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"La poésie aux ongles d'onyx": La littérature à forme fixe comme essai sur les limites du langage, par Ioana Bot.


Résumé de Sensuri ale perfectiunii. Literatura cu formã fixã ca încercare asupra limitelor limbajului, Cluj-Napoca, Casa Cãrtii de Stiintã, 2006, 260p.


"La poésie aux ongles d'onyx": La littérature à forme fixe comme essai sur les limites du langage.

Malgré une tradition aussi longue que prestigieuse, manifestée dans toute la culture européenne, malgré une aura légendaire (où l'imaginaire conjugue les paramètres de l'algorithme poétique aux ésotérismes post-pythagoriciens fascinants), les formes fixes de la poésie européenne n'ont pas eu, jusqu'à maintenant, leur poétique générale. Ce que les bibliothèques offrent au chercheur (sans toutefois compenser le manque) est, en échange, une bibliographie riche de traités et taxonomies au caractère plutôt normatif, destinée à définir et illustrer le canon de la forme fixe pour chaque type à part. Ou alors, on y trouve des recherches ponctuelles de poétique historique, ayant comme objet le devenir de telle ou telle contrainte formelle. Autant de réponses à une hypothétique interrogation sur le mode d'organisation de chaque forme fixe, une question sur le comment de la chose. Notre étude se fonde sur la conviction que l'interrogation sur le mode ne peut exister en dehors d'une interrogation sur les causes de la chose (autrement dit, « pourquoi les formes fixes? »), tout comme la recherche ponctuelle des avatars d'une certaine forme ne serait pas complète sans une synthèse portant sur la forme dans son ensemble. Après le structuralisme (où, paradoxalement, la poétique des formes fixes ne dépasse pas le niveau des investigations excessivement techniques, dans la filiation d'une sémiotique fortement doctrinaire ou dans celle d'une poétique de l'écart du langage poétique), après « l'échec » de quelques disciplines, la poétique générale des formes fixes ne devrait plus ajourner la construction d'un discours fondateur. Car, dans une combinaison unique de poétique et d'histoire des idées, l'étude des formes littéraires fixes (et, avant tout, leur définition même comme espèces du genre lyrique) ouvre des perspectives inédites à la compréhension de quelques « nœuds » essentiels de l'intriquée texture de signes qu'est notre européanéité culturelle, logocentrique, nous permettant aussi la remise en question de quelques concepts du poétique et de la poéticité. Ce n'est pas par hasard que la discussion sur les formes fixes vient de se rouvrir à présent, dans un moment où l'on assiste à un repositionnement paradigmatique de la poétique ainsi que de ses « objets ».
Car les formes fixes mettent bien en lumière ce qui représente l'irréductible de la poéticité: la tension entre les différents niveaux de réalisation du sens. Si l'on admet que, dans tout texte à forme fixe comme dans toute poésie, se confrontent (au moins) deux niveaux de construction du sens, le linguistique et le formel, et que la poésie (comme médiation, dans l'acception générale, définie par les rhétoriqueurs du Groupe mu) représente une tentative de dépassement de leur tension, la première conséquence de notre postulat est de nous faire constater que le niveau de la forme (fixe), par les distorsions qu'il provoque dans la construction du sens linguistique (« standard »), est l'agent essentiel du retour de la parole à ses ressorts originaires. Ce qui reviendrait à une autre façon de concevoir le processus appelé jadis par les formalistes « désautomatisation »: un processus généré non pas par le conflit entre deux syntaxes, mais par le conflit entre deux conceptions du langage, manifestées simultanément dans un seul espace textuel.
Une pareille perspective sur les formes fixes est, en premier lieu, convergente avec la conception du langage poétique comme expérience destinée à regagner la violence originaire, fondatrice, de toute parole. De la « parole adamique », de la langue parfaite, en fait. Même si nous nous résignons à accepter le fait que le retour aux origines de la parole n'est qu'un simulacre, que la violence faite aux ressorts sémantiques est une fiction, une mise en scène (de la « scène originaire » du langage), nous ne sommes pas moins confrontés, dans l'aire des formes fixes, avec une des utopies fondatrices de la créativité humaine. « Ordre plus pur », « ordre différent » pour « les mots de la tribu », la forme fixe relance dans la parole une activité de différenciation intérieure à la langue, elle y déjoue les motifs de la communication, défait les formes des contrats de cette dernière, suscitant un dépassement des limites du linguistique, qui peut aller jusqu'à sa destruction.
Le premier chapitre du livre, I. Préliminaires à une poétique générale de la littérature à forme fixe (1. Arguments. L'intérêt des formes fixes pour la poétique postmoderne ; 2. Découpages : pour une définition ; 3. Formes et sens. La protection du sens poétique ; 4. Exercices de modélisation : l'algorithme d'un sonnet. La forme fixe et la construction du moi dans le sonnet « Afarã-i toamnã… » de Mihai Eminescu ; 5. Conclusion) débute avec un plaidoyer contre la conception techniciste, qui a déterminé dans l'analyse une perception des formes fixes comme « épreuves de virtuosité », modalités procustiennes de contraindre l'expression poétique, à la recherche d'un effet esthétique issu de la difficulté de l'algorithme choisi par l'auteur. Or pareille vision se trouve en contradiction avec les « discours d'accompagnement » perpétués par l'usage des formes fixes le long des siècles, et qui parlent, eux, non pas d'un jeu gratuit, mais d'une libération du sujet des limites de l'expression linguistique linéaire. A ce véritable leitmotiv de l'imaginaire poétique européen s'ajoute un second, qui fait référence à la perfection de la langue poétique. La conscience poétique fait recours aux formes fixes puisqu'elle se trouve à la recherche de la langue parfaite, aventure dont l'histoire sous-tend celle de la culture logocentrique européenne. En poursuivant cette axe d'analyse, nous affirmons que la poétique européenne, comme science de la Kunst durch Sprache, commence avec la réflexion sur la forme linguistique parfaite et sur les limites du langage, c'est-à-dire de ces « imperfections » que rémunère le vers, la forme qui est aussi sens, un sens « plus pur », superposé aux « mots de la tribu ». Ceci fait que l'histoire des formes fixes peut constituer un apport essentiel à la compréhension de certains aspects de la culture de notre continent, un « nœud » possible d'une réflexion commencée avec Platon, et qui atteint un premier apogée avec St. François d'Assise et sa « langue des oiseaux » Les formes fixes accompagnent, de leurs objectivations ainsi que de leur théorisations (« imagées »), l'histoire de l'esprit européen. Leur longévité s'explique par le fait que les formes fixes « protègent » les sens originairement attribués, dans la culture européenne, au poétique: l'harmonie (ou l'aspiration à la symétrie formelle, comme modalité d'influencer la structuration du niveau ontologique), le statut d'imago mundi du texte, la dialectique signifiante entre linéarité linguistique et tabularité poético-rhétorique, la complémentarité irréconciliable, le poétique comme « autre langue » (aspirant 1.à corriger ou à compenser l'imperfection du langage humain, et 2.à communiquer avec le transcendent), l'insertion obligée de la nouvelle création dans une tradition culturelle (en acceptant ou en contestant ainsi le prestige dominant de cette dernière).
C'est pourquoi une poétique générale des formes fixes ne vise pas uniquement à la redéfiniton d'un territoire de la poétique, mais aussi à esquisser une histoire des idées, moins rigoureuse du point de vue sémiotique, révélatrice, en échange, de problèmes propres au concept européen de poésie, de la philosophie du langage dans son ensemble.
Plus que tout autre exemple possible, le cas des formes fixes mène à ses dernières conséquences le « fantasme » (ou la fascination) du nombre. Méthodologiquement, l'étude des formes fixes signifie récupérer une direction « oubliée » aujourd'hui, sous la pression du modèle durandien d'analyse de l'imaginaire: il s'agit de la sémantique historique, centrée sur l'étude des concepts fondamentaux de la civilisation. Le poétique en est un. En mettant en évidence ses « noeuds », les formes fixes sont autant de « palais de glaces », dans l'espace d'une forma mentis, qui relèvent le poétique aux regards du théoricien: elles le rendent mieux sans doute, plus détaillé, mais la révélation n'est jamais complète, jamais exhaustive. Comme tout palais de glaces, la poétique des formes fixes se voit condamnée à cette incomplétude épistémologique. Les formes fixes témoignent ainsi d'un milieu culturel (qui les a générées ou perpétuées), leur richesse étant le reflet de son développement. C'est l'explication donnée par les spécialistes pour l'invention des formes fixes les plus fameuses à l'aube de la Renaissance. Nous sommes bien au temps des cathédrales et de la fondation de la poésie européenne moderne.
L'idéologie sous-jacente des formes fixes se construit en suivant constamment trois axes secondaires, interdépendants dans la mentalité européenne: 1. la fascination du nombre, 2. l'ésotérisme et 3. l'analogie poétique-musical (expression d'un « thème européen » essentiel, celui de la langue parfaite, imaginée ici comme langue musicale). Il est intéressant de voir que ces trois axes poursuivent leur voie, dans la structuration de la poétique européenne, de l'Antiquité à nos jours, indifférents à la modification de la pertinence des éléments métrico-prosodiques, qui avait conduit par exemple à la disparition de la scansion en faveur de la rime, ou au déplacement de sens du concept latin de concordantia vocum, de « la consonance grammaticale » vers « l'ordre rythmique ».
L'ouverture vers l'histoire des mentalités de la poétique des formes fixes apporterait avec soi la principale correction à la perspective restrictive, technique, du problème. En premier lieu parce qu'elle rétablirait l'importance de la rêverie mimologique, qui se trouve au fondement de tout vers, qui justifie toute versura, comme figure d'un autre ordre (métrique, rimique, musical, tabulaire etc.), superposée à la chaîne linguistique de la parole. Avec la nuance (essentielle aussi à la compréhension de l'analogie musicale discutée ici) selon laquelle la rêverie mimologique du poétique est beaucoup plus que (est autre chose que) un simple mimétisme verbal. Dans ce sens second, « fort », toute contrainte métrico-prosodique superposée au linguistique est de nature à objectiver la nostalgie de la force signifiante du langage motivé, se révoltant contre l'arbitraire du signe linguistique.
Comme un « ordre autre », imposé au verbe poétique (et au signifiant linguistique), les formes fixes font violence à la parole; une partie significative de l'imaginaire des textes respectifs, comme de celui des textes d'accompagnement, se construisent en privilégiant cette violence. Performée selon un ordre non-naturel, « à rebours », la parole devient une expression de la révolte absolue, contre le principe divin créateur. C'est surtout la persistance des formes fixes dans la poésie des trois derniers siècles qui vient enrichir, par ses suggestions, une typologie de la révolte, du romantisme jusqu'aux mouvements avant-gardistes ou postmodernes. Les auteurs de ces périodes de l'histoire littéraire écrivent en formes fixes soit dans la tentative de donner un autre langage et un autre ordre au monde, par rapport à son ordre originaire – soit pour revenir en arrière, au moment originaire, du langage émané par la divinité, duquel les humains se sont éloignés. Quel que serait le sens donné à la violence respective, elle vise la récupération d'une langue originaire. Connue dans l'espace de la poétique actuelle plutôt comme une obsession mallarméenne, la signification respective des formes fixes est en effet beaucoup plus ancienne; on pourrait dire qu'elle sous-tend, dans l'horizon de mentalité chrétien européen, quelques topoi anciens de l'art, pour lesquels l'oeuvre de Mallarmé ne fut qu'une illustration tardive.
Il s'agit, avant tout, de la conception du texte comme imago mundi, qui trouve ses origines dans la vision médiévale, néoplatonique, des formes du réel comme images de la réalité transcendante. La poésie n'est que le témoin privilégié de cette tradition philosophique. Deuxièmement, la possibilité d'imposer un ordre différent de celui de la langue naturelle, et de mieux signifier par cette superposition, rapproche les formes fixes de la conception d'une origine non-humaine du langage, dont la richesse initiale saurait être regagnée par l'imposition d'une artificialité plus forte que la naturalité « dégradante ». Le texte comme imago mundi et la tradition de la kabbale s'y rencontrent pour dessiner non seulement un « cosmos des lettres », mais aussi un cosmos des positions fixes de la tabulature de la forme poétique, qu'on interprète par conséquent comme éléments significatifs d'un ordre supérieur, d'un autre monde, qui n'est (diraient les néoplatoniciens) autre que la source de notre réel. Langue non-humaine, la langue des formes fixes appartient à la catégorie imaginaire de la « langue des oiseaux », dont les attributs essentiels sont objectivés par toute forme poétique obligée, du vers rythmico-rimique minimal aux combinaisons plus complexes. La poétique des formes fixes contient aussi, par conséquent, le problème de la dialectique entre la naturalité et l'artificialité linguistique, entre la langue standard de la communication inter-humaine et la langue de la poésie, qui est sujette à des codes, des normes, des schémas préexistants. A notre avis, il s'agit là d'une artificialité irréductible (la perception réductrice, linéaire, d'un texte poétique lu comme s'il ne s'agissait pas d'une poésie est impossible – ou bien non-viable). La prééminence de la forme, de l'ordre tabulaire, non-linguistique, dans la genèse et la réception du texte poétique à forme fixe, transforme le niveau linguistique en un niveau secondaire, « faible » – ou affaibli sous la pression des deux niveaux superposés. Le linguistique devient par conséquent un niveau dont la signification minimale (« purement » linguistique) voit sa pertinence menacée.
L'importance de la poétique des formes fixes pour l'espace général de la théorie contemporaine est par conséquent à chercher moins dans la taxonomie et les études normatives, que dans la redéfinition des concepts fondamentaux. Sans prendre en considération ce niveau des implications théoriques, la discussion sur – disons – la régularité ou l'irrégularité d'un sonnet X par rapport au canon sicilien demeure stérile, incapable de libérer la poétique des formes fixes de l'impasse positiviste où elle se trouve coincée à présent.
Notre étude reconstitue la façon dont, historiquement, la poétique des formes fixes sous-tend une poétique de l'imaginaire européen, dans quelques-uns de ses thèmes essentiels. L'imaginaire des formes fixes, leur « théologie » sont incontournables. Ils peuvent apporter des éclaircissements intéressants quant à une histoire de la conception du langage dans la culture européenne, de la poésie comme « langue parfaite », mais aussi de la poésie comme modalité (in extremis: non-linguistique, permettant l'abolition des contraintes naturelles du langage) d'expression de l'indicible: la forme prééminente protège le sens, là où la langue n'arrive plus à le faire. L'intérêt des auteurs pour les formes fixes canoniques (ou pour la canonisation de nouvelles formes) s'accroît à chaque fois que la culture européenne se trouve au seuil d'une « modernité »: c'est bien le cas de la carmina figurata, entre l'Antiquité hellénistique et le Moyen Âge, celui du sonnet inventé à l'aube de la Renaissance, pour ne rien dire de l'exemple le plus cité des théoriciens – celui de la résurgence des formes fixes canoniques dans le premier âge du modernisme. Célébration du langage (= image du cosmos), les formes fixes sont, en essence, subversion du langage: avec la fin du romantisme, cette qualité va être intensément exploitée. Mais ce qui compte, c'est la beauté de l'expérience, comme un attentat aux limites du langage, nous offrant déjà des indices pour prévoir comment la recherche de la langue parfaite se poursuivra-t-elle à l'ère des ordinateurs. Les formes fixes rencontrent ici non seulement un véritable topos de la culture européenne, mais aussi la dimension définitoire de la modernité européenne. Selon l'expression de George Steiner, « le concept du ‘mot qui manque' fait la littérature moderne » (Après Babel). Les formes fixes (que Steiner ne retient pas dans sa généreuse vision sur l'histoire de la poésie moderne comme histoire de l'indicible) peuvent compléter le trajet de cette évolution, parce qu'elles représentent souvent l'élément complémentaire du « mot qui manque »: elles sont bien « la forme qui reste », autrement dit – « les restes du poème », après avoir tout aboli, refusé, refoulé, après ce que la langue même, confrontée à l'indicible, s'est vue retournée au moment indécidable, originaire, de toute parole.
Pareil parcours préliminaire rend compte de quelques-unes des difficultés de la problématique des formes fixes, mais aussi du fait qu'elle ne peut plus continuer à être évitée par les recherches de la poétique contemporaine. Soit qu'elle expose des éléments définitoires de la poéticité en général, soit qu'elle sert à clarifier le rapport entre la forme poétique et l'imaginaire du poétique, soit que – par l'excès de ses contraintes – elle offre des exemples comparables à des « réductions à l'absurde » dans la compréhension du poétique, la forme fixe est un « miroir », nécessaire à la compréhension d'une des formes culturelles les plus importantes de la civilisation européenne, qui est la Poésie même.
Le chapitre théorique est suivi d'une séquence analytique (II. L'indicible. La littérature contemporaine et les formes fixes, 1. L'invention d'une forme : le ronset [Horia Bãdescu] ; 2. L'importation d'une forme : la fugue [Dumitru Tepeneag] ; 3. Forma omnia vs. Opera somnia [Serban Foartã]), faisant état de l'usage des formes fixes dans la littérature roumaine de la période communiste et de ses relations avec les thèmes de l'espace concentrationnaire. Une Addenda de fiches pour un futur dictionnaire de la littérature à forme fixe (Ballade, Quatrain, Contrainte, Quadrille, Quartette, Quintette, Distique, Formes fixes, Formes ouvertes, Ghazel, Glose, Holorime, Leitmotiv, Madrigal, Ode, Rondeau, Sextine, Sonnet, Terza rima, Tercet) vient compléter l'étude.


pages associées: Lyrisme, Versification.

Ioana Bot

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Dernière mise à jour de cette page le 27 Mai 2008 à 11h38.