(Extr. de J. SCHLANGER, La Mémoire des uvres, Nathan, coll. « Le texte à l'uvre », 1992, p. 111-112).
« Dans une perspective historique, le passé apparaît comme un passé déployé dont l'ordre est donné par la chronologie. Et le temps chronologique de l'histoire apparaît comme un grand escalier récapitulatif où s'étagent les uvres. Le temps de l'histoire déploie un passé linéaire, un passé étalé où ce qui a eu lieu il y a vingt siècles est plus loin de nous que ce qui a eu lieu il y a un siècle : Horace plus loin que Comte et Flaubert, et Lukacs ou Eliot plus près qu'eux.
Mais c'est dans un autre temps que les uvres deviennent importantes : elles sont actuelles dans le temps de la mémoire, qui ne se présente pas de cette façon et a une autre organisation. Que Comte soit perçu comme proche et Flaubert comme périphérique, ou l'inverse, cela ne dépend pas de leur date. Cela dépend du point de vue et par exemple de la formation reçue, et cela dépend aussi de ce dont il s'agit [i.e. de l'usage que l'on a de l'uvre].
[ ] Pour la mémoire, pour le dire brutalement, il n'y a pas de rencontre à travers le temps, puisque par définition les contenus sont simultanés et actuels. Dans ce cas, la question du transhistorique se renverse. Ce qui fait problème, ce n'est pas de comprendre comment il se fait que certains êtres historiques conservent valeur et impact dans la durée. Ni de comprendre comment il est possible de rejoindre de l'intérieur certains vestiges d'autres mondes, de sorte que des uvres qui devraient être pour nous de purs documents historiques peuvent nous toucher davantage que des uvres d'aujourd'hui, et nous concerner de plus près. Dans l'actualité de la mémoire [lettrée] le passé n'est pas une distance, et le régime de voisinage n'est pas organisé par le calendrier. La mémoire culturelle n'est pas, comme l'histoire, une durée séquentielle, mais une coexistence focalisée.
Si on part de l'idée que les contenus sont coprésents, c'est la distance qui demande à être expliquée. »