tonalité religieuse, une assiette tout autre. Et le Rivage des Syrtes, jusqu'au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée.

Cherchez, messieurs les critiques, — cherchez mieux — ayez le souci mallarméen de suivre la trace des livres vains, abolis, inanes, qui ont poussé la navette pendant que se tissait le livre réel — soyez les Dupins infiniment subtils qui exploreront et baliseront cet itinéraire mental tout jalonné d'impasses inattendues, tout gauchi par l'influx de champs magnétiques à mesure déchargés. Quand vous aurez épuisé, comme vous savez le faire, l'étude du fragile projet de voyage de l'auteur, faites une place — une place très grande — aux incidents de route, et les écrivains eux-mêmes ne vous marchanderont pas votre couronne. Et laissez donc de spéculer sur la composition. Car si passer d'un être vivant à son squelette a un sens, passez du squelette à l'être vivant n'en a rigoureusement aucun. »[8]

M. Charles fait observer qu'il n'y pas de vraie raison de considérer que les « fantômes de livres successifs » et les « incidents de route » restent l'apanage, et le secret, des écrivains : ils adviennent aussi bien dans le cours de toute lecture.

« Le recours à la notion de possibles (ici de récits possibles) doit pouvoir s'ouvrir tout aussi bien à ces continuations que peut imaginer à chaque instant le lecteur, soit qu'il n'ait pas déjà lu, soit que, spontanément, il se dépouille de son savoir et se retrouve dans cet état premier, soit, enfin, que par méthode il se fasse ignorant. Il n'y a pas un doublage du texte, ni même quelques-uns, mais une multitude de possibles à chaque instant. »[9]

L'analyse des textes peut mettre à profit ces textes possibles, par décision de méthode :

« Le texte réel sera considéré comme aussi efficace par ce qu'il n'utilise pas et abandonne que par ce qu'il met effectivement en œuvre ; le texte réel sera considéré comme environné de textes virtuels et traversé par eux, au point qu'il devient lui-même un texte virtuel parmi d'autres. D'une part, on fait ainsi échec au principe d'autorité du texte, puisque, bien évidemment, le pouvoir d'un texte consiste à se faire lire comme seul possible, comme nécessaire. D'autre part, on introduit dans le commentaire une dimension qu'il semblait ne pas devoir accepter a priori : la créativité, puisqu'il va bel et bien s'agir de produire d'autres textes (virtuels, mais descriptibles) à partir du texte examiné. »[10]

L'arbitraire du récit n'est donc jamais, selon M. Charles, que « le sentiment de la perte des possibles », et il constitue un cas particulier de « l'arbitraire du texte » : « Tout texte ne se construit qu'au prix de la perte des possibles »[11], tel est le postulat essentiel de la méthode d'analyse qu'Introduction à l'étude des textes entend fonder. Si un texte ne s'écrit que par l'abandon progressif de textes possibles et de développements virtuels, le texte effectivement produit ne les annule jamais totalement : il reste une trace de ces textes virtuels dans les pages écrites, qu'une description suffisamment fine des enchaînements narratifs permet parfois de repérer, en isolant des incidents de parcours — quoi qu'en dise J. Gracq, toujours prompt à ironiser sur l'impuissance des critiques à accéder au mystère de la création. Mais, sans même spéculer sur les possibles abandonnés dans la genèse du texte, c'est dans le cours même de la lecture que chacun éprouve cette hésitation du texte entre plusieurs possibles, qui forme à tout instant un halo que l'analyse peut mettre à profit.


Ainsi compris, l'arbitraire du récit oblige à regarder tout texte réel comme un texte possible parmi d'autres, produit de choix fragiles et en droit révisables — l'analyse consistant finalement à confronter méthodiquement le texte effectif à ce qu'il aurait pu être.


Dans les travaux engagés de mon côté selon la perspective ainsi ouverte par M. Charles dans Introduction à l'étude des textes et ses ouvrages précédents, Rhétorique de la lecture (1977) et L'Arbre et la source (1985), j'ai suggéré de recourir à la notion de « textes possibles » pour penser l'un par l'autre les trois procès dont toute œuvre littéraire fait, théoriquement comme historiquement, l'objet : le procès génétique (ces fantômes de livres que l'auteur projette en avançant, selon l'image de J. Gracq, auxquels les brouillons conservés nous donnent parfois accès ou que l'on peut déduire par hypothèse d'une description du « montage » des séquences), le procès rhétorique (la façon dont la dynamique de la lecture « double » le texte réel d'un halo de possibles, selon le mot de M. Charles), et le procès herméneutique (les différentes interprétations auxquelles une même œuvre peut donner lieu, qui viennent actualiser diversement des possibles du texte).[12]


*


« Marquise, marquise, toujours recommencée » (Éric Chevillard)


Invité par la rédaction de la revue Le Nouveau recueil à s'exprimer sur la situation du genre romanesque à l'aube du XXIe siècle, et sur l'« au-delà du roman » selon la formule qui donnait son titre à la livraison de l'automne 2002, Éric Chevillard s'est dispensé de tout exposé en se livrant à une série de variations sur « la marquise sortit à cinq heures », dont on donnera pour finir un échantillon qui excède sans doute le droit de citation (que l'auteur et son éditeur veuillent bien nous pardonner cet excès d'affection)[13] :

Ce jour-là, d'automne pluvieux, quand la cloche sonna les cinq coups du signal, la marquise ne sortit pas. Quels soins de toilette la retenaient chez elle ? Quel caprice de femme ? On eut la patience d'attendre devant sa porte. Mais, à six heures, la marquise n'était toujours pas sortie. Du coup, on voulut entrer. Peut-être la vieille gisait-elle morte sur sa descente de lit, une lionne tuée aux colonies par son défunt mari (trois cadavres allongés dans une phrase plutôt courte, appréciez au passage le métier de l'auteur). La porte était verrouillée de l'intérieur. On fit venir un serrurier, mais elle résista, comme si quelqu'un avait poussé derrière elle de lourds meubles de famille. La marquise recevait-elle un homme en secret ? On lui avait connu bien des aventures, elle n'était pas femme à faire mystère de ces choses-là. Tous les volets de sa demeure étaient clos, cependant des rais de lumière trahissaient sa présence. On insista. On carillonna sans trêve.

Soudain des petits pas pointus se firent entendre à l'intérieur. C'était elle à n'en pas douter. On allait pouvoir y aller. On rattraperait vite le retard.

– Je ne sors plus ! cria une voix aigrelette à travers la porte. Qu'allons-nous devenir sans elle ?

J'en ai assez d'être suivie partout, dit la marquise. Et j'ai beau me déguiser en jeune mère désemparée, à mon âge, en dépressive suicidaire aux yeux rouges, en amoureuse idiote, en voyageuse tout-terrain, en fausse putain, en chef d'entreprise mâle miné par son bilan, en champion automobile sur trois roues, en résistant de la dernière heure, en escroc lamentable, en généticien fou, en enquêteur finaud, ils me démasquent aussitôt, moi, la grêle petite vieille marquise qui tient à peine debout, ils me reconnaissent tout de suite sous les traits d'un tueur en série baraqué comme une armoire, ils ouvrent celle-ci et me trouvent dedans, coupée en morceaux, je prends mes jambes à mon cou, je fais des zigzags de rivière, je me cache dans les cinémas d'art et d'essai, je sors par les issues de secours des musées, je saute des trains en marche, je publie dans les grands journaux l'annonce de mon décès, ils ne me lâchent pas, ils me pistent, je sens leur détestable haleine de chacals sur ma nuque.

(elle ajoute d'une toute petite voix) Je me suis fait poser une perle sur le clitoris.

(elle crie) Ils m'ont reconnue !

Le roman sortit à cinq heures. A six heures, on réimprimait. Merci qui ? Merci marquise !

Je ne sors plus, dit la marquise, d'ailleurs mes jambes refusent de me porter davantage, je n'ai plus 200 ans. Nous nous cotisons, nous sommes prêts à lui offrir un fauteuil roulant à moteur, facile à conduire, à diriger, ce qu'on fait de mieux. Nous lui présentons des modèles chromés, profilés comme des bobsleighs. Nous lui proposons de nous relayer pour la promener et pousser son fauteuil, elle n'aurait qu'à nous dire où aller.

– Loin, très loin, mais sans moi, dégagez, morpions ! Qu'allons-nous devenir sans elle ?

La marquise sortit sur son seuil, fit cinq fois “ coucou ! ” en secouant la tête, puis rentra à reculons et claqua la porte de son petit chalet.

La marquise sortit à cinq heures, les pieds devant. Il y eut un moment d'affolement. Mais, derrière son cercueil, venait sous un voile noir son arrière-petite-fille, la très jeune marquise de *** [Lotte Hoffixion, dans 2014]. Nous prîmes place aussitôt dans le cortège. Elle a l'air plutôt délurée, la gamine. On ne va pas s'embêter.

À cinq heures, ce 16 juin 1904[14], quand elle sortit, la marquise eut la surprise de ne trouver personne devant sa porte. Elle put profiter en paix de cette belle fin d'après-midi sous les arbres de la promenade. Ils étaient tous à Dublin. Hélas, cela ne dura pas. Le lendemain, ils revenaient, rompus par le voyage, et plus empressés que jamais.

À cinq heures tapantes, la marquise sortit de chez elle. Ils la suivirent, comme d'habitude, machinalement, de plus en plus nombreux, ils marchaient derrière elle sans éprouver la fatigue. Elle semblait savoir où elle allait, elle traversa la ville, traversa la campagne, le désert, les montagnes. La nuit était tombée. Enfin, elle parvint au bord d'une falaise surplombant la mer tumultueuse. Et sans hésiter, elle sauta. Tous suivirent, comme un seul homme, les uns se noyèrent, d'autres périrent par hydrocution, d'autres s'écrasèrent sur les récifs, les derniers furent dévorés par les requins.

Oui, il y a aussi le conte, dit la marquise. Ça me change un peu des romans. C'est distrayant, de temps en temps, un petit conte.

La marquise sortit à cinq heures un minuscule pistolet de son sac et coucha raide le romancier qui la collait au train. Puis elle fit une première encoche à la crosse de nacre.

 On aura compris la thèse qu'emporte le procédé, qui fait de la marquise l'allégorie du roman : chacune de ces variations nous offre comme un embryon de récit où viennent se refléter les débats que le genre romanesque ne cesse d'entretenir avec lui-même, et qui sont proprement son histoire.[15] Comme les droitiers ne sont peut-être que des gauchers contrariés, tout créateur de formes narratives est un romancier contrarié : tout roman s'écrit dans l'amour et la détestation du romanesque. Car ce sont ici surtout les romanciers qui guettent la sortie, toujours… contrariée, de la marquise comme si elle seule pouvait leur garantir la continuation du genre, comme s'il fallait sans cesse obtenir d'elle qu'elle sorte ou lui inventer des raisons de ne pas sortir pour trouver matière à récit(s). Avec ce leitmotiv : Qu'allons-nous devenir sans elle ?, que pourrait finalement entonner tous les passionnés de romans.


Éric Chevillard a trouvé ainsi le moyen de mettre des points de suspension à ce qui ne pouvait être qu'une histoire sans fin : immortelle marquise, dont le cercueil est accompagné de sa descendante directe, héritière d'un titre et porteuse d'un nom qui se trouve être celui de l'œuvre quotidienne d'Éric Chevillard.[16] Il n'était sans doute pas de plus belle façon de faire un sort à un pseudo-incipit que d'en faire la figure même du recommencement — de l'éternel retour d'un genre qui ne vit que de sa propre contestation.




Marc Escola (Université de Lausanne), novembre 2020.



Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en décembre 2020.




[1] Notamment : Michel Charles dans Introduction à l'étude des textes, Seuil, coll. « Poétique », 1995, p. 101 sq. ; et Audrey Camus dans un article donné à la revue @nalyses (vol. 5, n° 3, 2010) : « En haine du roman : la “marquise toujours recommencée” d'Éric Chevillard ». En amont : Michel Raimond dans La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt (Librairie José Corti, 1966 ; rééd. 1993), et, plus brièvement, G. Genette dans un article moins frayé que d'autres : « La littérature comme telle », recueilli dans Figures I (1966 ; rééd. coll. « Points », p. 255 sq.), et bien sûr dans « Vraisemblance et motivation » (Communications, n° 11, 1968 ; Figures II, 1969).

[2] A. Breton, Manifeste du surréalisme, in : Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1988, p. 313-314.

[3] Suit dans le texte du Manifeste la description de la chambre de Raskolnikoff dans Crime et châtiment, citée comme exemple d'un de ces passages absolument vains qu'il est permis « de sauter ». Voir ce que dit Milan Kundera, plus sensible à la citation de Dostoïevski qu'à la mention de Paul Valéry, de ce mauvais procès dans Les Testaments trahis (1993 ; rééd. coll. « Folio », p. 184 sq.). Et, sur la place de la culture matérielle dans la théorie romanesque, les réflexions de Marta Caraion dans Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, Champvallon, 2020.

[4] Cahiers, t. II, éd. établie, présentée, annotée par Judith Robinson Valéry, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 1162.

[5] Tel Quel II, Autres rhumbs, « Littérature » [1943], in : Œuvres, éd. cit., t. I, p. 675.

[6] Cahiers, éd. cit., t. I, p. 1190.

[7] Ibid., p. 1206. Même réflexion sur les pouvoirs indus du pronom personnel sous la plume d'André Breton qui, toujours dans le premier Manifeste, donne cette recette « pour fabriquer des faux romans » (éd. cit., p. 333) : « Qui que vous soyez, si le cœur vous en dit, vous ferez brûler quelques feuilles de laurier et, sans vouloir entretenir ce maigre feu, vous commencerez à écrire un roman. Le surréalisme vous le permettra ; vous n'aurez qu'à mettre l'aiguille de « Beau fixe » sur « Action » et le tour sera joué. Voici des personnages d'allures assez disparates : leurs noms dans votre écriture sont une question de majuscules et ils se comporteront avec la même aisance envers les verbes actifs que le pronom impersonnel il envers des mots comme : pleut, y a, faut, etc. Ils les commanderont, pour ainsi dire et, là où l'observation, la réflexion et les facultés de généralisation ne vous auront été d'aucun secours, soyez sûr qu'ils vous feront prêter mille intentions que vous n'avez pas eues. Ainsi pourvus d'un petit nombre de caractéristiques physiques et morales, ces êtres qui en vérité vous doivent si peu ne se départiront plus d'une certaine ligne de conduite dont vous n'avez pas à vous occuper. Il en résultera une intrigue plus ou moins savante en apparence, justifiant point par point ce dénouement émouvant ou rassurant dont vous n'avez cure. Votre faux roman simulera à merveille un roman véritable ; vous serez riche et l'on s'accordera à reconnaître que vous avez “quelque chose dans le ventre”, puisque aussi bien c'est là que ce quelque chose se tient.

Bien entendu, par un procédé analogue, et à condition d'ignorer ce dont vous rendrez compte, vous pourrez vous adonner avec succès à la fausse critique. »

[8] Voir M. Escola, « Le clou de Tchekhov. Retours sur le principe de causalité régressive » dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula ; et J. de Guardia, Logique du genre dramatique, Droz, 2018, qui discute également le célèbre article de G. Genette, « Vraisemblance et motivation » (1968, art. cit.) ; voir dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula un extrait de l'introduction de l'ouvrage, et les textes proposés à l'entrée « Vraisemblance ».

[9] Id., t. II, éd. cit., p. 1146.

[10] Variété, « Mémoires du poète », in : Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, t. I p. 1467.

[11] Ibid., p. 1468.

[12] « La littérature comme telle », art. cit., p. 255.

[13] Diderot, Jacques le Fataliste, in : Romans et contes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 670. Sur ces moments « contrefictionnels », voir Maxime Abolgassemi, « La contrefiction dans Jacques le Fataliste », Poétique, n° 134, 2003, et l'entrée « Contrefiction » de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.

[14] « La littérature comme telle », art. cit., p. 256.

[15] Tel Quel I : Rhumbs, « Littérature », in : Œuvres, éd. cit., t. II p. 626. Dans La Crise du roman (éd. cit., p. 125 sq.), M. Raimond a fait la synthèse des opinions professées par Valéry à l'égard du roman ; il y épingle (p. 127 sq.) ces autres citations, dont je ferai usage une autre fois : « [le roman] représente […] un système ouvert, j'entends par là un système dans lequel des éléments sont remplaçables par d'autres et où de nouveaux éléments demeurent susceptibles d'être introduits », alors que le poème est « un système clos de toutes parts, auquel rien ne peut être modifié » ; « Est poème ce qui ne se peut résumer » : « rien de beau ne se peut résumer » (Tel Quel II) ; « Les romanciers doivent se garder d'éveiller la faculté d'invention qui, dans le détail, est chez nous tous au moins égale à celle de l'auteur, et qui pourrait à chaque instant, diaboliquement s'exercer […] à lui modifier son texte » ; ou encore ce mot rapporté par Du Bos : « Vous concevez ça, vous, Du Bos, que l'on puisse s'intéresser longtemps à des personnages qui tout de même n'existent pas, puisqu'on sait bien que c'est soi qui les a mis en mouvement. »

[16] Art. cit., p. 33 et 46.

[17] Ibid., p. 35.

[18] Journal. 1889-1939, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1068.

[19] Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1583 (et n., p. 2076) : Ann Jefferson y rapporte une confidence de Nathalie Sarraute en septembre 1989).

[20] Ibid, p. 1586.

[21] Dans son tout premier essai critique paru dans Les Temps modernes en janvier 1947 sous le titre Paul Valéry et l'Enfant d'Éléphant (éd. cit. des O. C., p. 1535), N. Sarraute rapportait déjà ce mot du poète : « En littérature, rien ne nous oblige, dans l'approximation successive du travail, à tendre vers un objet fixé et défini d'avance… Nous avons droit à toutes les variantes imaginables… Qu'importe ! Le lecteur n'assiste pas aux “essayages”. […] Je me suis posé parfois cette question : Que reste-t-il de la littérature si on essaie de faire abstraction de la vanité ? ». Ou encore cette formule, issue de « Propos me concernant » : « Le roman est possible à cause de ce fait que le vrai ne coûte rien ». Tout l'article traite les poèmes de P. Valéry avec la plus grande condescendance, N. Sarraute confessant d'avoir « à se retenir de sourire » en présence de « ces laborieuses variations dignes des Précieuses ridicules » — qui sont, comme on sait, des bourgeoises de province abusées par des valets déguisés en… marquis.

[22] Ibid., p. 1684 (d'abord paru dans Nathalie Sarraute, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987).

[23] L'avant-propos de cet essai consacré à « Artaud — Bataille — Beckett — Kafka — Leiris — Michaux — Miller — Robbe-Grillet — Nathalie Sarraute, etc… » nous apprend que le terme a été formé « à l'exemple d'amoralisme » pour désigner le fait que « les meilleurs auteurs ont toujours cherché à transmettre l'inexprimable par les moyens de la littérature mais, dans la mesure du possible, sans littérature. » (Albin Michel, p. 9) ; P. Valéry s'y trouve convoqué comme « annonciateur de l'alittérature moderne », du fait de son invitation à voir dans le Discours de la méthode « le roman moderne tel qu'il pourrait être fait », sans référence à la marquise et à la haine du roman. L'épilogue rappelle le « violent article » contre le poète publié par N. Sarraute dans Les Temps modernes (ci-dessus, n. 21), pour signaler qu'« on est toujours le littérateur de quelqu'un » : « Un jour viendra où les romans de tel écrivain d'avant-garde paraîtront aussi dépassés que ceux méprisés par lui aujourd'hui », si bien qu'il est finalement permis d'« admirer du même cœur Roger Martin du Gard et Nathalie Sarraute, Nathalie Sarraute et Paul Valéry » (éd. cit., p. 259).

[24] Rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1984. — L'extrait idoine du Manifeste du surréalisme figure en épigraphe, puis vient cet incipit : « …La marquise sortit à cinq heures. Reposée. Bichonnée. Pomponnée. Ballonnée. Ça, c'est moins bien. Ce ventre, il faut vraiment que je m'en occupe sérieusement. À part cela, en forme. D'attaque, quoi. Ne parlons pas de malheur ! Chère marquise. Traîner dans les rues, à son âge. Il est commode d'habiter ce quartier. On y rencontre du côté de Saint-Germain-des-Prés (mais il est encore un peu trop tôt) plus de jeunes gens que partout ailleurs. Sauf, bien sûr, boulevard Saint-Michel qui est à peine plus loin. Mais, comme dit Jef, trop c'est trop. En bande, ils me font peur. Tiens, ce bon M. Desprez, le marchand d'autographes, fume à son balcon. Au-dessus de son immeuble, au coin des rues Mazarine et Dauphine, un avion invisible trace dans le ciel une mince ligne de fumée… ».

[25] Le Monde, 29 avril 1961.

[26] Curieusement, la marquise ne semble pas frayer avec les duchesses et princesses de Proust, pourtant ses exactes contemporaines, jamais rappelé(es) dans les parages où elle figure.

[27] « “La marquise est sortie à 5 heures”, pensa Carlos Lopez. “Où diable ai-je lu cela ?” C'était au London, avenue de Mayo ; il était 5 h. 10. Dans quel livre la marquise était-elle sortie à 5 heures ? Lopez secoua la tête pour chasser ce souvenir incomplet et goûta sa bière. Elle n'était pas assez fraîche.

— Quand on vous sort de vos habitudes on se sent comme un poisson sur l'herbe, dit le Dr. Restelli en regardant son verre. » (trad. Laure Guille-Bataillon, Fayard, 1961, p. 9). Où l'on voit que le rappel de cet incipit imaginaire permet au romancier se dédouane à bon compte du soupçon de facticité.

[28] Nord, in : Romans, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 548.

[29] À retrouver en ligne : https://x42.com/active/queneau.html.

[30] Incipit du premier épisode : « Sachant d'une part que la marquise est sortie à dix-sept heures, alors que tout dans sa vie allait encore bien (ou tout du moins, c'est ce qui lui semblait), et que, d'autre part, son mari a trouvé la mort au volant de sa Bentley, une demi-heure plus tôt, boulevard Richard Lenoir, dans un terrible accident mettant en cause le scooter d'un coursier, le camion d'une entreprise de maçonnerie, et un véhicule de police roulant, selon plusieurs témoins, toute sirène hurlante et à contresens, chacun comprendra aisément que le défunt ne sut jamais que sa femme avait laissé un mot sur la table de la cuisine : André, ayant exceptionnellement accordé un congé à Vanessa (je vous expliquerai les motivations de ma décision ultérieurement et de vive voix), vous vous trouverez, ce soir, dans l'obligation de vous-même faire réchauffer votre repas. Bien à vous. Emma. » (À suivre…).

[31] Roman policier historique, qui met en scène Voltaire et Émilie du Châtelet, enquêtant sur la mort de la baronne de Fontaine-Martel dont le philosophe se trouve accusé.

[32] Qui confie la marquise et la phrase valéryenne à septante-sept écrivains (Alphonse Allais, Marcel Aymé, Baudelaire, San Antonio, Cioran, Voltaire, Cocteau, Hugo, La Fontaine, Proust, Simenon, Weyergans…), pour autant de variations qui relèvent de l'art du pastiche.

[33] Où le poète, romancier et dramaturge haïtien « emporte la langue à la poursuite d'une femme imaginaire. Femme symbole, femme-rôle assignée à la seconde place par l'homme supérieur. […] C'est la marquise de Paul Valéry […]. », nous assure la Quatrième de couverture ; de fait, le poète est nommé, p. 9 : « Ce jour-là, le génial poète philosophe Paul Valéry témoigna que la marquise sortit à cinq heures derrière l'anonymat du mal », et plus loin : « La marquise était sortie à cinq heures. Au fur et à mesure qu'elle s'éloignait du château, un étrange malaise croissait dans son corps tout entier […]. » (p. 10).

[34] Éd. cit., p 12 & 14. Le mystérieux « Monsieur V. » s'explique longuement dans le chap. IV (p. 86 sq.) sur la valeur proprement romanesque des « cinq heures », en rappelant quantité d'extraits de roman qui font mention de cette même heure. Voir aussi chap. VI (p. 158 sq.), « où Paul Béhaine est invité à l'assemblée des cinq-heuristes et doit tenir une conférence en improvisant sur ses cinq heures intime », en présence de « Paul V. ».

[1] En lisant en écrivant, Librairie José Corti, 1984, p. 112-113.

[2] Ibid., p. 115-116.

[3] Id., p. 119-121.

[4] Id., p. 124-128.

[5] Dans l'article donné au Figaro en 1907 sous le titre « Impressions de route en automobile », tel qu'inscrit en palimpseste dans l'épisode des clochers de Martinville (Du Côté de chez Swann) et celui des arbres d'Hudimesnil (À l'ombre des jeunes filles en fleurs). J. Gracq se souvient sans doute de ces pages, qu'il contamine librement ici comme dans un passage de Lettrines qu'on citera plus loin.

[6] Art. cit., p. 42.

[7] Introduction à l'étude des textes, éd. cit., p. 106.

[8] Lettrines, Paris, Librairie J. Corti, 1967, pp. 30-31.

[9] M. Charles, op. cit., p. 107.

[10] Ibid., p. 108.

[11] Id., p. 113.

[12] Notamment dans Lupus in fabula. Six façons d'affabuler La Fontaine, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « L'imaginaire du texte », 2003 ; dans le volume collectif Théorie des textes possibles, CRIN, n° 57, 2012 ; dans le dossier d'une édition d'Horace de Corneille (GF-Flammarion, 2001, rééd. 2019), partiellement mis en ligne sous le titre « Refaire Horace » ; et dans quelques essais réunis à l'entrée « Textes possibles » de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.

[13] Ces variations sont reprises en 2014, comme on l'a dit, dans la série d'essais et réflexions réunis sous le titre Le Désordre Azerty (Minuit, 2014, p. 147-154), avec quelques… variantes (entre crochets dans notre citation).

[14] Jour où prennent place les déambulations dans Dublin de Leopold Bloom qui font la matière de Ulysses de Joyce (1920-1922), le Bloomsday est fêté chaque année par les Dublinois et les passionnés du romancier.

[15] Audrey Camus fait la même lecture : « Chevillard ne s'est pas contenté de donner vie à la marquise, il en a fait l'incarnation du roman : l'histoire que nous sommes conviés à suivre à travers ses péripéties rocambolesques n'est nulle autre que celle du genre qu'elle a toujours personnifié. » (art. cit., p. 43).

[16] « Lotte Hoffixxion » : rappelons que L'Autofictif est le nom du blog où Éric Chevillard publie trois aphorismes quotidiens, recueillis en volumes annuels aux éditions L'Arbre vengeur. Dernier titre en date : L'Autofictif incendie Notre-Dame (2020).



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Septembre 2022 à 13h36.